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Comprendre la situation en Bolivie
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://lundi.am/Vers-une-contre-revolution
Depuis maintenant plus d’un mois, la Bolivie vit une crise politique et sociale majeure. Il est cependant difficile d’avoir une vision claire tant la plupart des analyses restent prisonnières d’une rhétorique stéréotypée, éloignée de la complexité sociale et politique du pays, et aussi du vécu de nombreux Boliviens. Il ne s’agit pas ici d’exposer une quelconque vérité sur la situation bolivienne mais de déconstruire un certain nombre de clichés alimentés par la polarisation dans laquelle s’enfonce le pays depuis plusieurs semaines. Nous sommes ainsi coincés entre deux « histoires » concurrentes, celle du coup d’Etat réactionnaire et celle du soulèvement populaire et démocratique. Or il semble que la situation ne corresponde à aucun de ces archétypes politiques si pratiques. C’est en tous cas ce que tend à démontrer cet article que nous a fait parvenir un jeune ami Bolivien.
UNE MARGINALISATION HISTORIQUE DES POPULATIONS INDIGÈNES
En premier lieu, un détour historique semble nécessaire. La Bolivie est un des pays d’Amérique latine ayant la plus forte population indigène. Trente-six ethnies se répartissent dans un espace écologique très divers : cordillère, hauts plateaux, vallées tropicales, forêt amazonienne, plaines agricoles… La construction de la république bolivienne au 19e siècle s’est appuyée sur les institutions coloniales héritées de la couronne espagnole. Les élites créoles ont ainsi reproduit un système de domination et d’apartheid dans lequel les populations indigènes étaient formellement exclues du système politique et économique. Ces populations ont toutefois réussi à négocier (et ce depuis l’époque coloniale) une certaine autonomie et surtout un relatif contrôle de la terre, leur principale ressource. L’extension des grandes propriétés a été relativement limitée et le développement économique mené par les élites s’est fondé sur l’industrie minière (basée à l’ouest du pays dans les hautes terres).
Le XXe siècle a été marqué à la fois par un renforcement de l’autonomie des peuples indigènes (réforme agraire, organisation syndicale forte) et par une forte instabilité politique (presque deux décennies de dictatures militaires d’extrême-droite se sont succédé à partir des années 60). Le retour de la démocratie en 1982 a été suivi par l’implantation d’un modèle économique néolibéral accompagné de profonds changements sociaux et politiques.
Dans les années 90, la mise en place de politiques économiques libérales s’est paradoxalement accompagnée de réformes visant à une meilleure inclusion des populations indigènes dans l’espace public (reconnaissance des peuples indigènes et de leurs institutions, protection des terres, décentralisation politique, etc.). Si ces réformes ont permis une meilleure visibilité de la population indigène et le développement de nouveaux mouvements sociaux (souvent parallèles aux syndicats), la situation socio-politique a conservé des caractéristiques néocoloniales (faible présence dans la sphère politique nationale, faible accès à l’éducation et à la santé, inégalités économiques fortes, etc.). La reproduction de ce système associée à la multiplication des politiques néolibérales a conduit à de grands mouvements sociaux au début des années 2000 (« guerre de l’eau », « guerre du gaz »). Ces mouvements se sont opposés aussi bien aux privatisations qu’aux politiques d’exportation en mobilisant principalement une population indigène urbaine. Ils ont renforcé un parti issu des syndicats de planteurs de coca (alors dirigé par Evo Morales) le Mouvement vers le socialisme (MAS). Parti politique atypique, le MAS s’est ainsi construit au début des années 2000 sur une vaste alliance de mouvements sociaux aux intérêts assez hétérogènes. Il a bénéficié, y compris au sein des populations urbaines aisées, du rejet croissant des vieilles élites politiques corrompues et endogames. C’est ainsi qu’Evo Morales a été élu en 2005 lors d’une présidentielle historique, devenant le premier président d’origine indigène. Il restera au pouvoir jusqu’en 2019.
Manifestation indigène à La Paz
UN PRÉSIDENT HISTORIQUE AU BILAN CONTRASTÉ
Des quelque treize années de gouvernement d’Evo Morales se dégagent quelques tendances. Sur le plan politique, dès son arrivée au pouvoir, le MAS a mis en place une Assemblée constituante, qui a abouti à l’adoption d’une nouvelle constitution en 2008, faisant la part belle aux revendications indigénistes et aux politiques sociales. Ce processus a donné lieu à de nombreux débats et à une participation inédite de la part des populations indigènes, bien au-delà de la symbolique du premier président indigène. Depuis 2006, c’est l’ensemble de la classe politique qui a été profondément renouvelé par le biais du MAS. Ministres, députés, sénateurs, fonctionnaires, un nouveau personnel politique souvent d’origine indigène s’est peu à peu imposé. S’il a été d’abord le signe d’une ouverture politique et d’une démocratisation, ce renouvellement politique a eu aussi une face obscure en particulier à partir du second mandat (2009), en raison des pratiques politiques verticales du MAS et de sa tendance hégémonique [1]. La mise en place de politiques clientélistes à toutes les échelles a favorisé une gestion publique peu transparente : l’ensemble des positions de pouvoir ont été verrouillées par le parti (auquel il faut adhérer pour de nombreux postes) et les mouvements sociaux sont passés sous contrôle direct (comme le CONAMAQ, principal mouvement indigène des hautes terres, dont la direction fut réprimée puis remplacée).
Manifestation indigène à La Paz
Sur le plan économique et social, le gouvernement a misé sur la nationalisation et l’exportation des hydrocarbures (principalement le gaz) et la redistribution de la rente gazière. Le bilan des trois mandats d’Evo Morales est positif : croissance record, réduction de la pauvreté, des inégalités, de l’analphabétisme, développement des politiques de santé… Toutefois, l’efficacité du modèle économique mis en place est en débat [2], ainsi que la trop grande dépendance du pays à l’égard des exportations de gaz et plus généralement la politique extractiviste et productiviste. Peu diversifiée et peu écologiste, cette politique économique semble bien éloignée des ambitions affichées par le MAS à son arrivée au pouvoir - défense des peuples indigènes, protection de la Terre mère, etc. -, ce discours de façade s’étant limité à un usage symbolique.
C’est d’ailleurs sur ces questions qu’Evo Morales a affronté sa première crise politique importante en 2011, avec un grand projet de route devant traverser un parc national et des territoires indigènes. L’ensemble des organisations indigènes se sont alors opposées au projet et ont été violemment réprimées. Plus récemment c’est un décret favorisant le défrichage pour l’agro-industrie dans les basses terres qui alimentera les grands incendies durant l’été 2019.
Parallèlement, le pays a fait face à une polarisation croissante. Celle-ci a d’abord été géographique. Depuis les années 90, l’Oriente (l’est du pays avec les basses terres) a vu sa croissance économique exploser (grandes cultures d’exportation, hydrocarbures, etc.). Des mouvements réactionnaires menés par les élites économiques locales se sont développés. Ces élites prônent un modèle néolibéral en opposition avec le gouvernement « communiste » du MAS. Ces discours radicaux ont trouvé de plus en plus d’échos, favorisés par la déstructuration des partis traditionnels et l’emprise croissante du MAS sur l’espace politique. Aujourd’hui cette polarisation n’est plus seulement limitée à la question Oriente/Occident mais elle recoupe des enjeux politiques (structuration d’une nouvelle opposition plus large), sociaux (contestation de l’hégémonie du MAS au sein de certains mouvements sociaux) et économiques.
UNE CRISE POLITIQUE SANS PRÉCÉDENT
C’est dans ce contexte complexe et polarisé qu’est arrivé le premier échec électoral d’Evo Morales. La nouvelle constitution portée par le MAS en 2008 avait limité à deux le nombre de mandats présidentiels, revendiquant une vieille tradition andine de rotation aux postes de pouvoir. En 2016, Evo Morales propose de modifier la constitution par referendum afin de briguer un quatrième mandat en 2019. Le 21 février 2016, il perd ce référendum, puis annule les résultats et fait passer sa réforme aux forceps. Il s’agit de la première rupture constitutionnelle (sous un vernis de légalité) que vivra le pays dans ce processus électoral. C’est donc relativement affaibli qu’Evo Morales attaque la campagne électorale de 2019 face à une opposition qui a su en partie se rassembler autour de Carlos Mesa, centriste libéral et ancien président. Le premier tour des élections a lieu le 20 octobre et, très vite, des voix s’élèvent pour dénoncer les irrégularités du scrutin.
Sans refaire le déroulé détaillé de la crise, il apparaît certain que le tribunal électoral a manipulé les résultats afin d’empêcher la tenue d’un second tour (en déclarant après plusieurs jours Evo Morales vainqueur au premier tour avec 47% des voix).
Un large mouvement d’opposition se mobilise pour demander le respect des résultats. Transversal il a touché tous les secteurs de population : massif parmi les classes moyennes et aisées urbaines, il a aussi été suivi dans certains milieux populaires et indigènes (même si le MAS a conservé le soutien de ses bastions). Dès les premiers jours, l’extrême droite tente de prendre le leadership de l’opposition au travers de la figure de Luis Fernando Camacho, président du comité civique de Santa Cruz. Pendant vingt jours, la pression monte peu à peu. Camacho réussit à se créer une stature politique pendant que le gouvernement joue le tout pour le tout en s’accrochant au pouvoir.
Le 10 novembre, tout bascule. Une commission d’enquête de l’Organisation des Etats américains confirme une fraude massive lors des élections. Evo Morales décide alors d’annuler les élections, mais il est trop tard. Tous les secteurs mobilisés réclament sa démission. Et après de nombreuses mutineries au sein de la police, puis l’opposition de la COB (principale centrale syndicale bolivienne), c’est au tour de l’Armée de demander le départ du président. Evo Morales démissionne, suivi de l’ensemble du gouvernement et des dirigeants du parti, puis s’exile au Mexique. Devant la démission de tous les successeurs constitutionnels appartenant au MAS, c’est une sénatrice de droite, Jeanine Añez, qui hérite de la charge. Le 12 novembre, elle s’autoproclame présidente par intérim, le quorum parlementaire nécessaire à sa désignation légale n’étant pas atteint suite au boycott des élus du MAS [3].
Jeanine Áñez prête serment pour devenir présidente de Bolivie, une bible à la main.
« Je rêve d’une Bolivie libre des rites sataniques indigènes, la ville n’est pas faite pour les indiens, qu’ils aillent vers l’Altiplano ou le Chaco »
INSURRECTION POPULAIRE ET CONTRE-RÉVOLUTION
Comment qualifier cette séquence politique ? Là est toute la controverse. De soulèvement populaire, citoyen et démocratique, suite à la mobilisation sans précédent et non violente de larges secteurs de la société bolivienne ? De coup d’Etat, en raison de la prise de position décisive de l’armée et de la police ? La transition civile suivant peu ou prou l’ordre constitutionnel ne va pas dans ce sens ; et l’hypothèse d’une forte influence extérieure (notamment des Etats-Unis d’Amérique), dans le scénario des putschs des années 70, semble peu probable [4]. Le meilleur qualificatif est peut être celui « d’insurrection, » évoqué par Fernando Molina, qui permet de sortir de cette bataille à la fois sémantique et politique. Vu l’évolution des événements, on pourrait parler d’une insurrection populaire récupérée par certains secteurs réactionnaires et d’extrême-droite. Car c’est bien la partie la plus à droite de l’opposition qui a rapidement pris la tête du mouvement avec des images à la symbolique forte : mise en avant de la Bible, drapeaux indigènes arrachés et brûlés…
De plus, l’action politique et judiciaire du nouveau gouvernement pose de nombreuses questions. Son mandat qui devrait être limité à l’organisation transparente de nouvelles élections, va bien au-delà et prend l’allure d’une vraie contre-révolution malgré le peu de légitimité démocratique dont il dispose (l’absence de quorum lors de la transition constitue bien une rupture constitutionnelle). En premier lieu, le gouvernement de transition a réprimé la forte mobilisation de la part des secteurs proches du MAS, répression qui a fait plus d’une vingtaine morts. L’armée a été déployée et, par le biais d’un décret, a obtenu une immunité en cas de violence. En second lieu, nous voyons la mise en place d’un programme de rupture avec l’ancien régime comme par exemple le rétablissement des relations diplomatiques avec Israel ou le positionnement vis à vis des anciens alliés (comme Cuba ou le Venezuela). Certaines déclarations comme celle du ministre de l’Intérieur sur l’avortement (où il conseille le suicide aux femmes libérales) montrent un positionnement politique radical de la part des ténors de ce nouveau gouvernement. Enfin, et c’est peut être le plus inquiétant, pas un jour ne se passe sans que soient annoncées des poursuites judiciaires contre tel ou tel dirigeant du MAS, à commencer par Evo Morales lui-même. Depuis un mois, nous voyons se dessiner une vraie politique d’épuration à l’encontre des élites et militants politiques du MAS. Il semblerait donc que l’extrême droite, plus revancharde que jamais, essaie de profiter de sa position temporaire de pouvoir [5].
ET MAINTENANT ?
Mais la question est évidemment celle de la suite des événements. Pour l’instant, malgré les efforts de certains leaders du MAS (comme la nouvelle présidente du sénat Eva Copa) pour apaiser la situation, l’équilibre reste fragile et l’armée est toujours sur le pied de guerre. De nouvelles élections sont prévues avant février 2020 et l’ancienne opposition à Evo Morales s’est reconfigurée. L’ancien candidat, Carlos Mesa, apparaît affaibli par la crise alors que Luis Fernando Camacho, le leader d’extrême droite, s’est déclaré candidat et tente de rassembler l’opposition sur des positions plus radicales. Pour sa part le MAS a l’essentiel de ses dirigeants en exil et poursuivis par la justice et il n’y a pas de candidats crédibles à gauche.
Dans ce contexte, on peut sérieusement questionner le processus électoral à venir. Même s’il donne toutes les garanties de la légalité, aura-t-il un caractère réellement démocratique (même dans le sens le plus libéral) ? On ne peut évacuer les problèmes que pourraient poser l’accès inégal à certains financements de campagnes (l’extrême droite bolivienne est très riche), les ingérences étrangères (par exemple Bolsonaro ou Trump) ou encore l’influence des réseaux sociaux (comme l’ont montrées les dernières élections américaines ou brésiliennes). La Bolivie ne vit-elle aujourd’hui que les premiers jours d’une contre-révolution qui, comme un balancier, reviendra en profondeur sur treize années de changement social et politique ? ou les secteurs modérés de l’opposition et certains mouvements sociaux seront-ils capables de reprendre la main sur un mouvement qui a d’abord été populaire et démocratique ?
« Ni messie délirante, ni caudillo infantilisant » pancarte vue à La Paz et s’adressant autant à Jeanine Añez qu’à Evo Morales.
[1] Voir l’articlede Claude Le Gouill mais aussi l’entretien de Silvia Rivera Cusicanqui qui parle d’une forme de fraude déjà bien organisée lors des scrutins précédents.
[2] Le succès bolivien est relativisé par le contexte régional très favorable mais aussi par une vision historique à plus long terme comme l’écrit l’économiste bolivien José Perez Cajillas sur son blog.
[3] Sur le déroulé de la crise voir les textes de Raul Zibechi et Maria Galindo.
[4] D’autant que les ingérences du côté du MAS sont bien plus visibles. Silvia Rivera Cusicanqui évoque l’influence importante des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) sur la politique intérieure bolivienne.