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France Télécom: "la lutte des classes était rendue visible"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Entretien. Les plans Next et Act ont organisé une restructuration en profondeur, sur deux ans (2006-2008), de France Télécom, ancienne administration devenue entreprise privée. Un plan drastique : 22 000 départs (soit unE salariéE sur cinq), sans licenciements, pour l’essentiel des fonctionnaires embauchéEs à l’époque des PTT, impossibles à licencier, 14 000 mobilités et seulement 6 000 recrutements. Dix ans plus tard, un procès historique s’est ouvert début mai pour juger les responsables : 60 suicides entre 2006 et 2010, et des centaines de vies brisées par des dépressions. Le procès vient de s’achever, avec des condamnations pour trois dirigeants de France Télécom et pour l’entreprise. Nous avons rencontré Éric Beynel, porte-parole de l’union syndicale Solidaires, partie civile lors du procès.
Solidaires était partie civile lors de ce procès. Comment apprécies-tu en particulier les condamnations à 4 mois de prison ferme des trois dirigeants de France Télécom, ainsi que la condamnation de l’entreprise à 75 000 euros d’amende ?
Nous savions depuis le départ que les condamnations ne pourraient pas être à la hauteur des terribles conséquences, pour les salariéEs de France Télécom, des plans Act et Next, la loi ne prévoyant à l’époque pour l’incrimination de harcèlement moral qu’un maximum d’un an de prison et 15 000 euros d’amende pour une personne physique et 75 000 euros pour une personne morale. C’est donc le maximum possible qui a été prononcé vendredi 20 décembre par le tribunal correctionnel, et le fait d’assortir cette peine pour les trois anciens dirigeants de cette entreprise du CAC 40, Lombard, Barberot et Wenes, de 4 mois de prison ferme est le signe fort, exemplaire et symbolique de leur responsabilité directe. C’est un interdit majeur qui a été posé dans ce jugement.
La tenue du procès a été en soi une première victoire. Qu’a-t-on pu dénoncer durant ce procès, et en quoi a-t-il été un point d’appui pour la lutte syndicale quotidienne ?
L’union syndicale Solidaires s’est portée partie civile dans ce procès pour plusieurs raisons. Bien entendu, c’est une évidence, pour afficher notre soutien à notre fédération, Sud PTT, dont l’action a été déterminante dans la tenue de ce procès, nous étions à ses côtés lorsque la plainte initiale a été déposée. Une raison essentielle, c’est que nous luttons au quotidien pour rendre visibles les atteintes à la santé des travailleuses et travailleurs. Partout, les directions d’entreprises cherchent à rendre invisibles les suicides liés aux conditions de travail. C’est le cas à la SNCF, à l’AP-HP, à La Poste, dans de trop nombreuses entreprises, petites et grandes, avec parfois aucune équipe syndicale pour témoigner. À travers ce procès et ses plus de 40 audiences, ce fut l’occasion de soulever le capot de la machinerie capitaliste et de démonter les mécanismes de management à l’œuvre : individualisation, benchmarking, lean management, parts variables, mobilités forcées, etc. Les comprendre et les connaître c’est essentiel pour pouvoir les combattre. C’est l’un des objectifs de notre site http://la-petite-boite-a-outils.org/.
Durant tout le procès, Solidaires a publié un blog quotidien, avec en particulier des témoignages de différents militantEs et personnalités. Peux-tu revenir sur cette intervention et ses objectifs ?
Face à la durée de ce procès, nous étions confronté à un double défi : en rendre compte dans la durée et faire le lien entre ce qui se déroulait à l’intérieur de la salle d’audience et ce qui se passe dans les entreprises et dans les services. Nous avons alors eu l’idée de solliciter de nombreuses personnalités, scientifiques, écrivains, artistes, historiens, etc. pour leur demander de venir sur une audience pour écrire avec nous jour après jour, l’histoire du procès selon leur propre point de vue et fort de leurs expériences singulières. Leurs contributions étaient publiées au jour le jour sur la petite « Boîte à outils » et reprises pour certaines sur le journal en ligne Basta. Ce qui était un pari un peu aventureux car soumis à de multiples aléas, comme par exemple l’ordre du jour des audiences, aura permis au total de rendre visible ce qui s’est déroulé dans cette salle d’audience si souvent vide. Les textes dégagent une incroyable puissance. Chaque audience constitue un épisode haletant, une plongée dans l’espace ritualisé, tragique, du tribunal, dans la salle 2.01 du palais de Justice flambant neuf de la porte de Clichy. Ces textes feront l’objet d’un livre, la Raison des plus forts, qui sera publié en avril prochain aux éditions de l’Atelier.
Dans un texte récent, tu conclus que « le jugement prononcé ce jour est un pas majeur dans la lutte contre les méthodes mortifères du capitalisme ». En quoi est-ce aussi la condamnation de tout un système ?
Toutes celles et ceux qui se sont rendus dans la salle d’audience du procès ont été frappés tant la lutte des classes était rendue visible dans ce tribunal. À gauche, le camp des avocatEs des parties civiles, souvent clairsemé, à droite celui des prévenus, avec des bataillons d’avocatEs qui débordaient sur les bancs de la presse et du public. Au centre des débats, des hommes, des femmes immolés, défenestrés sur leurs lieux de travail, pendus à leur domicile. Et puis les dirigeants de France Télécom niant toujours leurs responsabilités et tentant de renvoyer à des fragilités individuelles, si souvent arrogants. Pour eux il n’y avait pas d’alternative, seule la rentabilité était importante. À travers cette condamnation, c’est bien aussi l’exploitation brutale des travailleuses et des travailleurs par le capitalisme qui est directement mise en cause.
Propos recueillis par Manu Bichindaritz