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CES FORCES QUI COMPOSENT ET RECOMPOSENT LES LUTTES AUTOUR DES RETRAITES

Lien publiée le 10 janvier 2020

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://lundi.am/Ces-forces-qui-composent-et-recomposent-les-luttes-autour-des-retraites

Après plus d’un mois de conflit, nos amis de Temps Critiques tentent de faire un point sur l’état du rapport de force. Gilets jaunes, syndicats, gouvernement, patronat... qui peut quoi et jusqu’où ?

UN MOUVEMENT NON RÉDUCTIBLE À CELUI SUR LES RETRAITES

Depuis le 5 décembre 2019 c’est la grève qui est de retour, alors que depuis Nuit debout, le mouvement contre la loi-travail et l’événement Gilets jaunes, cette forme de lutte apparaissait en retrait, — si on excepte la dernière grève à la SNCF — et avec elle les manifestations de type syndical. Les forces qui composent le mouvement actuel sur les retraites viennent rencontrer, mais aussi heurter d’autres forces qui, soit les précèdent (le mouvement des Gilets jaunes), soit les accompagnent (étudiants, lycéens) à partir de leur propre base qu’on ne peut qualifier de revendicative [1]. Mais si la rencontre peut potentiellement se faire — du moins on peut l’espérer — c’est que toutes posent, à leur propre façon la question des conditions de vie et le fait que la survie n’est pas un mode de vie.

Dans cette mesure, on peut dire que si le mouvement pour les retraites est au centre de la lutte actuelle et en constitue sa force prédominante, elle n’est pas et doit encore moins devenir l’horizon de la lutte. Le mouvement est en effet bien plus large et les retraites ne représentent que la partie émergée de la révolte actuelle qui s’exprime ici de façon immédiate contre les réformes à travers une sorte de front du refus opposé au « nouveau monde » qui lui est présenté et auquel il faudrait s’adapter (le darwinisme social de la révolution du capital).

C’est parce que les Gilets jaunes ne pouvaient qu’aller au-delà de cette immédiateté, du fait de leur composition sociale, que leur urgence sociale porte en germe une généralité suffisante pour que s’y intègre aussi la question de la retraite... et pour que, finalement, ils restent eux-mêmes dans le jeu. C’est ce qu’on peut voir dans les AG et dans les rues où le « style Gilets jaunes » tend, si ce n’est à s’imposer, du moins influence certaines fractions de salariés. C’est ce point que les syndicats ont du mal à avaler. Mais cet « effet Gilets jaunes » reste cependant limité : il est à cet égard inapproprié de parler d’une « giletjaunisation » du mouvement. 

UNE TENTATIVE SYNDICALE DE REPRISE EN MAIN

En effet, bien qu’ayant multiplié les « Actes » depuis plus d’un an, force est de constater que le mouvement des Gilets jaunes n’a pas été vraiment « acté » dans la tête de tous les militants syndicaux ou politiques chevronnés. Les directions syndicales aimeraient bien occulter l’année dernière et faire comme si le mouvement actuel s’inscrivait dans la continuité de celui contre la loi-travail. Dans cette vision syndicale, le mouvement des Gilets jaunes n’aura été au mieux qu’une parenthèse montrant qu’il est possible de faire céder le gouvernement avec une grande détermination. Une vision bien trop limitative ; les Gilets jaunes ayant effectué d’emblée un grand débordement aussi bien de la dimension revendicative que des formes d’actions traditionnelles. De ce fait, ils ont épuisé si ce n’est mis hors-jeu les fameux « partenaires sociaux » et leur contre dépendance vis-à-vis du pouvoir. Le traitement dominateur que le gouvernement a infligé à ces mêmes organisations syndicales est d’ailleurs à la mesure de ce déclassement comme on a pu le voir au cours de la journée du 1er mai 2018 à Paris et ailleurs, incidents qui se sont reproduits à Lyon à un degré moindre. Les incidents entre policiers et pompiers sont du même ordre à partir du moment où en temps de manifestation le pouvoir cherche à ne faire de ces derniers que des auxiliaires de police et non pas des secouristes.

LA GRÈVE À NOUVEAU, LES MANIFESTATIONS EN APPUI

Dans cette grève contre la réforme des retraites, les syndicats retrouvent le devant de la scène et le soulèvement des Gilets jaunes semble nié, alors qu’il n’est que refoulé, dans ce qu’on ne peut appeler un retour à l’ordre, mais qui s’apparente à un retour vers le connu et qui est rassurant pour les syndicats et leurs adhérents : la « question sociale » ; un retour aussi à ce qui est attendu par l’État, le gouvernement… et leurs forces de l’ordre. Pour beaucoup des partisans d’une opposition raisonnable, la singularité des Gilets jaunes n’aura constitué qu’un déraillement du train social, un train qu’ils n’auront pas voulu prendre de peur de sa grande vitesse et de l’absence de conducteur chevronné. Il faudrait donc maintenant y substituer une capitalisation des raisons de la colère, par une resyndicalisation massive. Un raisonnement qui ne tire aucune leçon de l’échec de la lutte sur les retraites de 2003, alors que l’État tire lui des leçons de ses expériences de 1995 en ne s’attaquant pas d’un coup à tout le système de Sécurité sociale et aussi de 2003 où il avait dû reculer sur les « régimes spéciaux » en imposant une réforme qu’il qualifie de plus équitable que l’ancien système parce qu’elle serait « universaliste sans uniformisation ».

Désormais, les syndicats ressortent les banderoles et fumigènes, ambiance traditionnelle et bon enfant qui rompt avec l’ambiance lacrymogène des manifestations de Gilets jaunes. Là encore, retour à ce qui est connu et admissible. Tout est à nouveau programmé : respect des préavis de grève dans la fonction publique, circulation en partie maintenue aux heures de pointe à la RATP, manifestations déclarées et parcours définis, l’alternance de « temps forts », la panoplie complète est ressortie.

Des deux côtés, il s’agit d’éviter tout débordement véritable, se tenir à bonne distance des centres névralgiques des villes pour perturber le moins possible des activités commerciales et touristiques de la période des fêtes, activités que les Gilets jaunes auraient déjà grandement limitées ; juste défiler le plus nombreux possible puisque les grévistes viennent à manquer et qu’on n’en est même plus à la « grève par procuration » (1995) de la part des salariés du privé.

Mais tout cela ne se produit pas dans une situation où les syndicats seraient en position de force, bien au contraire. C’est au creux de la vague qu’ils voient la réforme des retraites leur tomber dessus. Ils ont laissé les Gilets jaunes seuls à un moment où leur appui aurait été fondamental pour faire sauter le bouchon (entre le 1er et le 8 décembre 2018). Les directions syndicales ne peuvent s’en remettre qu’à une « base » qui leur cause pourtant bien des soucis puisqu’elle a réussi à leur imposer la grève reconductible plutôt que la grève perlée catastrophe de 2017.

« Je t’aime moi non plus », entre base et syndicats ; c’est à qui profitera le plus de l’autre, sachant que « la base » a les syndicats qu’elle mérite… et réciproquement.

Pendant ce temps les journalistes guettent le moindre « débordement » à se mettre sous la dent en provenance de la base des syndicats réformistes majoritaires comme à la RATP ou d’une CGT soudain gauchisée comme ils disent (Le Monde du 2 janvier).

L’AFFAIBLISSEMENT DES SYNDICATS

Beaucoup de journalistes et de politologues ont salué dans le mouvement des retraites un retour quasi salutaire de syndicats qu’on aurait enterré trop vite suite au mouvement des Gilets jaunes. Ce n’est pourtant pas ce que pense le gouvernement pour qui le syndicat est devenu un tigre de papier et c’est sans doute pour cela qu’il n’a pas hésité à lancer sa réforme alors que les cendres du mouvement des Gilets jaunes n’étaient pas encore totalement refroidies. Il lui suffit de faire contrôler par sa police les écarts que constituent les quelques blocages de dépôts RATP et ceux dans certaines raffineries pour rappeler que sous cette forme rien ne le gêne vraiment. Ce n’est pas comme si les camions bloquaient les routes ou les plateformes.

Fort de ce fait, l’État ne prend même plus rendez-vous avec les syndicats pour négocier, il les convoque comme il vient encore de le faire pour le 8 janvier pour leur « expliquer » la réforme.

L’affaiblissement de la puissance syndicale est rendu visible par au moins deux faits. Le premier est que les syndicats s’adressent à l’État et non pas au patronat qui pourtant est le premier employeur et participe au système général de retraite en tant que « partenaire social » et pourrait contribuer plus largement à son équilibre financier. C’est de fait reconnaître que la force syndicale est condensée dans la fonction publique (enseignants, personnels territoriaux, hôpitaux, etc.) et surtout dans les transports publics où se trouvent les plus gros bataillons de salariés [2].

Il y a comme un malaise, car la réforme n’est pas une réforme des régimes spéciaux, mais une réforme générale ; or, l’exemple de l’annonce du maintien du régime spécial des militaires (et donc des gendarmes mobiles), l’aménagement de la réforme pour les policiers [3], le personnel pénitentiaire, le personnel naviguant, les danseuses et danseurs de l’opéra de Paris, la liste ne fait que s’allonger, car on attend maintenant les marins-pêcheurs ; ainsi que l’existence en sous-main de discussions séparées pour les transports publics, rajoutent à ce malaise. D’ailleurs même à Paris où la grève à la RATP est le nerf de la guerre, règne une drôle d’ambiance. On ne ressent pas l’intensité d’une « guerre sociale ». Pourtant les Gilets jaunes ont montré l’exemple d’une lutte qui paie (même mal) et devraient avoir intensifié le moral des combattants, alors que là on voit les syndicats se tourner vers L’État comme on s’adresse à l’arbitre d’un match perdu d’avance parce qu’on reconnaît que l’adversaire est le plus fort. Et c’est comme si cet arbitre faisait écran entre le capital et le travail et se substituait au patronat dans la gestion générale du temps (de travail et de retraite), alors qu’il n’en a pas les moyens. En effet, dans le secteur privé, il n’y a pas d’embauche des « seniors » et aucune intention de la part du patronat sur la possibilité de les faire travailler plus longtemps puisqu’il cherche au contraire à s’en débarrasser par diverses incitations, plans sociaux, préretraites déguisées.

L’État use et abuse de l’argument de l’augmentation de l’espérance de vie et des charges sur les actifs pour justifier le report de l’âge des départs en retraite ; une ferme recommandation que l’Union européenne a déjà adressée avec succès à la plupart des autres pays. Mais si l’État montre la voie c’est d’abord parce qu’il est le seul à pouvoir l’imposer à ses fonctionnaires en tant qu’employeur public et ensuite parce que ne s’attaquant pas directement à l’âge légal et au système de retraite par répartition, c’est la fixation d’un âge pivot supérieur à l’âge légal qui peut lui permettre de facto d’introduire une part de capitalisation dans le système général qui reste de répartition, peu de personnes pouvant escompter partir à taux plein uniquement par ce biais.

Le second signe d’affaiblissement des syndicats est marqué par le fait qu’ils ont perdu de leur légitimité à prendre la tête des manifestations. Depuis le projet de loi-travail, les manifestations de rue ont revêtu une teneur « sauvage » qui fait des « cortèges de tête », quand ils ne s’autonomisent pas en Black-bloc, un marqueur de l’intensité de la lutte, d’une tension palpable vers un autre devenir. Ils rassemblent de façon très éclectique les protagonistes les plus déterminés des luttes conjoncturelles et d’une manière plus générale tous les individus qui ne veulent plus manifester derrière des drapeaux d’organisation fussent-elles d’extrême gauche.

Comme, par ailleurs, les organisations syndicales n’ont plus la force, sauf peut être à Paris, de mettre en place un service d’ordre conséquent [4], ils laissent faire le travail à la police qui ouvre la manifestation, décide quand elle veut de la bloquer ou de la scinder en plusieurs tronçons comme cela s’est passé le 17 décembre 2019 à Paris. La plupart du temps, c’est donc un cortège pléthorique, groupé, composite (Gilets jaunes, autonomes, lycéens, salariés les plus déterminés dans la grève, pompiers) qui prend la tête des manifestations. À ce titre, les échauffourées entre forces de l’ordre et tous les révoltés en gilet jaune, sans signes distinctifs ou encore en noir, ne sont plus vécues comme « étrangères à la classe ouvrière », mais comme un mal nécessaire par les organisations syndicales, à condition qu’elles ne se déroulent pas trop près des camions syndicaux où sont regroupés les restes de service d’ordre pour défendre encore ce qui peut l’être (le camion, la sono, les drapeaux). L’essentiel reste que cela puisse être « maîtrisable » et que la manifestation arrive à un point déterminé à l’avance et qu’on la laisse se disperser, ce qui n’est même plus évident aujourd’hui vu les ordres reçus par les forces de l’ordre. Cette stratégie purement défensive des syndicats s’apparente parfois à un « sauver les meubles » comme le 1er mai 2018, à Paris.

GILETS JAUNES : UN EFFET D’ENTRAÎNEMENT LIMITÉ

Les Gilets jaunes n’ont pas fait un bilan de leur mouvement. Dans une certaine mesure c’est logique puisque ceux qui ont pu le faire ne l’ont fait, à de rares exceptions près, qu’à titre individuel et se sont mis en position de retrait ou sont tout bonnement partis. Parmi ceux qui restent et même avec les meilleures intentions du monde (la fidélité au mouvement, la difficile décision d’abandonner ce qui les a fait vibrer pendant un an), il n’y a plus guère que le rituel de la manifestation du samedi (2000 à Paris quand même le 14 décembre) et le retour le week-end à une vingtaine sur les ronds-points pour montrer qu’on existe encore. Cependant les Gilets jaunes ont produit aussi, en leur sein, des candidats supplétifs aux organisations et pouvoirs en place. Ainsi, certains promeuvent, au fil de la retombée du mouvement, une sortie « à gauche » du mouvement censée leur permettre de « converger » vraiment et de sortir de l’isolement produit par la défection de la plupart des gilets jaunes « de base ». Pour ce faire, ils cherchent à pérenniser leur micro organisation parce qu’ils ont toujours été favorables à une structuration très formaliste du mouvement (assemblée, commissions, délégués, réseaux d’information, déclaration de la manifestation du samedi) et partagent, nous l’avons assez constaté, des pratiques et des horizons communs avec tous les militants patentés (LFI ou NPA). Pour d’autres qui ont accompagné l’occupation des ronds-points de préoccupations locales, la tentation est grande de préparer, plus ou moins en douce, les prochaines élections municipales.

Avec leurs objectifs des plus larges qui intègrent dorénavant celui d’une « retraite décente » (est-ce pour un tel objectif que nous avons subi tant de blessures graves ?), certains Gilets jaunes, à défaut de résultats immédiats tangibles, se pensent désormais légitimes pour porter l’étendard de « chefs de file de la cause sociale », après avoir espéré voir se concrétiser les propositions de convergence les plus variées qui leur étaient adressées. Dès le mois de mars quand le mouvement des Gilets jaunes avait atteint ce que nous avions appelé sa « ligne de crête [5] », nous avions refusé cette idée de convergence des luttes qui ne pose pas la question de l’unité sur une base élargie (un alliage), mais simplement l’agglomération (une alliance) de composantes diverses censées produire plus de force.

Ces Gilets jaunes y voient une continuité logique de leur mouvement d’insubordination, simplement gauchisé, tandis que les organisations syndicales l’envisagent plutôt comme la reprise du temps normal des luttes véritablement sociales, celles qui n’axent pas tout sur la subjectivité de la révolte, mais tiennent compte des conditions objectives d’un rapport social de subordination qui n’est globalement pas remis en cause. Ni par les salariés de base, ni par des syndicats qui tiennent compte implicitement de leur force déclinante dans la production industrielle et le secteur privé. Cette difficulté objective les conduit à privilégier une défense politique des statuts, au nom de l’utilité sociale, de la spécificité de la mission de service public, une position qui ne peut plus être tenue que dans la fonction publique. Un comble pour des « organisations ouvrières » qui appellent à ce que les salariés du privé les rejoignent. C’est à nouveau programmé pour le 9 janvier ! On est donc loin d’un retour de la « question sociale » sauf à ne concevoir cette dernière qu’en opposition aux questions sociétales.

C’est sur cette double base insuffisamment critique que surfe aujourd’hui l’idée de convergence, alors que comme le dit un Gilet jaune de l’assemblée de Belleville, les Gilets jaunes ont dépassé le caractère sectoriel et donc intersectionnel des luttes que l’on retrouve encore trop souvent dans des « interpros », quand défilent des délégués de tous les secteurs qui cherchent à se faire entendre à partir de leur propre particularité/identité professionnelle.

LES RETRAITES : UN RISQUE D’ENFERMEMENT…

Cette base peut-elle changer ? Si on regarde ce qui se passe dans ces « interpros » [6], il est sûr que la présence actuelle de certains Gilets jaunes, par ailleurs grévistes dans leur secteur, pose la question d’actions moins traditionnelles. La critique des manifestations traîne-savates plaide pour un mode d’action proche des Gilets jaunes, à savoir insister sur les blocages plus que sur autre chose, blocages qui peuvent être facilités par la grève elle-même. Mais avec tout cela on reste dans la discussion autour des formes de lutte et si les grévistes peuvent penser des formes moins convenues, faut-il encore, par exemple chez les cheminots, qu’ils les assument alors que la réglementation interne aux services leur a enlevé des moyens tels que le blocage des voies qui est devenu une faute lourde susceptible d’entraîner un licenciement. Dans tous les cas, cela ne débouche pas sur une remise en cause de la situation hiérarchique et des inégalités de statut entre les travailleurs en lutte. Les syndicats et leurs thuriféraires parlent en effet beaucoup d’unité, de la nécessité de lutter contre la division, mais la division n’est-elle pas déjà incluse dans l’acceptation des hiérarchies et différences de statut qui sont, personne ne semble pourtant en faire état (si ce n’est la CFDT, mais pas pour de bonnes raisons), amplifiées au moment de la retraite ?

C’est que si ce système de retraite mis en place dans l’après-guerre assure une sécurité pour les vieux jours des salariés, il ne participe pas de la redistribution sociale, mais au contraire contribue à la reproduction sociale des inégalités. En effet, à la différence de l’assurance maladie et d’autres revenus sociaux indirects pris en charge au niveau de l’État-providence, où ceux qui cotisent le moins sont ceux qui bénéficient le plus de la prise en charge, on a, pour les retraites, un système inversé du fait que ceux qui touchent le moins vivent aussi le moins longtemps et donc touchent leurs pensions, déjà plus faibles, beaucoup moins longtemps.

L’universalisme du système des retraites est donc tout relatif ; il ne concernait d’ailleurs au départ que les salariés sur la base républicaine de l’égalité de condition (être salarié), mâtinée d’un peu de marxisme avec la prise en compte d’une qualité (« à chacun selon son travail ») traduite dans le discours du capital en principe méritocratique corrigé des acquis sociaux obtenus par des luttes dans certains secteurs « spéciaux ». C’est pourtant ce système que défendent des syndicats ouvriers censés représenter le pôle travail du rapport social capitaliste. En effet, pour la CGT et FO, adeptes de la théorie de la valeur-travail, la pension est un « salaire continué » ou « différé », attaché et proportionnel à la qualification du salarié. Rien à redire, circulez !

Mais ce système a ensuite été étendu à presque toute la population active, y compris non salariée, donnant lieu à d’autres « régimes spéciaux » qui ne concernent donc pas que les agents des transports, mais aussi les cadres, les paysans et les artisans-commerçants. C’est une universalisation par ajouts successifs qui a rendu de plus en plus opaque le système d’ensemble et son financement puisque si des caisses sont bénéficiaires, d’autres sont déficitaires. La CFDT a fait de ce maquis des caisses et des conditions un de ses arguments pour proposer un système à point pour les salariés, au plus près des parcours professionnels et le gouvernement s’est engouffré dans la brèche pour remettre en question les « avantages sociaux » des régimes spéciaux en proposant son propre projet d’universalisation… par le bas.

Face à cette offensive de l’État, soutenue par le MEDEF, les salariés en lutte, bénéficiaires d’un régime spécial, arguent le plus souvent du fait que leur régime est non seulement le produit d’un travail « spécial », mais de luttes qui ont conduit à des acquis sociaux pour eux conçus comme irréversibles puisque jusqu’à récemment [7] le droit du travail était conçu sur une base réformiste progressiste d’amélioration des conditions ne prévoyant, le cas échéant, que des rétroactions positives. Ce faisant ils cherchent à perpétuer un fil rouge historique des luttes qui pourtant s’est rompu.

Que vaut alors ce discours dans une société capitalisée marquée par l’inessentialisation de la force de travail et l’impossible affirmation d’une identité ouvrière qui s’est perdue ?

Que vaut-il pour les nouveaux salariés embauchés dans un service public qui a été progressivement dénaturé et dévalorisé ? Vont-ils prendre ces acquis sociaux comme un dû s’ils en bénéficient encore sans voir la situation de ceux qui travaillent sous d’autres formes de contrat et effectuent pourtant le même type de travail, une situation courante sur les lignes de bus de la RATP où les contractuels sont nombreux ? Que veut dire alors, le « on ne se bat pas que pour nous, mais pour tous » ?

… SI N’EST PAS POSÉE LA QUESTION DU RAPPORT AU TRAVAIL

La question des retraites pose celle du travail plus que celle de l’État-providence. C’est une des différences essentielles avec le mouvement de 1995. Le mouvement actuel contre la réforme des retraites n’est pas, comme le pense Laurent Jeanpierre (Libération du 12 décembre 2019) une attaque contre le néo-libéralisme en sauvegarde d’un État qui, de toute évidence, a maintenu des services publics tout en les rendant indéfendables de par leur restructuration. Le « Tous ensemble » ne peut donc plus se réfugier autour de la défense du service public et de l’État-providence quand, comme en 1995 c’était tout le système de protection sociale qui était remis en cause. C’est là que la défense des régimes spéciaux apparaît particulièrement décalée alors qu’il est question des conditions de vie en général comme l’ont bien porté les Gilets jaunes et comme ils continuent à le porter dans les « interpros » et dans la rue.

Et si on parle conditions de vie alors forcément resurgissent tous les nouveaux damnés de la terre qui n’ont pas droit au chapitre syndical des luttes et il faut reconnaître que les cheminots et traminots n’ont pas bougé une oreille au moment de la nouvelle loi sur l’indemnisation des chômeurs qui en accentue le caractère régressif et punitif.

Pourtant, cet alliage entre revendications de salariés et mouvement des Gilets jaunes s’est produit à partir d’une maturation des slogans. Tout d’abord, la reprise, au moment de la loi-travail, du slogan des supporters de foot de Lens et Marseille : « Pour l’amour du maillot que vous portez dans le dos, même si vous ne le méritez pas, nous on est là » qui est devenu dans une manifestation de cheminots à Lyon : « Pour l’honneur des cheminots et l’avenir de leurs marmots… » ; pour enfin devenir dans le collectif inter-gares : « Pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur [8]… ». Le « Tous ensemble » n’est plus donné par une situation objective sur laquelle vient se greffer une « conscience », il s’agit de fabriquer du commun dans la lutte [9]. Il est particulièrement clair que le « On est là, on est là » d’aujourd’hui est le produit d’une invisibilisation de la force de travail en jachère ou rejetée dans les pores d’une start-up nation en devenir. Jamais cela ne serait venu à l’idée des manifestants de 1995 de le proclamer parce que, d’une part, avoir un travail ou la possibilité d’en avoir était encore considéré comme une évidence malgré les chiffres du chômage ; et d’autre part, l’État considérait encore qu’il y avait des rapports sociaux et donc de la conflictualité potentielle. C’était reconnaître qu’il y avait encore des rapports de force et non pas d’un côté un État réseau débarrassé de sa dimension politique au profit d’experts et de l’autre une « société civile [10] » recréée de toutes pièces pour les besoins de la cause.

Or l’État macronien est bien en phase avec cette dimension de la révolution du capital. Il refuse de négocier ses réformes par principe (il convoque, nous l’avons déjà dit) et sa composition sociale « nouveau monde » l’empêche par ailleurs d’avoir une pratique de négociation avec « l’ancien monde ». C’est la fin de tout réformisme social remplacé par des procédures d’experts qui présentent comme « réforme » des régressions sociales que d’ailleurs ils ne ressentent pas comme telles.

Il y a bien un en-commun de la lutte qui s’appuie sur un rejet global d’un « nouveau monde » perçu comme étant celui du capital (« le capital et son monde »), même si dans le détail et concrètement ce rejet se fait accommodant puisqu’il ne transparaît que dans la lutte ; mais même à l’intérieur du mouvement, cette opposition reste abstraite si elle ne met pas en avant, derrière la question des retraites, celle du travail lui-même et en conséquence non pas seulement celle des conditions matérielles et immédiates de vie, mais celles des conditions de ce que serait une bonne vie ou une vie bonne, une vie selon la justice, toutes choses que les Gilets jaunes on fait apparaître en creux — ils ont joué le rôle de révélateurs — plus que par leurs objectifs déclarés ou les résultats obtenus. Rien de bien « révolutionnaire [11] », mais des attentes que les « révolutionnaires » ont souvent ignorées ou même sacrifiées.

Cette base de discussion que nous avions déjà portée sous une autre forme dans notre texte : « À propos des retraites : mais pourquoi les pensions ? Les grands hôtels c’est tellement mieux [12] » n’est pas pour l’instant portée de l’intérieur par les grévistes qui, pour la plupart, sont des fonctionnaires pour qui travail et retraites restent dans la continuité de leur carrière et ne font problème que si l’État s’attaque à leur « régime spécial » ou à certaines spécificités (la base de calcul sur les six derniers mois pour les enseignants) ce qui n’est plus le cas des salariés du privé et encore moins des nouveaux entrants sur le « marché du travail » (et les jeunes en général), les chômeurs, les auto-entrepreneurs, etc. C’est dans cette direction et sur ces contenus qu’il faut viser à élargir la communauté de lutte. La plus ou moins grande autonomie du mouvement (par rapport aux directions syndicales), pas plus que la « giletjaunisation » du mouvement social, que remarquent de manière très discutable sociologues ou politologues, ne suffiront.

Temps critiques, le 5 janvier 2020

[1]  – Cf. Les suicides « politiques » d’étudiants.

[2]  – Gaziers et électriciens pourraient bloquer l’économie, cela ne demande pas beaucoup de personnel, mais ce n’est pas la carte jouée par la CGT, car ce qui compte, pour elle comme pour le gouvernement d’ailleurs, c’est la bataille de « l’opinion publique » qui se déroule toujours à fleuret moucheté. Côté énergie on en reste donc à quelques appels dans les raffineries. Quant à la Poste, le mouvement ne prend pas alors que les PTT ont représenté l’un des fers de lance des grèves dans le cycle de lutte précédent (cf. la grande grève de 1975). La séparation avec France-Télécom et la privatisation ont fait leur œuvre, les transformations de la gestion du courrier, la numérisation des communications et les changements d’habitudes d’utilisateurs ont fait le reste.

[3]  – Montrer à quel point le gouvernement pédale dans la semoule par incompétence notoire, est validé par une petite phrase de Macron dans sa déclaration du 20 décembre 2019 où il dit, pour justifier la différence entre traitement des militaires (hors réforme) et des policiers (aménagement de la réforme) : « Quand on est militaire on touche une pension, pas une retraite. C’est différent. Tout est différent » (dépêche de l ’AFP du 20 décembre 2019, reprise telle quelle par la presse sans commentaire !). En dehors de la nullité argumentative, le président de la République ne sait-il pas que, au-delà des militaires et des fonctionnaires, tous les salariés retraités touchent une pension de retraite et qu’il n ‘y a pas pension pour les uns et retraite pour les autres ?

[4]  – Des membres du service d’ordre de la CGT expliquent que depuis le 1er mai 2019, ils ont de plus en plus de mal à trouver des « volontaires » car le bruit circule que la police et particulièrement la BAC veut « se faire la CGT » ! S’il est vrai que cela s’est produit à Lyon en fin de manifestation le 10 décembre 2019, on peut aussi espérer que cette désaffection provienne d’un changement, au sein de la CGT, par rapport au rôle que son service d’ordre jouait traditionnellement dans sa période stalinienne et jusqu’à la fin des années 1970.

[5]  – Cf. « Gilets jaunes sur la ligne de crête », supplément no 6au no 19 de la revue Temps critiques, 22 mars 2019.

[6]  – Les « interpros » restent des cache-misère de l’absence de coordinations de luttes. Elles mélangent des individus représentatifs de véritables collectifs de lutte avec d’autres qui ne représentent qu’eux-mêmes. C’est une grosse différence avec 1986 où il y avait encore l’espoir d’une alternative de base par rapport aux syndicats. Là, nous l’avons déjà signalé, c’est l’immédiateté de la lutte qui l’emporte et de ce point de vue il y a des similitudes avec le mouvement des Gilets jaunes. De ce fait, on comprend mal comment certaines fractions « de gauche » des Gilets jaunes en viennent à courir au secours des directions syndicales en transmettant leurs communiqués. Qu’il y ait une aide directe aux grévistes et à leurs piquets d’accord, mais pour le reste…

[7]  – Instauration des CDD, signature de l’accord national interprofessionnel (ANI), loi El Khomri, autant d’entorses à ce principe du droit.

[8]  – Qu’on en soit satisfait ou non, cette référence au « monde meilleur » est aujourd’hui la seule perspective positive qui remplace celle d’un communisme devenu pour beaucoup et particulièrement les jeunes, l’idée du pire des mondes possibles. Quant à l’anticapitalisme, il n’est pas une perspective, juste une sorte d’exutoire pour exprimer sa rage.

[9]  – Cf. « Une tenue jaune qui fait communauté », supplément no 3 au no 19 de la revue Temps critiques, décembre 2018.

[10]  – Sans rapport avec les définitions qu’en donnaient Hegel et Marx.

[11]  – Par rapport à un slogan lu et entendu comme « La grève jusqu’à la retraite » qui s’exprime parfois à la marge du mouvement.

[12]  – Interventions, no 14, novembre 2019, disponible sur le site de Temps critiques à :

http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article414