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Décès du philosophe Alexandre Matheron

Lien publiée le 11 janvier 2020

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Alexandre Matheron (1926-2010) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Matheron

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Entretien publié par la revue Multitudes :

https://www.multitudes.net/A-propos-de-Spinoza/

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https://www.liberation.fr/debats/2020/01/09/alexandre-matheron-spinoza-au-present_1772083

Alexandre Matheron, Spinoza au présent

Par Pierre-François Moreau, professeur à l’ENS de Lyon et Laurent Bove , président de l’Association des amis de Spinoza 

Alexandre Matheron, Spinoza au présent

Le philosophe spinoziste est mort mardi. Son approche du penseur néerlandais a notamment influencé Toni Negri, Frédéric Lordon et Etienne Balibar.

Tribune. Alexandre Matheron est mort ce mardi 7 janvier. Il avait profondément marqué la philosophie et l’histoire de la philosophie en France et à l’étranger par ses travaux sur Spinoza et sur la pensée de l’âge classique. Il a notamment influencé ceux qui, de Toni Negri à Frédéric Lordon, vont chercher dans le spinozisme des outils pour déchiffrer les conflits du monde actuel.

Né en 1926, il est assistant à la faculté des lettres d’Alger de 1957 à 1963, puis attaché de recherche au CNRS où il rédige ses deux thèses (dont sont issus ses ouvrages, Individu et communauté chez Spinoza, 1969, éditions de Minuit, et le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza,1971, Aubier-Montaigne). De 1968 à 1971, il est maître-assistant à l’université de Nanterre puis, de 1971 à 1992, professeur à l’Ecole normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud. Ses nombreuses études sur la pensée du XVIIe siècle, ses héritages et ses enjeux ont été recueillis en 2011 dans le volume Etudes sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique (ENS Editions).

Alexandre Matheron, c’est d’abord une méthode rigoureuse et extrêmement féconde en histoire de la philosophie, mais c’est également le penseur et l’initiateur d’une bifurcation dans la pensée philosophique. Une double bifurcation, même, qui concerne d’abord son analyse de la rupture opérée par Spinoza au cœur de la philosophie moderne, mais aussi la rupture que cette lecture matheronienne elle-même a rendue possible, après 68, dans la pensée contemporaine.

Héritier de l’Ecole française d’histoire de la philosophie, dont le théoricien fut Martial Gueroult, Alexandre Matheron retient de ce dernier la méthode structurale, qui considère chaque système de pensée comme un monument dont on doit découvrir l’architecture. Il produit cependant un tout autre éclairage du penseur néerlandais en déplaçant le centre de gravité de l’œuvre vers deux concepts : «individu» et «communauté», et par le regard jeté sur la place que Spinoza fait à l’Histoire. Il place ainsi au cœur du système la théorie des affects et leur rapport à l’Etat. La question politique devient alors essentielle. Or il s’agit là d’un domaine qui, à l’époque, n’intéressait pas la critique. Celle-ci ramenait la politique de Spinoza à celle de Hobbes ; ou bien, au contraire, elle dépeignait une opposition fictive entre les deux auteurs en opposant un contractualisme libéral spinoziste à une théorie hobbesienne du droit du plus fort, ce qui était un contresens sur la pensée de chacun. En découvrant chez Spinoza une pensée de la puissance des passions et une analyse des conflits constitutifs de l’être social, Matheron bouleverse la donne : il fait du philosophe d’Amsterdam un stratège théorique de la modernité.

Dans les nombreux articles qui ont suivi ses deux premiers livres, Matheron continue à déplacer, imperceptiblement, son approche du spinozisme vers une philosophie de la puissance productive : dans une Nature qui produit une infinité de choses en une infinité de modes, il s’agit de saisir toutes les variations et les potentialités des individus et des institutions. D’où des études sur des thèmes qui jusque-là occupaient assez peu les commentateurs : la propriété, l’utopie, la sexualité, la question des rapports entre les hommes et les femmes. Cette ontologie de la puissance déborde les conceptions étroites de la métaphysique ou de l’épistémologie auxquelles on réduit trop souvent les penseurs de l’âge classique. Mais elle change aussi le rapport à la politique elle-même. Alexandre Matheron déclare ainsi : «Au début, j’avais commencé à étudier Spinoza parce que j’y voyais quelqu’un qui avait eu le grand mérite, par-delà les limites que lui imposait sa perspective de classe, d’être un précurseur de Marx ; et maintenant, j’ai plutôt tendance à voir dans Marx quelqu’un qui a le grand mérite d’être l’un des successeurs de Spinoza dans certains domaines.»

C’est là le second versant de la rupture matheronienne : après avoir reconstruit la force et l’originalité systématique de Spinoza, on peut chercher dans ce système les instruments pour penser notre monde, ici, maintenant. Alors que nombre d’intellectuels prennent leurs distances avec le marxisme sous sa forme traditionnelle, ce que rend possible la lecture que Matheron offre de Spinoza, c’est de fournir la puissance théorique et politique qui permet de recommencer à construire une perspective d’avenir. Une perspective qui intéresse avant tout les sciences : Matheron démontre combien l’ontologie de la puissance spinoziste n’était pas seulement «à la hauteur de la révolution scientifique du XVIIe siècle : elle était conceptuellement de plain-pied avec toutes les révolutions scientifiques ultérieures» (ce qu’affirme, pour la biologie, un livre récent d’Henri Atlan). Quant aux sciences sociales, Yves Citton et Frédéric Lordon écrivent qu’avec Alexandre Matheron, «une interprétation méticuleuse, rigoureuse et inspirée donnait à entrevoir la puissance, la radicalité et l’originalité de la construction spinozienne du social» en ce que, par la spécificité de son travail de commentaire, l’auteur opérait «une véritable traduction de l’Ethique et du Traité politique dans un langage et un mode de raisonnement avec lesquels de larges secteurs de ces chercheurs [en sciences sociales] sont susceptibles de se trouver spontanément en phase». Les études d’Etienne Balibar sur la politique et le transindividuel s’inscrivent, elles aussi, dans un dialogue avec les hypothèses d’Alexandre Matheron.

C’est donc en s’en tenant strictement à son travail d’historien de la philosophie que l’œuvre d’Alexandre Matheron, par ses effets et ses incitations, est sortie de son cadre pour venir répondre aux attentes de notre temps. Un grand éducateur, donc un grand pilote.