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Des AG à la télé, les nouveaux visages de la mobilisation
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Dans un mouvement social marqué par les dissensions entre la tête et la base au sein des syndicats, plusieurs figures médiatiques ont émergé, à la faveur des chaînes d’info en continu et des réseaux sociaux
Au sein des dépôts encore mobilisés contre le projet de réforme des retraites, on l’affirme à qui veut l’entendre : «Cette grève, c’est la nôtre.»En plus d’un mois de grève, l’incapacité des syndicats à faire plier le gouvernement a fait naître parmi certains grévistes un sentiment d’autonomie, voire de défiance à l’égard des centrales syndicales. A l’image des gilets jaunes, nés un an plus tôt, les plus durs se revendiquent aujourd’hui de la «base», un corps à part de militants, détaché des organisations syndicales - mais qui défile encore sous leurs bannières. Un groupe exogène né de la même méfiance vis-à-vis des institutions en place, exprimée un an plus tôt dans la rue. Comme ce fut le cas pour les gilets jaunes, la revendication de cette «base» a médiatisé des figures en son sein, relayant le message porté en assemblées générales et dans les piquets de grève. Et ce sont les chaînes d’info, les premières, qui ont fait émerger ces nouveaux visages. Car en plus d’un mois de grève, BFM TV, LCI, CNews et les autres ont laissé le champ libre aux traditionnels débats dans lesquels des invités se chamaillent autour d’une question simple : «la grève peut-elle encore durer ?» Le plus souvent, ces shows invitent à leur table des «experts», personnalités politiques et observateurs périphériques. Cette fois, face au constat de cette «base» forte et indépendante, les émissions ont installé à leurs côtés des grévistes, souvent invités à répondre à cette même question : «Ça va durer encore combien de temps ?»
Chroniqueur régulier
Parmi ces nouveaux visages, Anasse Kazib est un cas emblématique. La première fois qu’on a rencontré ce cheminot de 33 ans, il était perché sur une chaise en plastique en assemblée générale à la gare du Nord. C’était au printemps 2018, en pleine mobilisation contre la réforme du ferroviaire. Ce père de famille n’était pas encore connu des médias mais emportait souvent la foule par ses formules métaphoriques bien trouvées. L’une d’entre elles est restée dans la mémoire des militants de son dépôt : «Faire la grève deux jours sur cinq, c’est comme faire un régime pendant deux jours et manger au McDo le reste de la semaine.»L’éloquence du cheminot n’est pas passée inaperçue auprès des journalistes. Il est interviewé par une chaîne de télévision, passe au JT, puis revient en héros parmi les siens. Rebelote le jour d’après, puis le suivant, jusqu’à ce que les Grandes Gueules de RMC le contactent pour participer à l’émission. Ce jour de 2018, il décide d’y aller, puis nous explique : «Je râle suffisamment parce que nos idées ne sont pas visibles dans les médias, ce n’est pas pour refuser lorsque j’ai l’occasion de les porter moi-même.» Dès lors, Anasse Kazib s’installe régulièrement en tant que chroniqueur, environ trois fois par semaine. Quand la mobilisation du printemps 2018 à la SNCF s’achève, il endosse tantôt le rôle du cheminot, tantôt celui du «militant marxiste révolutionnaire». Il anime aussi un compte Twitter sur lequel il partage les meilleures captures vidéos de ses interventions, ralliant de nombreux sympathisants.
En un an, Anasse Kazib a affiné ses prises de parole et a su faire parler de lui. Le 29 décembre dernier, il est par exemple opposé à Fadila Mehal, conseillère LREM de Paris, sur le plateau de CNews. Alors que le débat est inaudible, que la présentatrice Sophia Rousseau tente de calmer les esprits, l’invitée lui lance, agacée : «Ce que vous faites, c’est du terrorisme verbal.» Lui décide de quitter le plateau, considérant le mot «terroriste» comme une insulte. Il s’en explique sur les réseaux sociaux, aussi pour rassurer les grévistes qui le suivent. Car le trentenaire sait sa voix particulièrement écoutée. «Parfois les gens viennent me voir pour me dire "merci Anasse, heureusement qu’on a des gars comme toi." Mais moi je ne veux pas de ça, je ne suis pas une star, je suis un gars de 33 piges issu des quartiers populaires et j’ai la capacité de mettre à l’amende [le secrétaire d’Etat aux Transports, Jean-Baptiste] Djebbari ou je ne sais pas qui. Si les gens voient ça, ils doivent se dire qu’ils peuvent aussi le faire», avance-t-il.
Profil rare
Pour Linda Chekalil, conductrice de bus à la RATP, près de quarante jours de grève au compteur, le parcours est quasiment identique. Elle raconte sa médiatisation soudaine, ces dernières semaines. «Des journalistes de BFM TV sont venus filmer notre dépôt à Asnières. J’ai été interviewée dix secondes, puis ils m’ont recontactée plus tard pour faire un duplex en direct», explique la conductrice de bus. Depuis, son téléphone sonne tous les jours ou presque. «Quand j’ai demandé à un journaliste pourquoi ils m’appelaient tout le temps pour venir en plateau, il m’a répondu que j’étais une femme, et non syndiquée», glisse-t-elle. Un profil rare pour les journalistes, qui la placent souvent en porte-voix des grévistes. Quand elle se considère comme «une simple citoyenne d’en bas». «Je suis Linda, chauffeure de bus. Je ne prépare rien, j’arrive les mains dans les poches. Je suis là pour dire ce que j’ai à dire, je ne joue pas un personnage. Quand je vais en plateau, je suis levée depuis 5 heures du matin, je suis en tenue de manifestation»,poursuit la gréviste.
Jeudi dernier, moment important, elle était invitée sur le plateau de l’émission très regardée Vous avez la parole sur France 2. A l’antenne, elle interpelle sans ciller Jean-Michel Blanquer : «Pourquoi vous pensez que votre projet est la seule solution ? S’il y a un problème dans le système actuel, il y a peut-être d’autres façons de régler le problème. Et nous, c’est ce qu’on veut.» Elle s’amuse de ne l’avoir même pas reconnu en coulisses. «Il m’a serré la main sans se présenter, je lui ai demandé qui il était parce que je ne l’avais pas reconnu, ça l’a vexé je crois»,relate la mère de famille, hilare.
«Légitimité du terrain»
Au sein de cette «base», certains grévistes sont si souvent à la télévision que même les invités en plateau le font remarquer, questionnant au passage leur légitimité. Après une interview de Fabien Villedieu, militant SUD rail à la gare de Lyon, sur LCI courant décembre, la députée LREM du Tarn Marie-Christine Verdier-Jouclas fulmine en direct : «C’est toujours la même personne qui s’exprime sur les plateaux.» En réponse, certains se sont amusés à relever que la députée avait elle-même été invitée 15 fois en plateau entre le 10 et le 20 décembre. «Je suis conducteur de RER D, on a plus de 90 % de taux de grève, ma légitimité je la tiens du terrain», répond de son côté l’intéressé. «Je n’aime pas particulièrement passer à la télé, avec des gens ultralibéraux qui gagnent trois fois mon salaire et qui me disent que je suis privilégié», se justifie-t-il.
Fait nouveau au cours de cette mobilisation, les vidéos virales servent aussi de relais aux grévistes face aux éléments de communication du gouvernement. Et contribuent également à faire émerger des visages forts de la contestation. A chaque prise de parole dans les dépôts, surtout à la RATP, tous les téléphones sont tendus vers la personne qui s’exprime, puis on retrouve les images sur les réseaux sociaux. Les compteurs tournent rapidement, certains discours sont retweetés plusieurs milliers de fois.
Relais traditionnels déconnectés
Après une semaine de grève, Adel Gouabsia, un conducteur du RER A, s’exprime dans son dépôt. Par ses mots, il vise juste : «On a eu l’entrée, là c’est le plat de résistance. On va vous jeter une petite pièce. Certains clochards vont se baisser pour la ramasser. […] On est sur un choix de société.» Ce jour-là, son intervention est filmée, puis partagée. La vidéo est vue plus de 260 000 fois sur Twitter, le conducteur est salué en rockstar les jours qui suivent. «C’est une assemblée générale, ce n’est pas quelque chose qui est censé être filmé. Ma prise de parole se retrouve à mon insu sur les réseaux sociaux et a fait le buzz. Je ne suis pas là pour être une star, tant mieux si ça en a motivé certains et éclairé d’autres»,relativise-t-il. Pas de quoi s’enflammer pour autant, selon ce délégué syndical Unsa RATP : «Des grévistes qui s’expriment, il y en a plein, tous les jours. Depuis le début, les journalistes cherchent des têtes pour incarner le mouvement et ça ne se bouscule pas au portillon.» Il voit dans cette nouvelle génération à l’antenne une conséquence de la déconnexion des relais traditionnels. «Plus on monte dans les syndicats, plus on est éloignés du terrain, c’est pour ça aussi qu’on s’exprime. Mais parfois on ne donne pas vraiment de crédit à notre parole», analyse-t-il.
L’émergence est un paradoxe sans cesse renouvelé : en s’exposant publiquement, ils prennent le risque de se faire désavouer par le groupe auquel ils appartiennent. Dans le dépôt d’Anasse Kazib, gare du Nord, certains militants lui reprochent en privé d’être plus à la télévision qu’avec les cheminots, d’avoir succombé aux joies du succès. Tous se retranchent derrière la cause commune, l’intéressé le premier : «On ne fait pas ça pour la gloire», martèle-t-il. Dans les rangs, on s’amuse aussi de voir certains d’entre eux critiquer les institutions (politiques et syndicales en premier lieu), mais prendre le même chemin à la télévision. «Les gens s’informent comme ça, je le fais par nécessité»,défend Fabien Villedieu. Las, après presque un mois et demi de grève, un conducteur RATP gréviste interrogé sur le sujet regrette, amer : «Si la grève se gagnait sur BFM TV, ça se saurait.»