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    Lordon: Pour favoriser une entente des luttes

    Lordon

    Lien publiée le 8 avril 2021

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.monde-diplomatique.fr/2021/03/LORDON/62828

    Où engager le combat quand on ne peut pas tout faire à la fois ? D’abord en reconnaissant que, si les luttes contre les dominations diffèrent en périmètre, elles sont égales en légitimité. Puis en recommandant que la séparation absolue entre elles cède le pas à l’autonomie relative et à l’attention réciproque. Enfin en refusant qu’une lutte puisse nuire aux autres luttes. Une fois cela posé, tout peut commencer…

    Repartons de la postulation (bien fondée) : « les combats (antiraciste et anticapitaliste) sont liés », et de la question qui s’ensuivait : oui, mais comment ? Pas simplement, donc. C’est même une articulation passablement complexe.

    La hiérarchie structurale des rapports de domination (1) ne détermine aucune hiérarchie de qualité des luttes qui correspondent à ces rapports. Aucune lutte ne se subordonnera les autres. Ce serait doublement idiot : symboliquement, d’abord, parce qu’on ne construira pas un bloc (contre-)hégémonique sans faire se parler, se considérer, se rapprocher, et même se retrouver de quelque manière au moment décisif, les différentes composantes du paysage des luttes — donc sans qu’il soit fait droit aux légitimes motifs de chacune, ni, inversement, que les unes ne renoncent à inféoder les autres ou à simplement les battre froid. Stratégiquement, ensuite, parce que, pour l’heure, les divers rapports de domination sont si intriqués que les luttes en sont indistinguables en situation : allez demander, par exemple, aux femmes de chambre noires en grève des hôtels Ibis de faire le tri de leurs « causes », ou de les hiérarchiser. Ce sont des complexes, ou des agglomérats, de dominations qui se donnent en pratique, si bien que lutter contre l’une est ipso facto lutter contre les autres. Il s’ensuit quatre conclusions possibles.

    1. Il n’y aura pas de bloc contre-hégémonique hors d’une reconnaissance de l’égalité des luttes. Une égalité qualitative, cependant, qui n’empêche pas de faire des différences quantitatives. Égales en légitimité, les luttes diffèrent en périmètres. Bien sûr, ces périmètres connaissent des zones de recouvrement, mais partielles. Dans ces recouvrements, la superposition des dominations se trouve structurée d’une certaine manière. Répondre à la question de savoir « comment les combats sont liés », c’est penser cela : les recouvrements partiels, de quelle manière ça s’agence en leur sein, et ce qu’il y a au-dehors.

    2. Que les recouvrements ne soient que partiels, qu’il y ait un dedans et un dehors, ceci se synthétise en reconnaissant à toutes ces luttes leurs autonomies relatives — où les deux mots comptent : « autonomie » et « relative ». Reconnaître l’autonomie des luttes antiracistes ou féministes, c’est ne pas se raconter que, le capitalisme dépassé, ces oppressions en seraient ipso facto supprimées. Malheureusement, on peut parfaitement concevoir une société postcapitaliste qui conserverait des traits racistes, homophobes, sexistes, ou bien même qui créerait des hiérarchies inédites. Les oppressions qui se trouvent mises en jeu dans ces luttes valent pour elles-mêmes, sans pouvoir être intégralement réduites, comme produits dérivés, à une oppression matricielle qui serait celle du capitalisme.

    3. Autonomies, donc. Mais relatives. Car, si elle n’est pas matricielle, la domination capitaliste n’en occupe pas moins la place supérieure dans la hiérarchie structurale des dominations, et nous savons maintenant pourquoi (2). De tous les rapports de domination dont la société contemporaine est traversée, le rapport capitaliste est celui qui est en position de se maintenir quand tous les autres seraient attaqués, voire réduits. Sur le mode du simulacre, ou de l’ajustement marginal, ou davantage si la situation le lui imposait, il peut même collaborer à ces contestations. La plupart du temps, en effet, c’est sous une forme dont l’hypocrisie confine au grotesque. Ainsi de Mme Hillary Clinton qui, lors de sa campagne de 2016, n’hésite pas à lâcher : « Si nous brisions les grandes banques demain, cela mettrait-il fin au racisme ? Cela mettrait-il fin au sexisme ? Cela mettrait-il fin aux discriminations contre la communauté LGBT Q [lesbiennes, gays, bisexuels, trans et queer ? Cela rendrait-il les gens plus accueillants aux migrants du jour au lendemain (3 ? » Mais nous avons les mêmes à la maison, et pendant des décennies nous aurons eu le temps de voir à l’œuvre les organes de la diversion sociétale (Libération, L’Obs, etc.). Mme Clinton ne perd pas par hasard en 2016. Elle perd parce que ces stratégies de diversion et de substitution ont atteint leur limite. Même les luttes en direction desquelles ces stratégies avaient été (hypocritement) orientées aperçoivent qu’elles n’ont plus rien à y gagner, et peut-être même beaucoup à y perdre.

    Mais on ne fera plus le coup « des banques » au « féminisme pour les 99 % » (4), qui réaccroche fermement son action à une perspective anticapitaliste, et cela sans pour autant rien abandonner de sa spécificité à elle. Telle est exactement la synthèse de l’autonomie relative. Au reste, c’est le capitalisme lui-même qui l’impose, puisque, jouant la synergie des dominations, il induit par là même la synergie des luttes. En tout cas, leur articulation de fait — à l’image (de nouveau) des femmes de chambre noires des hôtels Ibis. Le capitalisme se sert des autres rapports de domination pour péjorer le sien propre. Par conséquent, c’est aussi dans et par l’intensification de son oppression salariale qu’une femme éprouve plus intensément l’oppression sexiste, un racisé (5) l’oppression raciste. Parce qu’il est placé en position supérieure dans la hiérarchie structurale, position d’où il remobilise à son profit toutes les autres dominations, le rapport capitaliste, de fait, organise et pratique… la convergence des dominations. La convergence rêvée des luttes aurait dû s’ensuivre. Mais il fallait d’abord que le capitalisme sorte du domaine de l’inquestionnable où il s’est maintenu si longtemps. Et puis, mais sans doute du même mouvement, que les diverses luttes à l’origine logiquement (et légitimement) autocentrées, entrent dans le régime des autonomies relatives, c’est-à-dire s’extraient de l’état de séparation absolue où tant de sollicitudes intéressées (Mme Clinton, Libé…) s’efforçaient de les entretenir.

    4. Il fallait aussi que les luttes, sortant de leur régime de séparation, sortent par là même d’un certain régime d’inattention — aux autres luttes. D’inattention, voire de dommage collatéral, par enfermement dans l’exclusivité chacune de sa cause, et ignorance de toute autre chose que sa cause. Que chacun soit d’abord préoccupé de son « affaire », c’est assez normal ; qu’il le soit au point de nuire aux « affaires » des autres, non. Un intellectuel comme Paul B. Preciado s’en va défendre les luttes LGBTQ dans un clip arty au possible tourné par Gus Van Sant pour le géant du luxe Gucci, exploiteur comme il se doit et fraudeur fiscal convaincu de surcroît : les luttes salariales ne lui disent pas merci. Il faut bien avouer que, dans un cas aussi « pur », tout semble réuni pour le pire, le pire de la caricature « Clinton », c’est-à-dire pour accréditer dans les classes populaires l’idée désastreuse que certaines luttes (ici LGBTQ) ne concernent qu’un « autre monde », un monde autre que le leur, où ne sont déclarés d’intérêt que des problèmes autres que les leurs. Dans le même ordre d’idées, un philosophe comme Emanuele Coccia pense pouvoir s’adonner à sa passion de la terre et des arbres en collaborant à une exposition de la Fondation Cartier : « Nous les arbres » (6). Le catalogue est visiblement de toute beauté, l’architecture du bâtiment mérite d’être vantée : elle est déjà réconciliée avec la nature (nous dit le « conseiller scientifique »), l’institution tout entière finalement est digne d’éloge (7) — ses « soirées nomades » (dans lesquelles il intervient) sont d’ailleurs du dernier chic. On ne dira pas que la joaillerie de luxe n’a pas quelques vertus si elle nous permet d’entrer dans la communauté politique des marronniers.

    Visiblement, la cause des arbres éloigne de celle, sinon des humains, du moins des humains salariés. Dieu sait qu’elles n’ont pourtant rien qui puisse, au fond, les opposer, bien au contraire. Et cependant, il se trouve des manières de poursuivre la première qui ont si peu cure de la seconde qu’elles parviennent à les rendre antagonistes. Élise, auteure anonyme d’un article pour la revue Trou noir, pose la question décisive : dans nos luttes, « à quel monde nous lions-nous ? ». Pour Preciado, pourtant à la recherche de nouvelles alliances qui tiendraient ensemble les luttes de toutes sortes, contre les « politiques hétéropatriarcales, capitalistes, coloniales et extractivistes », c’est quand même ballot de finir dans une institution archicapitaliste (8). Ou alors, c’est beaucoup présumer de ses forces si le geste « stratégique » est celui de la subversion, de l’action « de l’intérieur », du discours anticapitaliste esthétiquement tenu depuis le capitalisme — mais au mépris de l’expérience tant de fois répétée de la puissance de phagocytose du capitalisme, de sa capacité à tout digérer, à tout annuler, à tout recoder en sa faveur, y compris (surtout) les « subversions ». Pour sa justification, Preciado souligne qu’il n’a « jamais eu autant de liberté qu’en travaillant avec Gucci (9 » — comment dire, c’est peut-être ça le problème. La question en tout cas n’est pas tant celle de la « pureté » que celle de l’efficacité stratégique (la même au demeurant que celle posée en permanence au moment d’envisager d’aller dans les médias mainstream) — un peu aussi celle des tentations du glamour culturel et des institutions capitalistes qui ont compris tout l’avantage de les arroser généreusement.

    Petits miracles

    Alors oui, se demander à qui on va se lier pour conduire sa lutte n’est pas du luxe, spécialement quand certaines de ces liaisons font à ce point du tort aux luttes d’à côté. Que, de son côté, le philosophe des arbres n’ait la tête qu’à la canopée et très peu (pas du tout) au salariat, ça n’est pas en soi un problème — comme les luttes, les passions intellectuelles sont toutes égales en dignité. Mais ça le devient quand sa passion des arbres, à plus forte raison de ce qu’elle se donne pour « critique », emprunte des chemins qui légitiment un peu plus encore ces institutions capitalistes spécialistes du blanchiment moral mécènes, philanthropes, amis des arts, c’est-à-dire escrocs symboliques œuvrant à répandre l’idée que le capitalisme n’est pas si mauvais qu’on dit, qu’il a le souci d’autres choses, plus élevées, que du simple cash-flow, et que somme toute on serait bien mal avisé de le renverser. D’où suit comme conséquence logique, à défaut d’être explicitement verbalisée, que, mon Dieu, le salariat restera le salariat. Que, pendant ce temps, dans le salariat justement, ça massacre à tour de bras (y compris dans les groupes de luxe qui ne sont pas les derniers à manier la tronçonneuse), c’est évidemment regrettable — mais les arbres, tout de même ! « Les musées et les fondations d’art contemporain sont devenus les jumelles à travers lesquelles il est possible de deviner notre avenir », croit entrevoir Coccia (10). Au moins les choses sont-elles claires : par fondations d’art contemporain interposées, nous sommes invités à envisager « notre avenir » avec les « jumelles » de Cartier, de Gucci et de M. Bernard Arnault. Et c’est avec ce genre d’opticiens que Coccia pense pouvoir sauver « les arbres » qui lui sont chers. Il y a des degrés de l’égarement politique des intellectuels qui laissent pantois.

    Si donc, pour faire dans les grands mots, on devait formuler une éthique politique des luttes, ou de la coexistence des luttes, elle aurait pour premier principe de ne rien faire dans sa lutte qui puisse nuire aux autres luttes. À commencer par simplement s’abstenir de les débiner — comme inutiles distractions. Et aussi de passer par des lieux, des supports ou des « alliés », fussent-ils de rencontre, instrumentaux même, qui font objectivement du tort aux autres luttes. Par exemple : on ne va pas poursuivre la sortie de l’euro avec les racistes du Rassemblement national (quand ils la poursuivaient…) ou les « souverainistes des deux bords » (11) ; on n’entreprend pas de sauver le peuple de la classe ouvrière par la « révolution nationale » ; on ne fait pas des procès pour racisme à des militants marxistes au seul motif de leur préférence pour la lutte des classes, etc.

    Moyennant quoi on laisse quelque chance à des petits miracles, comme, par exemple, le mouvement Lesbians and Gays Support the Miners (« Les lesbiennes et les gays soutiennent les mineurs ») pendant les grèves de 1984 au Royaume-Uni (12) (ou, très récemment, les actions du collectif Du pain et des roses en soutien aux salariés de la raffinerie Total de Grandpuits lors de la manifestation « PMA (13) pour toutes »). Ou encore, dans un autre genre, plus étonnant, ce rapprochement, en 1968, des Young Patriots, groupe de salariés blancs pauvres de Chicago, cochant à peu près toutes les cases du white trash (musique country, armes, drapeaux confédérés)… avec les Black Panthers (14), dont le leader dans l’Illinois décida de prêter moins d’attention à leurs boucles de ceinturon à pistolets croisés qu’à leur programme concret d’actions, vit qu’en réalité tout était réuni pour une alliance des luttes antiracistes et anticapitalistes, d’où naquit une improbable mais bien réelle Rainbow Coalition. L’idée étant qu’à la fin ces rapprochements « miraculeux » deviennent un peu plus de l’ordre de l’ordinaire.

    Frédéric Lordon

    Philosophe. Auteur de Figures du communisme, La Fabrique, Paris,

    (1) Il est fait référence ici à une thèse exposée dans Figures du communisme, op. cit, chapitre 15, « Antiracisme et anticapitalisme. Éléments pour un bloc contre-hégémonique ».

    (2Ibid.

    (3) Cité par Paul Heideman, « Class rules everything around me », Jacobin, New York, 3 mai 2019.

    (4) Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, Féminisme pour les 99 %. Un manifeste, La Découverte, coll. « Cahiers libres », Paris, 2019.

    (5) « Racisé » ne désigne pas une origine ou une couleur de peau particulières mais une certaine position (dominée) dans un rapport social : le rapport social de race.

    (6) « Nous les arbres », Fondation Cartier, Paris, 12 juillet 2019 - 5 janvier 2020.

    (7) Emanuele Coccia, « Les arbres disent “nous” », AOC, 1er octobre 2019.

    (8) Élise, « À quel monde nous lions-nous ? », Trou noir, 28 décembre 2020.

    (9Ibid.

    (10) Emanuele Coccia, « Les arbres disent “nous” », op. cit.

    (11) Lire Frédéric Lordon, « Clarté », La Pompe à phynance, 26 août 2015.

    (12) Kate Kellaway, « When miners and gay activists united : The real story of the film Pride », The Guardian, Londres, 31 août 2014.

    (13) Procréation médicalement assistée.

    (14) Michael McCanne, « The Panthers and the Patriots », Jacobin, 19 mai 2017.