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Confinement: tous obsédés par notre cocon ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/confinement-tous-obsedes-par-notre-cocon
Un an après, les leçons du premier confinement restent encore à tirer. C'est ce que tentent de faire le journaliste Vincent Cocquebert et le sociologue Jean-Claude Kaufmann, qui viennent de publier respectivement La Civilisation du Cocon (Arkhê) et C’est fatigant, la liberté… (Éditions de l'Observatoire), deux essais passionnants.
Marianne : Vincent Cocquebert, vous expliquez le confinement par le besoin de sécurité. Pourquoi ?
Vincent Cocquebert : Ce n’est pas nous qui avons décidé le confinement, c’est une décision gouvernementale. Nous avons été sommés de rentrer à la maison afin de nous protéger et de protéger la communauté du Covid. Il y a néanmoins quelque chose d’intéressant dans le déroulement du premier confinement. Au-delà du moteur de la peur, il est étonnant de voir à quel point les gens ont si facilement accepté la situation. Ceux qui pouvaient se confiner ont recréé une bulle domestique, avec un sentiment de protection. Selon certaines études, certains se sentaient mieux psychologiquement. Dans le même temps, 46 % ne se sentaient ni mieux ni moins bien.
J’avais commencé mon enquête avant la crise du Covid. Je me suis dit que cette situation pouvait servir de « stress test » à mon hypothèse qui est qu’il existe un fort désir de repli au sein du corps social. Il se trouve que les événements sont plutôt venus confirmer cette idée-là. La facilité avec laquelle les gens se sont confinés et ensuite la manière dont certains y ont vu tout de suite une sorte de pause civilisationnelle bienvenue en témoignent. Mais ce n’est pas tout. À la sortie du confinement, il pouvait y avoir une forme de résistance chez certains, qui n’avaient pas une folle envie de retrouver l’altérité bruyante, ainsi que le rythme intense que nous imposait la société.
Il y a eu beaucoup de discours du type : « Je n’ai pas honte de le dire, je suis bien dans ma petite forteresse ». Des médecins ont même expliqué à travers des tribunes dans Libération que nous avions besoin d’hiberner pendant plusieurs mois par an. Cela nous permettrait de reconstituer nos forces. Le confinement est venu traduire un besoin de sécurité. Cela a du moins été le cas chez ceux qui ont pu vivre ce confinement et délocaliser leur travail.
Vous, Jean-Claude Kaufmann, voyez plutôt une « fatigue d’être soi » (selon l'expression d'Alain Ehrenberg). Le confinement aurait été vécu comme une forme de repos bienvenu.
Jean-Claude Kaufmann : Nous avons du mal à nous souvenir de ce qui s’est passé il y a un an et le choc considérable de l’événement, qui nous a arrachés à notre vie ordinaire. Les confinements suivants sont différents d’une part parce que nous avons du mal à trop savoir où nous en sommes (couvre-feu, semi-confinement, etc.) et à cause de la durée qui devient insupportable.
Au départ, beaucoup parlaient du « monde d’après ». Aujourd’hui, nous attendons le retour au monde normal, la sortie du tunnel. L’hypothèse d’un durcissement du confinement, même aujourd’hui (30 mars), est devenue insupportable pour une majorité de personnes. Voilà pourquoi nous avons tendance à oublier ce qui s’est passé lors du premier confinement. Il y a eu un décrochage général. Bien sûr, il ne faut pas simplifier, il y a eu des cas extrêmement différents, et des personnes se sont retrouvées dans une solitude insupportable.
Certains ont très mal vécu le premier confinement, mais d’autres, et c’est là le paradoxe l’ont bien vécu. C’était un peu inavouable. Le fait de se laisser un peu aller, de souffler d’une certaine manière et de découvrir une partie de soi, était agréable. C’est un peu ce qui est au cœur de mon livre. Nous sommes aujourd’hui de plus en plus deux individus en un seul. Il y a une sorte de partie extérieure, inscrite dans la société, la compétition, le questionnement, l’envie de faire plein de choses, des projets, etc. Et nous avons une autre partie, qui fatigue un peu de cette démultiplication de soi et de super-engagements. A-t-elle envie de souffler et d’un moment de pause avant de repartir ? C’est bien cela.
Pendant le confinement, il y a eu cette question existentielle : qu’est-ce qui est important dans la vie ? À quoi cela sert de courir sans cesse ? Nous avons commencé à nous interroger un peu. Dans la dernière partie du livre, j’inscris cela dans une longue tendance. Je vois comment cette tendance se développe, avec une espèce de rêve informel. Ce n’est même pas une utopie formée. Nous rêvons de quelque chose de plus doux, plus mou, plus lent. Je n’insiste pas trop sur le besoin de sécurité, mais je rejoins Vincent Cocquebert là-dessus. Une fois qu'elle est acquise, nous cherchons autre chose : un groupe de sensations très douces, très simples, très lentes.
Le confinement a-t-il donc révélé certaines de nos aspirations profondes et un certain malaise présent dans nos sociétés ?
J. -C. K. : Pour moi, c’est très clair : cela a révélé et a accéléré des tendances que je viens de décrire. Le lien social constitue un autre aspect du problème. Autrefois on était pris d’emblée dans le lien social. Nous étions presque définis par l’extérieur. Aujourd’hui, avant d’établir un lien social, nous allons poser un certain nombre de questions : est-ce que c’est bien que je le fasse ? Est-ce qu’il n’y a pas de risque ? Dans quoi cela va m’engager ? Depuis le début de l’épidémie, c’est presque caricatural : refusez les embrassades, gardez vos distances, etc. Attention, l’autre est un danger sanitaire potentiel. Mais en réalité, derrière ce danger sanitaire, il y a une tendance de la société à évaluer si l’autre n’est pas un danger ou un risque. Et s’il n’est pas un danger, qu’est-ce que ce contact va nous apporter ? Dans le domaine du couple, sur lequel je travaille beaucoup, c’est manifeste. On va s’interroger mille fois avant de se laisser aller dans le contact.
V. C. : Si nous revenons six mois ou un an avant la pandémie, il y avait une sorte de « happysation », en gestation depuis des années. Nous observions déjà une certaine « obsolescence des relations sociales ». Le côté « ermite domestique » devenait cool, à l’instar des « soirées Netflix and chill », qui étaient déjà quasiment entourées d’une aura positive. Cela faisait bien de dire le lundi au bureau : « Non, ce week-end, je ne suis pas sorti, je suis resté chez moi rattraper les quatre saisons de Game of Thrones ».
Mais le déroulement du confinement a révélé quelque chose de plus profond. Jean-Claude Kaufmann a écrit en 1988 La chaleur du foyer, analyse du repli domestique. Ces dernières années, on a pu tout domicilier : les loisirs avec Netflix, la consommation avec Amazon, les relations à travers les sites de dating, et maintenant nous avons pu même domicilier le travail. C’est grâce à cette domiciliation de tout que le confinement a pu paraître désirable pour certains. Il y avait un fantasme latent : nous ne voulons plus jouer le jeu et nous souhaitons souffler. Je rejoins Kaufmann sur ce désir de mollesse.
Il semble que le confinement a renforcé notre addiction au numérique. Celle-ci n’était-elle pas déjà la révolution la plus significative de notre époque ? N’explique-t-elle pas les tendances que vous venez de décrire ? Le besoin de cocon ou la « fatigue d’être soi » ne sont-ils pas des phénomènes liés à la révolution numérique ?
J. -C. K. : Je ne dirais pas cela. Il y a un basculement vers le « nouveau monde », qui est le monde numérique. Mais les relations qu’on y établit ne sont pas virtuelles. Dès que nous laissons un commentaire, nous engageons une relation. Il s’agit d’un nouvel espace avec un mode de fonctionnement particulier. Les relations sociales ne sont pas les mêmes. Il y a plus de violence, parce que nous sommes très libres et nous pouvons nous protéger et débrancher quand nous le souhaitons.
Ce sont également des relations un peu moins solides…
J. -C. K. : C’est ce qui attire. Nous ne risquons pas d’être piégés par elle : nous pouvons multiplier les relations, parce qu’il est facile de débrancher. Il y a ce « nouveau monde » qui est un fait manifeste énorme, mais qui ne se suffit pas à soi-même. Je l’avais vu en analysant les rencontres qui démarraient par la Toile. Il y avait au départ une griserie dans le fait de pouvoir multiplier les profils, de rêver à des hypothèses de relations possibles. Mais à partir d’un moment, il y avait une saturation de virtuel et un désir de concrétude. Lequel ? C’est cela le problème. Les événements que nous vivons depuis le premier confinement montrent que cette concrétude pourrait être celle du petit groupe restreint, le « cocon », comme l’appelle Vincent Cocquebert. Oui, Internet est une nouvelle donne majeure, mais qui n’expliquera pas tout le futur. Tout ne va pas être mouliné par cela. Il y a ce désir de concret et de proximité.
V. C. : Selon moi, Internet n’a pas créé cette domiciliation mais l’a rendu désirable. Aujourd’hui, nous faisons tout pour créer autour de nous un univers qui nous correspond, notamment à travers les algorithmes et les bulles. Celles-ci sont en réalité fabriquées par nous, puis renforcées par les algorithmes. Une étude intéressante faite en 2018, sur plusieurs pays, montrait que nous étions persuadés de passer environ 60 % de notre temps entre quatre murs. La vérité c’est que nous y passions 90 % de notre temps.
Il ne s’agit pas tout le temps des mêmes murs, mais nous étions déjà des hommes et des femmes d’intérieur. Cela se voit aussi chez les plus jeunes cohortes, qui socialisent principalement en intérieur. Est-ce que cela rend les liens plus flous et plus mous ? Je ne sais pas. Mais nous sommes devenus les petits ordonnateurs de notre univers, qui bloquent les gens qui ne nous conviennent pas. Des applications comme Bodyguard filtrent les commentaires négatifs sur les réseaux sociaux. Nous sommes quand même pris dans une tentation de repli, mais aussi dans une volonté de nous protéger d’un monde, en en recréant un qui serait un peu à notre image.
N'est-ce pas une conséquence du libéralisme, qui verrait son idéal d’autonomie se replier contre lui-même ?
J. -C. K. : Je modulerais un peu. Le libéralisme est une déclinaison de quelque chose de plus profond : l’autonomisation individuelle de la société. C’est cela la tendance de fond qui remonte aux Lumières.
Peut-être même avant…
J. -C. K. : Oui, c’est une histoire de 2000 ans, avec deux moments forts : les Lumières et les années 1960. C’est la montée de l’individu maître de son destin. Il s’agit d’une utopie extraordinaire, à la base d’un élargissement de la démocratie, c’est-à-dire de l’individu qui décide dans tous les domaines de sa vie quotidienne et pas seulement en mettant un bulletin de vote dans une urne. C’est un programme tellement énorme, tellement gigantesque, qu’il est difficile à appliquer.
Le capitalisme propose un modèle de l’individu plus réduit. C’est ce que les économistes appellent « l’individu rationnel », qui est en fait un individu calculateur. Il s’agit d’une vision très réductrice : heureusement, les individus sont beaucoup plus complexes que cela. Cette vision réductrice de l’individu, nous pouvons la rentrer dans des équations et des algorithmes. Cela peut permettre une autogestion de la société. C’est pour cela que le capitalisme a finalement dévoré la tendance de fond qui était celle de l’autonomisation individuelle de la société. Il est responsable de beaucoup de dérives graves, mais il n’est pas à l’origine de cette tendance de fond, qu’il a capté et qui était beaucoup plus complexe.
V. C. : Dans les années 1980, le sociologue Ulrich Beck perçoit l’apparition d’une « société du risque ». Il s’agit d’une décennie de désenchantement assez dure, avec des discours sur la réussite financière. Nous nous sommes rendu compte qu’elle est compliquée et que tout le monde ne part pas avec les mêmes chances et donc n’y parvient pas forcément. Ce n’est pas pour rien, selon moi, qu’apparaît en 1992, au sommet de Rio, le « principe de précaution ». Les gens se sont approprié cette boussole institutionnelle.
Foucault disait que la devise du libéralisme c’était : « Vivre dangereusement ». Nous avons vu apparaître durant cette décennie, et cela s’est poursuivi dans les années qui ont suivi, une envie de ne plus vivre dangereusement, mais de vivre en sécurité. La demande de protection de l’État est devenue de plus en plus forte. D’un côté, beaucoup parlent de la faillite de l’État-providence, mais de l’autre, il est activement réclamé. Mais le paradoxe est que plus on en a, plus on en demande. De même, plus nous avons de sécurité, plus nous demandons du confort. Par effet de décalage, le monde nous paraît de plus en plus hostile, alors qu’il est, dans toute sa globalité, moins dangereux qu’auparavant.
J. -C. K. : Ce qui était au cœur de La chaleur du foyer, analyse du repli domestique, c’était la coupure en deux de la société. Il y avait d’un côté les vainqueurs, les gagnants, les mobiles, qui étaient à l’aise dans cette injonction de « vivre dangereusement » et une autre moitié de la société, les futurs gilets jaunes, qui ne suivaient plus. Ces derniers essayaient de s’organiser dans une espèce de repli sur le chez soi, avec les valeurs du domestique, de la petite baraque de jardin, du bricolage et également de la sécurité. Là, nous sommes dans une situation différente. Il ne s’agit plus d’une coupure en deux de la société. Ce sont les classes très actives qui ont également envie de construire leur monde à elles, de s’enfermer dans leur bulle, séparées du grand monde.
N’est-ce pas la conséquence d’un monde de plus en plus complexe, entre la mondialisation, l’augmentation des flux, l’accélération des moyens de transport et leur multiplication, sans oublier des enjeux géopolitiques qui semblent dépasser les citoyens ? Notre monde, moins dangereux, n’est-il pas plus effrayant ?
J. -C. K. : Oui, j’ajouterais aussi que notre monde est complexe mentalement : nous devons nous poser des questions sur tout ! Le nombre d’interrogations ne cesse de s’élargir, le nombre de réponses est de plus en plus grand et nous découvrons de plus en plus que les réponses de la science sont incertaines et provisoires. Cela crée une incertitude infinie. Si nous désirons correspondre au programme de l’individu maître de son existence et capable rationnellement de se poser des questions sur tout, la vie quotidienne devient un enfer.
Nous cherchons le bonheur, le bien-être, construire quelque chose de bien avec les siens. Cette utopie du questionnement exponentielle est merveilleuse, mais elle ne fonctionne pas. Les individus ne vont pas abandonner leur liberté et leur désir de questionnement. Mais ils ont besoin de pauses et de moments de repli dans la bulle, le petit chez-soi, dans la quête sensorielle élémentaire.
V. C. : Je ne sais pas si ce sont les flux ou la rapidité du monde qui crée forcément ce besoin, mais peut-être en partie. Il faut aussi rappeler que nous sommes dans une séquence historique qui présente le futur comme quelque chose d’excessivement angoissant. « C’était mieux hier » était jusqu’ici une idée conservatrice. Elle est en passe de devenir une idée normale, parce que « demain, ça va être pire ».
Nous sommes fascinés par la collapsologie et par le spectacle de l’effondrement. Cela joue dans cette perception du grand extérieur comme quelque chose de potentiellement hostile. Cette tendance est aussi perceptible dans des pratiques pourtant positives comme l’explosion de la méditation et du yoga, ainsi que, dans une autre mesure, dans tout ce que nous appelons le « quantified self », c’est-à-dire de faire très attention à son corps en traquant sa nourriture, son activité physique et son sommeil. Il s’agit de la recréation d’un « safe space » intérieur et individuel, parce que notre « safe space » commun nous paraît de plus en plus en danger, avec un sentiment d’impuissance.
Je pense que ce fait et cette angoisse poussent un peu plus vers l’aventure intérieure, qui fait office d’horizon. Nous pouvons également le voir à travers les tests ADN.
Comment expliquer l'acceptation générale du premier confinement ?
J. -C. K. : La première explication est le choc de l’événement. Mon livre essaie de définir ce qu’est un événement et comment cela nous arrache à la vie ordinaire. Cela a pourtant été une surprise progressive. Ce n’est pas arrivé d’un coup comme Charlie Hebdo, par exemple. Il y a eu une montée en puissance des informations. Nous avons été pris et été arraché. Qu’est-ce qui nous a été arraché ? Le travail ordinaire de production de l’identité. Chacun l’histoire de lui-même à partir de ce qu’il est en train de vivre pour que cela fasse un petit peu de sens, que cela donne du sens à la vie. C’est cela le récit ordinaire. Cela a été coupé et nous sommes entrés dans le récit collectif. Le quotidien a été raconté comme une histoire à travers les spécialistes, les experts économiques, ou les épidémiologistes qui évaluaient l’évolution de la courbe. Il y avait en arrière-plan la peur de la mort, qui est devenue complètement inacceptable aujourd’hui. L’horizon moral de tout le monde, c’est le bonheur.
Le philosophe Olivier Rey parle d’« idolâtrie de la vie »…
J. -C. K. : Oui, c’est vrai. Nous sommes dans un idéal d’une vie de bien-être. Il s’agit d’une utopie un peu basique. Cet idéal commence par le fait d’être sans problème, en sécurité et en bonne santé. La mort devient complètement inacceptable. C’est ce qui explique cette position étonnante du politique qui a pris des mesures fortes pour sauvegarder les vies, parce que l’opinion était derrière. Le premier confinement crée donc un effet de choc et une inversion. Cela arrive quelques mois après les Gilets jaunes, moment de grande insoumission. Et d’un coup, la société s’est incroyablement inversée. Même si les décisions du gouvernement ont été critiquées, l’acceptation d'une discipline a été très forte. Les Français attendaient surtout des commandements plus clairs et bien argumentés. Ce sont les confusions qui ont rencontré des critiques, comme sur les masques. Sinon, le gouvernement aurait été encore davantage suivi. C’est un moment très important de l’histoire à étudier.
V. C. : Il faut cependant nuancer. Un sondage Ifop paru le 20 mars dernier révélait que 66 % des citoyens approuvaient le reconfinement décrété. Un autre sondage le 24 mars montrait que 6 Français sur 10 trouvaient que Macron avait eu tort de refuser le vrai nouveau confinement que réclamait le conseil scientifique dès janvier. Il est certain qu’une part non négligeable de la population n’en peut plus et est à bout. Ces confinements mous créent de l’anxiété, de la fatigue, de la tristesse et de l’apathie. Quelque part cela nous pousse de ne pas avoir follement envie de retrouver le monde d’après à l’issue de la pandémie. J’ai quand même l’impression qu’une majorité de gens, qui sont peut-être à bout, demandent encore de la sécurité, plus que de la liberté.
Vous étudiez des tendances longues de la société. Comment imaginez-vous le « monde d’après », c’est-à-dire non pas après la crise sanitaire, mais à plus long terme ?
V. C. : Je ne vais pas faire Madame Irma, mais si nous regardons certains baromètres cette année, la peur de l’étranger repart à la hausse. De même, il n’y a pas que de la défiance envers les institutions, il y a aussi beaucoup de défiance interpersonnelle. En 2009, 72 % des Français disaient que nous pouvions faire confiance à quelqu’un d’une nationalité autre que la nôtre. Maintenant, ils ne sont plus que 55 %. Je pense même que cette tendance au repli, avec un grand investissement de la famille, également très fort dans des communautés-miroirs, progresse. Le tout est couplé avec une injonction très paradoxale et schizophrénique de repli sur soi pour aider une communauté. Cela peut créer des difficultés. C’est, selon moi, un des enjeux de la sortie de la pandémie. Il va falloir redonner aux Français envie de recréer de la société, de recréer du commun. Pour cela, il faut des objectifs désirables et clairs. La question écologique et la protection de la nature peuvent être de bons leviers pour fabriquer du commun et dessiner les contours d’un monde un peu plus respectueux de l’environnement.
J. -C. K. : Je ne ferais pas non plus Madame Irma, c’est strictement impossible. Quand allons-nous sortir de la pandémie ? N’y aura-t-il pas un enchaînement de crises diverses, notamment financières ? Cela pourrait rebattre les cartes. Il est extrêmement difficile de savoir. Nous ne pouvons pas décrire de scénario précis. Il n’y a que des tendances longues et des potentialités qui sont déjà là et ne demandent qu’à s’exprimer. J’en vois deux grandes qui traversent, opposent et partagent les individus. Je reprends les termes d’Albert Hirschman dans son étude Exit, voice, loyalty.
L’opposition entre « exit » et « voice » me paraît extrêmement parlante. Le premier décrit une tendance dont nous avons beaucoup parlé : l’envie de se retirer pour être dans sa bulle, en sécurité. Il y a un décrochage qui, pour certains, est mal vécu et subi. D’autres, au contraire, essaient de maîtriser le phénomène, afin de créer leur petit univers et de se mettre en retrait. Ils préfèrent la sécurité à la liberté. Enfin, il y a une autre partie qui n’accepte pas cela, avec une tension émotionnelle trop forte, une colère et un sentiment d’incompréhension, comme nous l’avons vu avec les gilets jaunes. Cela pourrait revenir sous une autre forme, avec l’affirmation très forte d’une voix (« voice »), d’un cri, d’une colère.
Prenons la jeunesse : elle a été exemplaire. Elle souffre énormément et pourtant, elle a fait preuve de solidarité. Elle a accepté de sacrifier des mois précieux de sa vie. Mais si cela dure et en plus, elle a l’impression que ce sera à elle de payer la crise et l’endettement généralisé. Il risque d’y avoir un ras-le-bol qui fera éclater une envie d’en découdre.
L’avenir risque donc de se jouer entre ces deux tendances un peu contraires. Mais il est impossible de dire laquelle de ces deux tendances fortes dominera. D’un côté, le retrait dans sa bulle, avec une certaine indifférence aux affaires du monde. Et au contraire, l’envie d’affirmer, mais sans avoir les moyens intellectuels de construire des collectifs raisonnés. Cela risque de créer des flambées de colère.
* Vincent Cocquebert, La Civilisation du Cocon : Pour en finir avec la tentation du repli sur soi, Arkhê, 180 p., 16,50 euros
* Jean-Claude Kaufmann, C'est fatigant, la liberté… : Une leçon de la crise, éditions de l'Observatoire, 224 p., 18 euros