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Denis Collin: Changement de période historique
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https://www.la-sociale.online/spip.php?article627
Quelques sondages récents ont souligné une nouvelle fois le déclin irrémédiable de la gauche en France. Il semble bien, sauf retournement improbable à quelques mois de la prochaine présidentielle que l’essentiel se jouera entre le « centre droit » (Macron, LREM), la droite classique (LR) et le RN de Marine Le Pen. La gauche semble vouée à faire de la figuration au premier tour pour se partager un bon quart des électeurs. Cette situation n’est pas propre à la France. La puissante social-démocratie allemande est en voie de lente disparition. En Israël, le parti travailliste qui longtemps fut le pilier de ce pays joue maintenant les utilités. Au Royaume-Uni, les conservateurs rénovés par Boris Johnson ont fait s’écrouler le « red wall » travailliste. Nos voisins italiens, dont nous sommes souvent si proches, ne connaissent plus, en matière de gauche, que le « centrosinistra », le centre gauche qui, politiquement, n’est pas bien différent de LREM. La liste est longue ! Mais nous pouvons, sans être exhaustifs, commencer à réfléchir sur ce qui apparaît bien comme un changement d’époque historique.
Ce qui est épuisé, c’est tout un ensemble de catégories politiques ruinées par l’évolution du mode de production capitaliste au cours des dernières décennies. Pour caractériser cette évolution, il est sans doute pertinent de reprendre l’expression du philosophe italien Diego Fusaro, « Capitalisme absolu ». Ce capitalisme est absolu pour plusieurs raisons. D’une part, il a rompu tous les liens avec les formes sociales qui l’avaient précédé. Les appartenances familiales, nationales, religieuses, n’ont plus aucune place : les individus sont des individus interchangeables, mobiles, nomades, qui doivent pouvoir circuler à volonté dans le marché mondial du travail. La famille et la patrie, pour tout dire, les capitalistes trouvent cela parfaitement ringard. Accumuler du capital et accumuler du patrimoine, cela n’a rien à voir. L’impératif du capital est de circuler en permanence, alors que le patrimoine, l’usine fondée par le grand-père, la maison de famille, tout cela est du capital mort, empâté dans la matière, alors que la fluidité est la vertu première du capital. On l’a trop oublié : Marx, dans Le Manifeste du parti communiste, définit la bourgeoisie comme la grande classe révolutionnaire et le mode de production capitaliste ne peut survivre qu’en révolutionnant en permanence les forces productives et les rapports de production.
Le capitalisme actuel peut être dit absolu en un deuxième sens : il règne sans partage. Le capitalisme de la période antérieure soulevait deux types d’oppositions qui pouvaient se combiner : l’opposition de la classe ouvrière — le mode de production capitaliste produit son propre fossoyeur — et celle d’une partie de classe dominante, notamment chez les intellectuels, porteurs de ce que Hegel nommait « conscience malheureuse », c’est-à-dire la prise de conscience de l’opposition entre les idéaux proclamés par les révolutions bourgeoises du XVIIIe et XIXe siècle et la réalité concrète du mode de production capitaliste. La culture bourgeoise, la « grande culture » comme dirait Adorno, est, de fait, devenue incompatible avec le mode de production capitaliste au stade actuel. La véritable opération de destruction de la culture menée par une fraction de la « classe capitaliste transnationale » prend ainsi son sens. Les prétendus « éveillés » (woke), les activistes transgenristes et autres « décoloniaux » sont l’aile marchante du capital, son extrême gauche et rien d’autre.
Pendant ce temps, la classe ouvrière a été méthodiquement pulvérisée par la mondialisation et la réorganisation du capital. Significativement, l’industrie automobile française est en voie de disparition — on annonce dans certains milieux économiques que, d’ici à la fin de la décennie, plus aucune voiture ne sera construite en France. Autour de la « numérisation » de l’économie — le « great reset » dont parle le forum de Davos — se joue une réorganisation structurelle du mode de production capitaliste avec le nouveau pilier qui n’est plus l’entreprise, mais la plateforme (Amazon et ses émules) qui joue à la fois le rôle de marché et d’organisateur de la production sans avoir à en supporter les coûts et les risques. Ce qui conduit à la transformation du prolétariat traditionnel en un « précariat », mêlant salariés aux statuts précaires et pseudo travailleurs indépendants — en réalité des travailleurs à façon comme l’étaient les canuts lyonnais dans les années 1830.
Ces transformations n’ont pas été combattues, mais accompagnées et même précédées par les partis de la gauche. Champion des revendications « sociétales », les partis de gauche ont tourné résolument le dos non seulement aux revendications des ouvriers et employés, mais aussi à leurs préoccupations et à leur mentalité. Ils recrutent électeurs et militants dans les classes moyennes supérieures instruites, habitant les centres-villes des grandes métropoles. Ces partis sont des éléments, bientôt inutiles d’ailleurs, de la classe capitaliste transnationale.
Dans ces conditions, sur le plan social, la gauche et la droite se valent, dans l’opinion de ceux que Christophe Guilluy appelle « les gens ordinaires ». C’est parce qu’ils sont rationnels et qu’ils comprennent assez bien ce qui est en question sur le théâtre politique que les membres des classes populaires préfèrent aujourd’hui voter pour Marine Le Pen plutôt que pour Mélenchon. Évidemment, les donneurs de leçons dénonceront l’abrutissement des masses par les médias et les réseaux sociaux, ou leur « aliénation ». On connait le mépris des gens qui se croient instruits pour « ceux d’en bas ». Mais en réalité, le « progressisme » apparaît comme la principale menace pour les classes pauvres, pour ce précariat qui subit le « progrès » dans ses pires aspects. Être conservateur, au moins, c’est se prononcer pour conserver ce que l’on a, les acquis sociaux des décennies de luttes ouvrières, mais aussi un certain genre de vie auquel les « gens ordinaires » sont attachés. Quand l’internationalisme a été liquidé au profit du mondialisme, le retour à la nation apparaît comme un ultime refuge.
De cette situation, il ne sera pas facile de sortir. En effet, toute marche arrière est interdite : on ne peut pas revenir à la situation des « trente glorieuses » et au « partage » (produit d’un rapport de forces) entre capital et travail : la combinaison des destructions massives, de l’hégémonie des États-Unis et de la puissance soviétique ne reviendra pas. Pas plus que ne reviendra l’énergie abondante et bon marché qu’était le pétrole. On ne peut compter sur la croissance infinie pour permettre à toutes les aspirations de coexister et on sait bien qu’il n’est guère possible que les pauvres s’appauvrissent indéfiniment et que les riches continuent de s’enrichir. Tout indique qu’à moyen terme nous connaitrons une crise économique et sociale de grande ampleur et personne ne peut exclure une catastrophe de type troisième guerre mondiale dont les conséquences seraient autrement effroyables que celles de la deuxième. Comme il n’y a pas de grand complot dont il suffirait de démasquer les comploteurs, mais ce que ce qui est en cause, c’est le grand automate qu’est le capital, c’est à une révolution radicale qu’il faut nous préparer, pas seulement une révolution sociale, mais aussi une révolution morale. Au « toujours plus », au délire de toute-puissance de l’homme qui croit se faire tout seul, il faut substituer le sens des limites, de la juste mesure et retrouver la communauté politique comme lieu où peut se penser véritablement le bonheur. On se souvient peut-être qu’un des groupes post-soixante-huitards avait pour devise : « nous voulons tout, tout de suite, vivre sans entraves et jouir sans temps mort. » Cette devise n’avait absolument rien de révolutionnaire, contrairement à ce que croyaient ses auteurs, elle était exactement la devise du capitalisme absolu et c’est à cela que nous devons tourner le dos, définitivement après quelques siècles de croissance de la richesse et de la puissance.
Denis COLLIN – 13 avril 2021