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Ce que disent nos dents de la guerre sociale. À propos du livre d’Olivier Cyran

Lien publiée le 23 avril 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.contretemps.eu/dents-cyran-inegalites-sante-guerre-sociale/

À propos de : Olivier Cyran, Sur les dents. Ce qu’elles disent de nous et de la guerre sociale, Paris, La Découverte, 2021, 296 p., 20/15€.

Voilà un livre vraiment original, tout à la fois drôle et glaçant, impressionnant. Olivier Cyran y décide de considérer les dents comme symbole des inégalités, enjeu politique, porteuses parfois de douleurs terribles qui sont autant de souffrances sociales. L’ouvrage s’ouvre sur une scène traumatique, chez le dentiste : « J’avais sept ans quand j’ai connu la pire douleur de ma vie », raconte-t-il. « Une douleur de ce calibre a ceci de singulier qu’elle est à la fois indescriptible et ineffaçable : une vie plus tard, son écho grésille encore sous les sédiments de la mémoire. » De là vient la compréhension de ce que « la dent est l’objet d’un rapport de forces perpétuel et chaotique », orchestré dans les cabinets libéraux ou désormais par les commerciaux du soin dentaire low cost, celui des « classes régnantes et de leur système de prédation ».

L’accès aux soins dentaires est marqué par de profondes inégalités. « Même la très libérale Cour des comptes dénonçait fin 2016 une “érosion continue des prises en charge par l’assurance maladie obligatoire” ». De plus en plus de personnes doivent renoncer aux soins. Olivier Cyran affiche donc d’emblée la couleur – rageuse, subversive et déterminée : on est à l’ère d’une « séquence historique complètement folle qui nous met sous la triple menace d’une épidémie mortelle, d’un capitalisme avide d’exploiter l’aubaine et d’un régime politique robotisé encodé pour changer le monde en pépinière à start-up, mais qui ne semble plus gouverner que par la haine des pauvres, la démagogie raciste et la force brutale et toute-puissante de son appareil policier. » Et donc, les dents comme métaphore on ne peut plus concrète et matérielle de cette guerre sociale.

Pour en saisir tous les enjeux dans leur pleine richesse, l’ouvrage procède par quelques retours en arrière, loin dans le temps, il y a 14 000 ans avec la découverte d’un acte chirurgical de toute évidence admirable. À ce confrère qui était peut-être une consœur à l’origine de l’opération (dent trépanée, nettoyée et obturée), un dentiste d’aujourd’hui tire son chapeau. Mais aussi, bien plus loin encore, il y a… 130 000 ans : on sait que l’homme de Neandertal se curait les dents pour les nettoyer et en tentant à toute force de soulager certaines douleurs ; on trouve même trace d’une intervention sur une mandibule trouvée lors d’une fouille archéologique en Croatie, acte de dentisterie préhistorique menée avec un bout d’os et un bout de bois. De fait, le livre a de belles pages d’histoire. Il y est question notamment de l’état apocalyptique des dents de Louis XIV ; et parfois le tout vire au cauchemar : un jour, des chirurgiens lui ont par mégarde arraché un morceau de mâchoire – au point que des aliments lui remontaient ensuite par les fosses nasales (mmmm…)

On apprend que les dents gâtées, au XVIIIe siècle, étaient surtout celles de classes possédantes quand elles se sont jetées avec engouement sur le sucre venu des Caraïbes et donc de l’esclavage : l’état des dents n’a jamais été aussi désastreux dans toute l’histoire de l’humanité. Pages d’histoire terribles, justement, quand il s’agit de rappeler l’esclavage. On arrachait les dents des esclaves pour les châtier ou les reconnaître après une tentative d’évasion – mais aussi fabriquer des dentiers pour riches, comme ce dentier à dents d’esclaves de George Washington (Washington possédait toute une collection de dentiers composés de dents humaines et animales – âne, cheval, chèvre, ivoire d’hippopotame…). O. Cyran décrit la « rage mutilatrice des maîtres blancs » et, avec ces dentiers composés de dents d’esclaves, le « vertigineux concentré d’une histoire de barbarie et de pillage, où la classe dominante blanche désarme littéralement la bouche des Noirs pour armer la sienne ».

*

Aux États-Unis aujourd’hui, on estime que 36 millions de personnes sont totalement édentées ; une sur dix n’a pas les moyens d’acquérir un dentier. Quand une personne meurt d’une rage de dents qu’elle n’a pas pu soigner, elle est presque toujours noire, étant donnée l’inégalité de l’accès aux soins. En 2007, un enfant noir de 12 ans, Deamonte Driver, est mort d’une surinfection d’un abcès dentaire. Sa mère privée de couverture sociale ne possédait pas les 80 dollars exigés du dentiste pour extraire la molaire malade. On pense aussi à Kyle Willis, un jeune chômeur africain-américain de Cincinnati, mort à 24 ans des suites d’un abcès dentaire lui aussi, parce qu’il n’avait pas les 100 dollars nécessaires au rendez-vous de dentiste. « Les dents trahissent la cruauté du monde », écrit Olivier Cyran.

Mais l’essentiel du livre porte sur la France, sous la « nomenclature byzantine des actes remboursés et non remboursés », où la Confédération nationale des syndicats dentaires a pu recommander d’inscrire les patients bénéficiaires de la CMU sur liste d’attente : dans une voie de garage, pour éviter de les soigner. Une étude de Médecins de Monde menée auprès de 230 praticiens, en 2003, indiquait que plus d’un tiers refusent de prendre des « patients-CMU ».

On est très loin du serment d’Hippocrate : « Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. » C’est bien d’une « guerre sociale » qu’il s’agit. 45 % des ouvriers non qualifiés déclarent au moins une dent manquante non remplacée, contre 29 % des cadres. Olivier Cyran évoque une « discrimination débraillée » et cet « art d’ignorer les pauvres » selon l’expression de John Kenneth Galbraith. Il décrit la profession de dentistes (sans oublier les exceptions) dévorée par la « voracité chronophage propre à l’organisation capitaliste du travail ».

Les études de cas sont effrayantes. Pour O. Cyran ce ne sont d’ailleurs pas des « cas » mais des hommes et des femmes qu’il a pu parfois rencontrer. Leurs histoires sont terribles : victimes de dentistes véreux, particulièrement de ces cabinets low cost, capitalistes sans scrupules. Ainsi du cabinet Dentexia, chaîne low cost liquidée en mars 2016 « après avoir escroqué, maltraité ou martyrisé à des degrés divers environ 3000 patients ». « Jamais les dents des pauvres n’avaient été la cible d’une entreprise de démolition aussi diaboliquement performante. » « Ses dentistes, inexpérimentés et d’une incompétence tragique pour la plupart, travaillaient à la chaîne, comme des automates en surchauffe ».

Des centaines de patients en sont sortis non seulement mutilés, infectés ou édentés mais aussi ruinés. Leurs bouches laissées en lambeaux. Il faut vraiment lire ce livre et les témoignages de personnes mutilées par ces « broyeuses », symbole d’un capitalisme dentaire en pleine expansion. Des spirales de douleur et de honte, mais aussi la force de l’organisation collective pour se défendre face à ces machines à sous, avec la mise en place d’une association d’usagers de soins dentaires.

Olivier Cyran a réussi à rencontrer un dentiste de gauche… Lire son témoignage est passionnant et édifiant. Il relate les pratiques de ce milieu socio-professionnel, sa pingrerie, l’habitus aristocratique d’une majorité de la profession, son mépris de classe, son attachement souvent à son statut de chef d’entreprise plutôt que de soignant, l’ancrage affiché dans la rentabilité. Celui à qui Cyran attribue le pseudonyme de Paul Lafargue confie :

« Certains m’ont dit : T’inquiète pas en prenant de l’âge tu finiras de droite. J’attends toujours. Les gens de gauche qui virent à droite, c’est parce qu’ils n’ont jamais été vraiment de gauche. Une fois que t’as ouvert les yeux sur l’injustice sociale tu ne peux pas les refermer ».

Contre l’univers des remboursements et non-remboursements arbitraires, il avance une idée élémentaire :

« On pourrait créer des centres de soins de service public », « une gestion privilégiant l’intérêt public sur la rentabilité. Ça reposerait sur un modèle que l’on connaît et qui porte un nom : le système hospitalier. »