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De la Commune de Paris aux communes vénézuéliennes

LaCommune Venezuela

Lien publiée le 26 avril 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Quand on évoque les résonances contemporaines de la Commune de Paris, au-delà de références symboliques, parfois même simplement folkloriques, dans certains mouvements sociaux contemporains, c’est en général des expériences comme celles du Rojava ou du Chiapas. À savoir des mouvements dont le moteur est soit une lutte de libération nationale, comme celle des Kurdes, soit un combat contre l’oppression multiséculaire que subissent des communautés de peuples indigènes.  

Rarement abordée sous cet angle, l’expérience du Venezuela bolivarien, telle que nous la restitue George Cicariello-Maher1, est d’un autre ordre, qui renvoie à un rapport plus organique avec l’événement de 1871. Tout d’abord par le fil qui relie l’orientation de la révolution bolivarienne à la tradition socialiste inspirée par Marx et ses analyses de la Commune, telle qu’elle a été transmise et transformée par les mouvements de lutte armée qui ont marqué l’histoire du pays dans les années 1960 et 1970.

Et puis, le mouvement communaliste vénézuélien, parce qu’il s’inscrit dans un processus révolutionnaire d’ensemble visant à l’émancipation sociale, retrouve l’ensemble des problèmes que se sont posés les insurgés parisiens, à savoir les contradictions, irréductibles mais possiblement productives, entre la dimension horizontale et verticale du pouvoir, entre l’auto-organisation populaire et les tâches de direction politique, entre la ville et les campagnes, entre la transformation des structures de production et les besoins immédiats d’une population longtemps privée du nécessaire.

Stathis Kouvélakis

***

Entretien avec George Ciccariello-Maher

De la Commune de Paris au « socialisme territorial » via la guerre de guérilla

Léopold Lambert : Je voudrais commencer cette discussion en évoquant les liens possibles entre les communes vénézuéliennes et la Commune de Paris – je devrais peut-être dire les Communes qui ont été tentées en 1871 en France et qui étaient censées converger dans une sorte d’archipel. Je sais qu’il y a probablement plus de différences que de points communs, mais je pense particulièrement à la façon dont ces communes sont fondamentalement liées à l’espace, et notamment à la façon dont elles incarnent ce que tu appelles « un socialisme territorial ». Peux-tu nous en dire plus sur ce concept en relation à la fois avec l’espace et le temps ?

George Ciccariello-Maher : C’est une excellente question, et je pense qu’il est en effet essentiel de la formuler autour de celle du temps et de l’espace. Les résonances de la Commune de Paris en Amérique latine et au Venezuela ont été cruciales. Et pourtant, à un certain niveau, le même type de déplacement qui est nécessaire pour saisir la Commune de Paris et sa trajectoire est nécessaire à une plus grande échelle pour penser les communes à travers le monde. Paris n’était pas simplement Paris : elle faisait partie d’un archipel plus large d’expériences communales, territorialement, spatialement, géographiquement. Nous devons donc comprendre que l’expérience communale n’a pas un centre unique, mais de nombreux centres, de nombreux îlots d’activité communale, et que ceux-ci sont reliés par des chaînes historiques, dialectiques et territoriales. Et nous devons saisir ces préhistoires, ces dialectiques à petite échelle qui ont généré l’expérience de la Commune de Paris, et l’ont liée à des expériences ultérieures, à ce que Lénine et d’autres ont théorisé à propos de la signification et de la configuration de la commune.

Il en va de même en Amérique latine en général et au Venezuela en particulier. On peut commencer à partir de l’expérience vénézuélienne d’aujourd’hui à jeter un regarder rétrospectif sur  l’histoire des communes révolutionnaires, et voir Paris comme un point de référence, mais aussi, plus récemment, la Yougoslavie, ainsi que de nombreuses expériences qui ont eu lieu bien avant la Commune de Paris : les longues traditions de communalisme indigène et de cumbes afro-vénézuéliens, les structures communautaires développées au sein des communautés d’esclaves en fuite ou de Marrons2. Tout cela fait partie d’un tissu communautaire plus large et, d’un point de vue méthodologique, nous devons non seulement toujours comprendre ces expériences en les reliant les unes aux autres, dans le temps et dans l’espace, mais nous devons aussi décoloniser ce concept de commune, c’est-à-dire décentrer Paris et saisir comment ces histoires et ces trajectoires ont existé dans la réalité et continuent d’inspirer ce qui est un projet communautaire très complexe mais qui demeure aujourd’hui source d’inspiration.

Au Venezuela on a eu une expérience encore très négligée de participation communautaire démocratique directe. D’une part, elle a émergé d’en haut, à travers des projets développés par l’État sous la présidence de Hugo Chávez : d’abord, avec ce qu’on a appelé les conseils communaux au milieu des années 2000, et plus tard, vers la fin de la décennie, avec ce qu’on a appelé plus explicitement les communes. Les conseils communaux étaient une instance de participation politique au niveau communautaire, qui permettait aux gens de se réunir dans leur quartier et de prendre des décisions directement démocratiques et contraignantes sur les projets de développement là où elles et ils vivent. Mais si les conseils pouvaient demander des fonds publics pour des projets de ce type, l’une de leurs limites était que le politique était toujours séparé de l’économique et qu’il restait médiatisé par l’État. En ce sens, au-delà de leur plus grande échelle, l’avancée que représentent les communes est qu’en plus de rassembler les conseils communaux, elles ont également incorporé la production par le biais de ce que l’on appelle les entreprises de propriété sociale. Ainsi, dans les communes, un parlement communal décide de ce dont la communauté a besoin, comment le produire, qui va travailler, combien d’heures il va travailler, combien il va être payé, et comment distribuer l’excédent au sein de la communauté et le réinvestir dans le développement communautaire. En d’autres termes, les communes sont une tentative de créer une économie et une société locales véritablement démocratiques et socialistes, et, comme je l’ai dit auparavant, une partie de cette impulsion est venue d’en haut.

En même temps, une tâche majeure posée par l’expérience vénézuélienne (et par toute l’histoire révolutionnaire) est de saisir la relation entre ce qui vient d’« en haut » et ce qui vient « d’en bas », l’histoire beaucoup plus longue de la participation de la base. Ainsi, les conseils communaux établis par le haut ont été construits sur les fondations posées par l’organisation révolutionnaire spontanée de la base au cours des années 1980 et 1990, et plus particulièrement ce que l’on appelait les « assemblées de barrio ». Il y a une complexité ici : quelque chose est toujours inévitablement perdu lorsque le pouvoir populaire est incorporé par le haut. Mais en même temps, c’était un pas en avant important, et cela renvoie à la question plus large des nombreuses sources de la commune et même de ce que l’on appelle « l’État communal ». C’est une expression que Chávez a introduite, et lorsqu’il a dit que le Venezuela se dirigeait vers l’État communal, nous devons être absolument clairs sur le fait que ce qu’il voulait dire n’était ni plus ni moins que le démantèlement de l’État vénézuélien centralisé et son remplacement par une société fondée sur le pouvoir communal.

C’était la vision et cela reste pour un grand nombre d’acteurs la vision aujourd’hui, même si elle a été effacée par les événements et par l’effort conscient de certains. Mais l’expression « État communal » est en fait tirée de Kléber Ramírez Rojas – l’un des plus importants commandants de la guérilla dans les années 1970, qui a ensuite collaboré avec Chávez dans l’organisation clandestine des années 1980 et 19903. Ramírez a participé au coup d’État manqué de Chávez en 1992 qui, s’il avait réussi, aurait établi ce qu’il appelait une « société communero », une démocratie de base confédérée de producteurs – en d’autres termes, un communisme véritablement révolutionnaire.

LL : Nous pouvons maintenant revenir un peu en arrière. Chacune des expériences communautaires est très spécifique quant au contexte politique dans lequel elle émerge. Pouvez-vous nous parler de l’expérience vénézuélienne, de sa création en 1989 à sa réalisation en 2010 ? Bien sûr, Chávez est au centre de ce processus, mais il est intéressant de noter qu’à part lui, l’État vénézuélien semble plus intéressé à contrôler les communes qu’à réellement « parier sur elles », pour reprendre vos termes. Est-ce exact ?

GCM : En fait, la révolution bolivarienne n’a pas commencé lorsque Chávez a été élu en 1998, ou même lorsqu’il a essayé de prendre d’assaut les portes du pouvoir en 1992, mais quelques années auparavant, en 1989, lors d’une rébellion de masse contre le néolibéralisme connue sous le nom de Caracazo. Il s’agissait d’une révolte de masse, d’une émeute qui a duré une semaine, au cours de laquelle les pauvres ont envahi les quartiers riches des villes, faisant peur aux élites et montrant clairement que les choses ne pouvaient plus continuer comme avant. Mais si le Caracazo a représenté le point de rupture de l’histoire du Venezuela, nous devons reconnaître que ce sont des décennies d’organisation, des décennies de lutte armée qui ont permis d’arriver à ce point – même le concept de « révolution bolivarienne » est né de la lutte armée. C’est cette organisation et ces revendications qui ont donné naissance à Chávez, mais le Caracazo a été le moment qui a inauguré le processus bolivarien en détruisant les anciens partis politiques et en créant une brèche dans laquelle quelqu’un comme Chávez a pu s’engouffrer. Chávez était un soldat, mais il portait deux casquettes grâce à son contact direct avec la clandestinité révolutionnaire. Pendant le soulèvement de 1989, de nombreuses recrues militaires comme lui ont été envoyées dans les barrios pour massacrer des milliers de personnes qui leur ressemblaient. C’est pourquoi son coup d’État manqué de 1992 devait initialement coïncider avec l’anniversaire de cette révolte populaire massive et de la violente répression qui l’a étouffée.

Ce point de non-retour et l’espace ouvert par l’insurrection ont créé la possibilité d’une croissance rapide du mouvement révolutionnaire plus large, et un cadre de base qui a ensuite été repris par les organisateurs radicaux comme modèle d’organisation. Dès le début, il y a une controverse sur le rôle de la base, et il y a – à juste titre en un sens – différents cadres pour comprendre la transition vers le socialisme. Le leadership bolivarien a toujours été divisé entre ceux qui font vraiment confiance à la base et ceux qui considèrent la construction du socialisme comme un processus plus descendant, qui voient dans le modèle cubain la nécessité de garder un contrôle très strict sur les forces révolutionnaires pour prendre et stabiliser le pouvoir. Cette dynamique et cette tension persistent aujourd’hui.

Dans Building the Commune (Construire la commune), je raconte l’histoire de l’une des communes les plus prospères du centre-ouest du Venezuela, El Maizal, qui produit des tonnes de maïs. El Maizal est né d’une lutte populaire pour s’emparer de terres privées tombées en friche, en demandant au gouvernement d’intervenir pour les nationaliser et les « communaliser ». Mais il s’agissait finalement de deux étapes différentes. Chávez est intervenu dans un premier temps, en se présentant en prononçant un discours annonçant que les terres seraient nationalisées. Mais ce qui s’est réellement passé, c’est qu’elles ont tout simplement été reprises par une société agricole et sont restées tout aussi sous-exploitées et sous-productives qu’elles l’étaient auparavant entre les mains privées. La base révolutionnaire a donc dû s’organiser et lutter à nouveau, pour exiger que ces terres soient remises directement au parlement communal pour être gérées démocratiquement. Vous avez donc, d’une part, le rôle de Chávez en tant que point d’appui non pas unique, mais réellement le plus crucial pour le pouvoir communal au sein de l’État, mais vous avez également une guerre à petite échelle entre la base et les élites du parti.

Il ne faut pas simplifier à l’excès ou utiliser ce phénomène pour faire oublier certaines des tensions très réelles auxquelles la révolution vénézuélienne est confrontée. Mais si vous demandez aux leaders de la base à El Maizal, ils vous diront : « Écoutez, les soi-disant socialistes sont nos plus grands ennemis dans la pratique, nous les affrontons tous les jours, ils ne veulent pas que notre pouvoir grandisse parce que c’est une menace pour leur pouvoir ». Cette tension persiste donc jusqu’à aujourd’hui, et, bien sûr, les dernières années ont été incroyablement difficiles. Le projet communautaire a été remis en question, il a été mis en veilleuse, il a subi des coupes sombres dans son financement en raison de la crise économique elle-même. Mais dans le contexte de cette crise, les communes ont également connu un retour en arrière, dans le sens où certaines élites du parti veulent adopter une alliance pragmatique avec le secteur privé et avec le capitalisme national comme voie à suivre – cette voie n’a jamais fonctionné.

J’ai donc fait partie de ceux qui veulent vraiment insister sur le fait que la seule voie pour sortir de la crise économique aujourd’hui est la voie des communes. C’est la seule voie qui envisage de forger un autre type d’économie, qui pense à un Venezuela qui ne soit pas entièrement dépendant de l’extraction pétrolière pour financer les biens importés, mais qui pense plutôt à ce qui doit être produit localement et à la manière de produire démocratiquement. C’est la voie qui résout les tensions de l’économie pétrolière non pas en embrassant l’économie mondiale ou en s’en coupant, mais en développant ces alternatives démocratiques à la base.

Communes rurales et communes urbaines

LL : Vous avez écrit que le Venezuela est l’un des pays les plus urbains d’Amérique latine, avec plus de 93% de sa population vivant dans les villes. Un chapitre entier de ton livre est consacré aux formes d’auto-organisation des barrios, dont le barrio qu’incarne le gratte-ciel de Torre de David depuis plusieurs années – je t’épargne ma colère contre les architectes occidentaux qui le fétichisent. Mais comme tu l’écris également, les communes ont surtout émergé dans les campagnes. Ces deux aspects me font penser à la manière dont Marx lui-même percevait le projet que la Commune de Paris était censée incarner en rapport avec ses communautés rurales voisines. Peux-tu nous parler de la relation entre ces deux espaces ?

GCM : J’aimerais bien sûr entendre à un moment donné tes réflexions sur les architectes réactionnaires, parce qu’il y a cette sorte de fascination non seulement pour l’apparition des pauvres dans le centre de la ville, et la peur que cela provoque, mais aussi pour l’architecte ou l’urbaniste en tant que sauveur héroïque. Et cela est très présent au Venezuela et aussi dans la fascination que les mouvements urbains vénézuéliens provoquent ailleurs. Mais la question de l’espace et de la territorialité est essentielle non seulement pour saisir la Commune en soi, mais aussi pour saisir sa manifestation particulière au Venezuela et le projet du socialisme vénézuélien.

Ainsi, lorsque je parle de relier la Commune de Paris à ces autres expériences communales au sein de ce vaste tissu, chacune d’entre elles nécessite sa propre contextualisation historique pour nous permettre de réfléchir aux contours particuliers, aux paramètres et – ce qui est crucial pour le Venezuela – à la spatialité. J’ai fait cette analyse de la dialectique de l’espace urbain à Caracas, qui n’est en fait qu’un point de pression clé, ou peut-être une cocotte-minute, d’un processus beaucoup plus large. Je fais référence au processus d’urbanisation au Venezuela, qui est le résultat direct de l’économie pétrolière. Le Venezuela se serait urbanisé au XXe siècle de toute façon, comme l’ont fait de nombreux autres pays d’Amérique latine, et pour des raisons similaires. Mais la découverte du pétrole il y a plus d’un siècle a accéléré et amplifié ce processus et les distorsions économiques qu’il a reflétées et auxquelles il a contribué.

Cela est dû autant à la politique gouvernementale qu’à un facteur d’un tout autre ordre. Pendant des décennies, une série de gouvernements drogués au pétrole ont abandonné les campagnes et le secteur agricole, ne fournissant aucun soutien aux campesinos des zones rurales. Et tandis que la richesse pétrolière attirait les gens vers les villes, ils étaient également chassés de leurs terres par les propriétaires de latifundios4, le gouvernement assistant passivement à ce processus – quand il ne se rangeait pas ouvertement du côté des grands propriétaires fonciers. Cette urbanisation s’est poursuivie à un rythme effréné dans les années 1960 et 1970, et le résultat est un pays qui produit beaucoup de pétrole, dont la valeur peut être importante sur le marché mondial, mais très peu de nourriture et presque rien d’autre. Cette économie pétrolière est entièrement conçue autour de et intégrée au marché mondial, et elle persiste à ce jour.

À tout le moins, le chavisme est arrivé au pouvoir avec une théorie de l’économie pétrolière et il a pris quelques mesures pour la contrecarrer, même si celles-ci ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan. Il est intéressant de noter que cette théorisation s’est également développée au sein de la lutte armée, quand les intellectuels de la guérilla ont élaboré dans les années 1970 une compréhension alternative de l’économie pétrolière et de la manière de s’engager dans ce qui a été appelé plus tard le « développement endogène », à savoir l’idée d’utiliser le pétrole pour financer le développement économique basé sur les besoins internes plutôt que sur la demande venant de l’économie mondiale. Pour la commune, cela signifie beaucoup de tension et de contradictions.

D’une part, une économie véritablement communale ne dépendrait pas autant du marché mondial, et encore moins d’un élément aussi destructeur que le pétrole. Mais cela implique également la tâche incroyablement difficile d’inverser un siècle de processus territoriaux et démographiques. Cela signifie redistribuer la population dans l’espace, inverser ce que Frantz Fanon, dans Les damnés de la terre (1961), appelait le « processus de macrocéphalisation des villes5 » et déboulonner le mythe du capital. Il s’agit bien là d’un modèle de développement spécifiquement colonial. Le capital est l’interface pour extraire les ressources et les exporter vers l’économie mondiale. Revenir en arrière sur ce type de processus est incroyablement difficile, ce qui explique pourquoi le chavisme a eu du mal à le faire et pourquoi l’opposition néolibérale vénézuélienne n’offre aujourd’hui aucune alternative à ce modèle de développement.

Or, si vous ne vous attaquez pas à cette architecture historique profonde de l’économie, du territoire et de la société vénézuélienne, vous ne pouvez pas vraiment commencer à vous attaquer au cœur du problème. Ce que cela signifie en termes de construction du socialisme vénézuélien est bien sûr aussi complexe. Ainsi, dans Building the Commune, je parle de petits îlots de socialisme disséminés à travers le Venezuela, de ces expériences dont certaines sont à grande échelle, d’autres à une échelle plus réduite. Ce réseau communal n’est encore qu’une petite partie de l’économie dans son ensemble, mais le défi consiste précisément à à étendre ces fils, à les relier les uns aux autres et à tisser la toile plus large d’une économie communale. Vous avez ainsi des axes communaux, par exemple, surtout dans le centre-ouest du Venezuela, qui produisent du café, des bananes plantains et du maïs, et qui les échangent directement entre eux en dehors du marché capitaliste.

Dans l’histoire de la littérature socialiste, il y a eu beaucoup de discussions sur l’impossibilité de petits îlots de socialisme. Et une partie de ce que j’ai soutenu dans Building the Commune est que vous pouvez bien dire que c’est impossible, mais c’est aussi la réalité où nous nous trouvons. La question devient alors comment pouvons-nous commencer à penser spatialement au tissage de ce tissu communal, en connectant ces territoires disparates dans un projet plus large qui est capable de devenir un projet de pouvoir.

Une souveraineté populaire en archipel ?

LL : Je suis très heureux de t’entendre parler des îles, car c’est aussi ma métaphore préférée pour parler d’un paradigme alternatif de la souveraineté – très influencée par la vision des îles et de l’archipel d’Édouard Glissant. L’argument de ce numéro de The Funambulist est de penser la Commune comme un paradigme différent de la souveraineté qui passe par les intensités de la gouvernance dans un ordre inverse de celui qu’impose l’État-nation. Elle va du quartier, à la municipalité, à la province, à la nation, et peut-être même à la coalition des nations. Pourrais-tu nous dire comment les communes du Venezuela incarnent ce paradigme, et s’il pourrait éventuellement être applicable de manière progressive dans d’autres contextes ?

GCM : Je pense que le point que tu soulèves est crucial, à savoir que l’idée que des îlots isolés de socialisme sont impossibles est une réaction au « socialisme dans un seul pays », ou à la stratégie d’autarcie du mouvement tiers-mondiste – i.e. se couper entièrement du capitalisme mondial. Mais aussi tragique que cela puisse paraître, c’est actuellement notre point de départ. De plus, une fois que nous avons saisi cette réalité, cela peut aussi nous conduire à une vision très différente de la commune et de la manière dont se développe le pouvoir communal. C’est certainement vrai de l’expérience vénézuélienne contemporaine, mais aussi de son histoire, et cela renvoie à la décolonisation de la commune que j’ai mentionnée, qui ne s’inspire pas seulement de Paris mais s’empare de sources locales et indigènes venant de toute l’Amérique latine.

Plus précisément, le concept qui attire de nombreux organisateurs de base au Venezuela provient de l’un des professeurs de Simon Bolívar, Simon Rodríguez, qui parlait de ce qu’il appelait « la toparquía ». Ce terme fait référence au même type de petites îles de ce qui, pour Rodríguez, était une sorte de souveraineté républicaine, synonyme de déplacement d’une vision centralisée et coloniale de la souveraineté basé sur la reconnaissance du fait que la construction d’États sur le modèle européen allait être un désastre. En d’autres termes, il fallait développer au Venezuela une certaine forme de pouvoir décentralisé, et c’est précisément la raison pour laquelle les gens ont repris cette idée de toparchie. J’ai visité une commune du sud-est de Caracas, où il y avait un petit chien qui courait partout, et quand j’ai demandé quel était le nom du chien, ils ont répondu que c’était « El Topo ». Chávez, dans son travail idéologique quotidien, a été incroyablement efficace pour populariser ce genre d’idées, transformer des concepts théoriques politiques profonds en armes de lutte et pour repenser la manière de construire un nouveau monde, au point que vous aviez ici cette petite commune qui se sentait inspirée par l’idée que, même si elle n’est peut-être qu’une petite île, elle peut aussi se connecter à quelque chose de beaucoup plus grand.

Dans la pratique, il y a eu des tentatives en ce sens, venant tant d’en bas que d’en haut. D’en bas, je peux parler du travail inlassable des organisateurs de base qui se contentent de conseiller les gens sur la manière de créer de petites entreprises socialistes, de les relier à une commune voisine, qui peut se trouver à quelques kilomètres ou à 30 kilomètres, de commercer ou d’échanger leurs biens et de s’intégrer dans ce processus plus large. D’en haut, il semble que l’on ait tenté d’établir une structure confédérée de communes, de sorte que les communes élisent des assemblées communales au niveau de l’État, qui élisent et envoient ensuite des représentants à ce que l’on appelle le Conseil présidentiel, qui est en contact direct avec le président Nicolás Maduro.

Cela met en évidence une tension qui existe de longue date, qui est bien sûr un point qui fait l’objet de controverses terribles de la part des voix libérales au Venezuela. Il s’agit du fait que la structure communale a existé en dehors de l’appareil démocratique libéral, non seulement en termes d’intervention directe de Chávez visant à exproprier des biens et à aider à établir des communes, mais aussi du fait que ces communes ne sont pas responsables devant les représentants élus – ou je devrais dire, devant les représentants élus par le biais du processus démocratique libéral : les maires locaux, les gouverneurs d’état, ou même le gouvernement national. Mais ce qui apparaît comme une contradiction pour la démocratie libérale est en fait tout l’intérêt du projet communal, qui est de ne pas travailler dans le cadre de la démocratie libérale et de la souveraineté centralisée de l’État, mais de construire quelque chose d’entièrement différent.

Au Venezuela, vous avez donc deux types d’État et un conflit entre deux visions différentes de la souveraineté. Celles-ci se contaminent et s’interpénètrent, bien sûr, puisqu’il y a la participation intégrée dans la constitution démocratique libérale de 1999 et aussi une sorte d’impuissance et de limitation qui n’a jamais été complètement surmontée quand il s’agit de ces structures communales. Elles sont en interface avec Maduro, qui a été élu après tout par la structure démocratique libérale existante, mais elles ne sont pas encore pleinement elles-mêmes. Toutefois, nous avons là au moins un exemple vivant d’une guerre entre deux types de pouvoirs très différents, ce que j’ai conceptualisé auparavant en termes de double pouvoir de Lénine, qui était précisément, si nous y réfléchissons bien, un concept de la commune. Mais au Venezuela, il s’agit d’une guerre de position prolongée et prolongée qui fait rage aujourd’hui d’une manière incroyablement complexe et douloureuse.

 

LL : Nous avons parlé de la production au sens le plus littéral, mais l’une des personnes que tu as interrogées dans le cadre de tes recherches t’a dit que ce qu’il fallait aussi produire, c’était la commune elle-même. Cela m’a ramené à Marx et à son affirmation que la plus grande réussite de la Commune de Paris était son « existence réelle en acte ».

GCM : En effet, nous devons comprendre comment Marx lui-même était un produit de ces tensions. Voici quelqu’un qui a passé une grande partie de sa vie à concevoir et à écrire une critique de l’économie politique, et puis la Commune de Paris survient. Cela a un impact énorme sur lui, donc quand il dit, par exemple, que la Commune est « la forme politique enfin découverte sous laquelle pouvait se mener l’émancipation économique du travail », cela fait partie de son autocritique. Il dit : « Écoutez, Paris nous a montré ce que nous aurions dû faire, nous a montré une forme, nous a montré une façon d’organiser et d’arranger concrètement la société, qui est communiste. Nous qui parlons de communisme depuis si longtemps, nous avons dû découvrir cette forme à travers l’activité pratique de la classe ouvrière et son aspiration à l’autogestion ».

Je pense que c’est de cela qu’il s’agit au Venezuela, de ces tensions, de ces façons dont différentes théories peuvent être mises à contribution, mais aussi de la façon dont la pratique est une part énorme du processus. Par exemple, au moment même où le ministère des Communes tentait d’établir un cadre pour définir ce qu’est une commune, pour ensuite les compter et travailler à leur construction par le haut, des militants qui travaillaient au ministère ont démissionné pour former un autre type de réseau de communes, en partie parce qu’ils estimaient que la définition ne devait pas passer avant l’expérience de la commune, et que les deux devaient exister dans une relation beaucoup plus dynamique. Je pense que ces relations entre le théorique et le pratique, entre le haut et le bas, sont des rappels cruciaux et constants de cette dynamique.

Pour répondre maintenant à ta question, au Venezuela, en raison précisément de cette histoire coloniale et extractiviste dont j’ai parlé, et de ses implications pour la géographie et le territoire, l’une des questions centrales est celle de la production. Il n’y a vraiment aucun moyen de l’éviter. Toutes les théories anti-travail, disons plutôt européennes, sont provocantes et intéressantes, mais elles ne nous aident pas à faire face à ce qui se passe dans une économie où il n’y a pas assez de choses fabriquées. Cela place le Venezuela dans une position très différente lorsqu’il s’agit de la conceptualisation de Marx du communisme du futur comme un communisme d’abondance et d’absence de pénurie. C’est essentiel pour la crise qui se joue aujourd’hui au Venezuela.

De nombreuses communes ont été établies dans les barrios chavistes les plus radicaux autour des zones urbaines, où vivent un très grand nombre de personnes mais où se trouve aussi, et c’est important, le fer de lance politique qui a porté le Chavisme au pouvoir à travers une rébellion de masse. Pourtant, ce sont des territoires où rien n’est produit, des territoires qui ne fabriquent rien, et dans lesquels les gens vivent et circulent pour aller travailler dans la ville – où souvent ils ne produisent rien non plus, mais travaillent dans les services ou la simple distribution. En revanche, les communes qui ont été construites dans les campagnes sont beaucoup plus productives. Elles produisent ce qui est nécessaire, et beaucoup produisent même plus que ce dont elles ont besoin. L’une des tâches a donc été de créer des courroies de transmission des relations politiques et de la production économique qui puissent relier ces expériences communales dans les villes et dans les campagnes.

Mais cela signifie également qu’il faut penser différemment la production elle-même. Encore une fois, cela ne nous mène pas très loin dans un pays où les choses ont vraiment besoin d’être fabriquées, où les gens ont vraiment besoin de nourriture et où, aujourd’hui, l’argent du pétrole ne suffit pas à importer suffisamment pour que les gens puissent manger. Nous devons donc aussi réfléchir à la manière dont, comme l’a dit l’ancien ministre des communes Reinaldo Iturriza, la commune est aussi quelque chose qui est produit. C’est ce que Chávez appelait l’esprit de la commune, une nouvelle façon d’être ensemble. L’un des exemples que j’aime donner est celui d’une petite commune du sud de Caracas fondée par une bande de jeunes gens dans une zone sans réelle production économique. Le premier produit concret de leur commune, cependant, a été une trêve des gangs, quelque chose de très immatériel dans un certain sens, mais qui permet une relation matérielle différente avec le territoire local et permet une plus grande consolidation politique de la conscience et du pouvoir. C’est ce qui est produit dans les quartiers qui ne produisent concrètement rien, mais la tension de la production reste au cœur même de la crise aujourd’hui.

D’autre part, dans son aspect productif, la commune reste la seule solution possible à la crise contemporaine et historique de la dépendance pétrolière vénézuélienne. Même dans le contexte de cette crise, et d’une certaine manière précisément à cause de la crise, il n’y a pas vraiment d’alternative à la commune. Les importations de nourriture se sont effondrées, et c’est une tragédie humanitaire absolue qui a été amplifiée par les sanctions d’Obama et de Trump. Des dizaines de milliers de personnes, voire des centaines de milliers, sont mortes à cause des sanctions américaines. Mais dans le même temps, l’économie pétrolière n’est plus en mesure de fournir ce dont les gens ont besoin et donc les communes se sont levées pour faire ce qu’elles peuvent, en développant des structures alternatives et des réseaux de distribution alternatifs. Bien que cela ne soit certainement pas suffisant et que nous devions nous consacrer pleinement à la tâche de lever les sanctions et de permettre aux Vénézuéliens de respirer, de manger et de vivre comme condition préalable à la construction de cette vision communautaire, les communes sont également la solution à cette crise économique.

La commune comme autodéfense populaire

LL : En guise de conclusion, je voulais évoquer le coup d’État manqué soutenu par les États-Unis en 2019. À l’heure actuelle, l’État vénézuélien est encore très centralisé, ce qui le rend vulnérable à ce genre de tentative impérialiste. Ne pourrions-nous pas dire que l’État communal, en plus d’incarner ce paradigme alternatif de la souveraineté, est aussi un bon mécanisme de défense contre des interventions comme celle des États-Unis ?

GCM : Absolument. D’une part, le chavisme a toujours embrassé ce que Lénine, en référence à la Commune de Paris, appelait « l’armement direct de tout le peuple » sous la forme de milices de masse composées de gens ordinaires, qui ont été modelées sur les organisations d’autodéfense de la base. Mais d’un autre côté, ces structures horizontales coexistent avec la hiérarchie militaire traditionnelle, verticale, et la chaîne de commandement. Cette coexistence de deux visions de l’armée est directement parallèle à la question politique de la coexistence de deux États. Mais il y a quelque temps, un débat ouvert a éclaté, suscité par le général à la retraite Alberto Müller Rojas, malheureusement décédé il y a dix ans. Müller Rojas insistait essentiellement sur le fait que le chavisme implique l’abolition de la hiérarchie militaire traditionnelle et l’armement de l’ensemble du peuple comme le meilleur moyen de défendre non seulement la nature révolutionnaire du processus interne – les communes contre l’État, pour ainsi dire – mais aussi contre la menace externe d’une intervention et d’une invasion étrangères.

Et c’est absolument vrai. Vous avez des milices de base dans les zones les plus éloignées de ce qui est une frontière colombienne incroyablement poreuse, qui se battent depuis des années contre l’infiltration et la violence paramilitaires en même temps qu’elles luttent pour l’autonomie locale. Vous avez des gens ordinaires qui interviennent pour résister à l’invasion étrangère, comme dans le cas des mercenaires soutenus par les États-Unis qui ont tenté une invasion vraiment maladroite l’année dernière, appelée de façon irresponsable « Opération Gideon », en débarquant sur la côte caraïbe du Venezuela. Qui les a capturés ? Des pêcheurs armés. Des gens ordinaires, des révolutionnaires chavistes de base. Cela nous renvoie directement à la question de savoir comment nous comprenons la souveraineté, comment nous comprenons le pouvoir. Et cela pose la question du pouvoir communautaire comme une alternative sérieuse, à travers laquelle nous pouvons commencer à construire non seulement des mouvements, mais aussi des formes différentes d’autogouvernement local qui sont bien plus puissantes que ce qui existe aujourd’hui.

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Cet entretien de George Ciccariello-Maher avec Léopold Lambert a été publié dans le n° 34 de la revue The Funambulist(mars-avril 2021), entièrement dédiée à « la Commune de Paris et le monde ».

Traduction, intertitres et notes de Stathis Kouvélakis.

Lire hors-ligne :

références

1. George Ciccariello-Maher est un chercheur actuellement basé à Philadelphie, ancien enseignant à l’université Drexel de Pennsylvanie. Parmi ses publications citons La révolution au Venezuela. Une histoire populaire (La fabrique, 2016), Building the Commune. Radical Democracy in Venezuela (Verso, 2016) et Decolonizing Dialectics (Duke University Press, 2017).
2. Au Venezuela, les communautés d’esclaves fugitifs de étaient connues sous le nom de cumbes ou rochelas, au Brésil en tant que quilombos ou mocambos et en Colombie comme palenques. Les esclaves noirs en fuite formaient des communautés stables, basées sur des éléments culturels apportés d’Afrique, ainsi que des éléments culturels espagnols, fruit de la coexistence au cours de leur servitude, et des éléments culturels venant des communautés de peuples indigènes, qui les ont rejoints lorsqu’ils ont déserté les missions. Les cumbes ont également servi de lieux de refuge pour les soldats blancs et bruns déserteurs des Antilles.
3. Acteur majeur de la gauche révolutionnaire vénézuélienne, Kléber Ramírez Rojas (1937-1998) a commencé son militantisme au Parti communiste, avant d’être parmi les fondateurs en 1967 du PRV (Parti de la révolution vénézuélienne), scission du PC qui s’engage dans la lutte armée aux côtés de Douglas Bravo, commandant en chef des FALN (Forces armées de libération nationale) depuis 1962 et figure légendaire de la guérilla latino-américaine des années 1960 et 1970. Vers la fin des années 1970, le PRV entre en crise et se dissout, non sans avoir auparavant créé une structure agissant au sein de l’armée, le « Frente de Oficiales de Carrera » (Front des officiers de carrière) qui a directement influencé Chávez. Dans son ouvrage Venezuela la IVa República, o la total transformación del Estado (Venezuela : la IVe République ou la transformation totale de l’Etat), publié en 1991, Kléber Ramírez jette les bases programmatiques de la révolution bolivarienne autour de l’objectif de la démocratie communale, vers la réalisation de laquelle l’Etat doit se subordonner, le protagoniste de ce processus étant le peuple.
4. Termes désignant de grands domaines en Amérique latine, base économique d’une oligarchie foncière héritière directe des structures coloniales créées sous la domination espagnole.
5. « Dans un pays sous-développé, la mise en place de directions régionales dynamiques stoppe le processus de macrocéphalisation des villes, la ruée incohérente des masses rurales vers les cités », Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002, p. 177.