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Roger Lenglet: «La recherche scientifique s’est laissée aliéner par l’argent»

Lien publiée le 27 avril 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Spécialiste des nanotechnologies et, plus généralement, de l’influence des lobbies industriels sur la recherche scientifique et les politiques de santé publique, le philosophe et journaliste d’investigation Roger Lenglet incarne un autre journalisme scientifique. « La vulgarisation a une vocation critique bien plus fondamentale qu’on ne le croit vulgairement », écrit-il. C’est ce regard qu’il cultive, depuis une trentaine d’années maintenant, à travers de nombreux ouvrages, en particulier contre les dénis du monde de la recherche et de l’industrie. Trois questions à un journaliste scientifique engagé et sensible.

Roger Lenglet : «La recherche scientifique s’est laissée aliéner par l’argent»

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Sciences Critiques – En tant que journaliste d’investigation, que vous inspire le monde de la recherche scientifique sur lequel vous enquêtez depuis de nombreuses années ? Que dire notamment du poids des lobbies industriels ?

Roger Lenglet – Hormis certains chercheurs qui ont résisté toute leur vie aux pressions malsaines des décideurs voulant contraindre la recherche à des partenariats tous azimuts avec le privé[1], je constate que le monde de la recherche scientifique s’est laissé aliéner à la course à l’argent. Trente années d’enquêtes sur l’affairisme et les privatisations qui délabrent l’éthique jusque dans le secteur de la recherche m’obligent à dire que le lobbying des gros acteurs économiques est déterminant dans cette dérive. La « corruptibilité » de la recherche − corruptibilité structurelle et personnelle −, aidée par beaucoup de lâcheté, de carriérisme et de cupidité, facilite considérablement ce lobbying. Les incorruptibles face aux lobbies et au politique existent mais ils sont rares et leur carrière s’en ressent durement.

LES SCIENCES DE LA SANTÉ NE SONT PLUS SEULEMENT SOUMISES AU POIDS DES INSTITUTIONS, ELLES LE SONT DEPUIS PLUS D’UN SIÈCLE AU POIDS DES LOBBIES INDUSTRIELS ET FINANCIERS.

Résultat, les chercheurs osent de moins en moins parler aux journalistes d’investigation sur les dossiers sensibles, même sur les études sanitaires. Le verrouillage devient incroyable. Il permet aux lobbies industriels qui participent à leur financement d’imposer le silence, y compris quand ces recherches portent sur la toxicité de certaines substances et leur impact sur la population. De fait, les financeurs leur demandent de créer des marchés, non de faire progresser la connaissance scientifique, et encore moins de révéler des dangers[2]. Je m’efforce, de mon côté, de faire l’histoire de leurs stratégies et de leurs procédés d’influence sur les chercheurs et les décideurs. L’épistémologie et l’histoire des sciences souffrent de négliger ces aspects. Les trajets de ces différents acteurs sont de plus en plus intriqués. On le voit, par exemple, dans l’essor des nanotechnologies[3] et le court-circuitage de la prévention.

On le voit aussi dans la relégation de la toxicologie en santé publique[4]. L’affaire de l’amiante, à laquelle j’ai consacré beaucoup de travail, reste un dossier phare sur ce point. Il n’a pas fini de nous éclairer sur les méfaits du lobbying, le façonnement de nos représentations et des réglementations, sur l’instrumentalisation de l’expertise et des normes, la hiérarchisation des disciplines par le pouvoir politique à des fins mercantiles, ainsi que sur le fonctionnement de la justice. Toutes les sciences de la santé sont touchées : la médecine générale et ses spécialités, aussi bien que des sciences comme l’épidémiologie, la toxicologie, y compris l’infectiologie non lucrative. Ce qu’est devenue la presse médicale professionnelle révèle bien la puissance des firmes. Même la formation des médecins leur est soumise[5].

LA RECHERCHE S’ENFERME DANS UNE INGÉNIERIE VÉNALE, C’EST-À-DIRE DANS L’OBSESSION DES RETOURS SUR INVESTISSEMENT À COURT TERME, AU DÉTRIMENT DE LA PRÉVENTION.

Les sciences de la santé ne sont plus seulement soumises au poids des institutions, elles le sont, depuis plus d’un siècle, au poids des lobbies industriels et financiers. Anecdote au passage : en 2009, j’ai envoyé au bureau de la vénérable Société française d’histoire de la médecine (SFHM) mon livre Lobbying et santé (Editions Pascal, 2009) avec une dédicace disant qu’on ne peut plus faire l’histoire de la médecine sans faire celle du lobbying des firmes de la filière chimique et pharmaceutique, entre autres. À ma grande surprise, le bureau de la SFHM a réagi très positivement à ma petite exhortation et proposé aux membres, médecins pour la plupart, de m’élire parmi eux. Ils m’ont élu à l’unanimité. Mes échanges avec eux m’ont fait percevoir leur besoin de renouveler le regard porté sur les évolutions de la médecine, surtout pour l’histoire contemporaine[6].

Il faut le faire entendre, les producteurs de médicaments réinventent à leur profit la médecine générale, de même que la pédiatrie, la gérontologie, la rhumatologie, la cancérologie… Pour ne pas parler de la psychiatrie ! Autre exemple, les mastodontes de l’imagerie médicale ont contribué à faire disparaître l’approche clinique du médecin au profit de leurs marchés technologiques. On peut évoquer aussi l’imperium de la génétique, de l’informatique et des nanotechnologies qui, en créant des effets d’aubaines économiques et conceptuelles, provoquent des précipitations épistémologiques, des aveuglements et une énorme mauvaise foi.

Les conséquences de cette évolution doivent retenir notre attention. La recherche s’enferme dans une ingénierie vénale, c’est-à-dire dans l’obsession des retours sur investissement à court terme, au détriment de la prévention – réduite, quant à elle, aux vaccins de plus en plus nombreux et aux traitements lucratifs qualifiés de « préventifs ». Il en résulte aussi un écrasant refoulement des études scientifiques portant sur les facteurs des maladies émergentes. La culture du déni règne[7].

IL EST GRAND TEMPS DE METTRE FIN À LA CONFUSION DES RÔLES CONSISTANT À FAIRE ENDOSSER AUX CHERCHEURS LA GESTION DU RISQUE ET LA COMMUNICATION GOUVERNEMENTALE SUR LES DANGERS. CETTE GESTION DU RISQUE REVIENT AUX DÉCIDEURS POLITIQUES, ILS NE DOIVENT PLUS SE DÉFAUSSER.

Il faut attaquer ce carcan, même si la puissance de l’argent le renforce. L’accès internet des citoyens et des journalistes aux données scientifiques ouvre dorénavant une avenue à ce combat. On peut examiner directement les études, sans passer par le filtre des rapports de synthèse et des communiqués de presse des agences, qui sont par leur sélection des sources et par leur rhétorique apaisantes. C’est un tournant historique. Il faut inciter chacun à lire les études sans détour, à se forger sa propre culture scientifique[8], sa curiosité critique et ses convictions[9]. L’image de la recherche s’y affinera. Par ailleurs, il est grand temps de mettre fin à la confusion des rôles consistant à faire endosser aux chercheurs la gestion du risque et la communication gouvernementale sur les dangers. Cette gestion du risque revient aux décideurs politiques. Ils ne doivent plus se défausser en reportant cette responsabilité aux scientifiques qu’ils soumettent aux pressions insidieuses.

Parmi les sujets de vos enquêtes, les nanotechnologies occupent une place particulière. Représentent-elles, selon vous, un danger pour le vivant ? S’agit-il d’une « bombe à retardement » pour la santé publique ?

Il suffit de regarder de près les publications scientifiques sérieuses en toxicologie pour s’en rendre compte. L’intérêt des nanotechnologies est d’accroître les propriétés physiques des molécules, mais cela se traduit aussi régulièrement par des propriétés toxiques accrues, pour des raisons assez simples à comprendre, liées à leur réactivité biophysique et à leur taille notamment, qui permet à nombre d’entre elles d’entrer dans les cellules et leur noyau. Beaucoup de nanotechnologies sont cytotoxiques, mutagènes, cancérigènes, reprotoxiques, neurotoxiques… Ce sont là des dénominateurs souvent communs.

LE NOMBRE D’EXPERTS EMPLOYÉS AU SERVICE DES INDUSTRIELS POUR NOYER LE POISSON EST IMPRESSIONNANT. ILS FONT TOUT POUR RETARDER LA PRISE DE CONSCIENCE SUR LES RISQUES, QUI RÉDUIRAIT LEURS MARCHÉS.

Une distance considérable sépare le contenu des études et le discours tenu par les autorités politiques, un discours calqué sur celui des lobbies et des experts en lien d’intérêt, des lobbyistes de la chimie, du médicament, de la cosmétique, de l’agro-alimentaire. En fait, tous les secteurs industriels utilisent à présent des nanos et contournent la réglementation REACH [pourRegistration, Evaluation, Authorization and restriction of CHemicals en anglais, ou Enregistrement, Evaluation, Autorisation et restriction des produits chimiques en français, NDLR] sur les risques. Et le nombre des experts employés à leur service pour noyer le poisson est impressionnant. Ils font tout pour retarder la prise de conscience qui réduirait leurs marchés. Les nanotechnologies sont un eldorado économique, subventionné et terriblement porteur. Il faut comprendre qu’elles leur offrent l’opportunité économique de mener une nouvelle révolution chimique qui leur permet de renouveler incessamment tous les matériaux synthétiques qui avaient déjà remplacé les matériaux naturels.

En 1986, vous avez écrit Sciences : le problème de la vulgarisation. Quel est ce « problème »? Et que pouvons-nous en dire aujourd’hui ?

Les enjeux de la vulgarisation restent très sous-estimés et, pour tout dire, incompris. Je l’écrivais à cette époque, mais c’est toujours vrai[10]. Il en va, bien sûr, de son rôle crucial pour le présent et l’avenir de la démocratie face aux technosciences[11] mais dans un sens plus fondamental qu’on ne l’imagine communément. La vulgarisation doit encore s’émanciper, dans sa forme et son contenu, ainsi que dans ses visées, de son statut implicite qui l’asservit à une activité de transmission du savoir scientifique, à une sorte d’exercice de traduction pour les profanes, un exercice de diffusion de ce savoir auprès du grand nombre tenu pour ignorant. Or, on se trompe grandement sur cette « ignorance » et sur les ressources de l’homme du commun.

LA TECHNOSCIENCE N’A PAS À REMPLACER LA SENSIBILITÉ DANS LAQUELLE ON DÉVELOPPE SES RELATIONS AVEC AUTRUI ET L’ENVIRONNEMENT.

Justement, mener une vie hors des murs de l’école et jouir de la liberté de ne plus en passer par les programmes et les fourches caudines du cursus scolaire permettent de regarder les sciences et la technologie autrement. De les regarder de façon sensible, charnelle, à partir de ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Notamment de comprendre que la technoscience n’a pas à remplacer la sensibilité dans laquelle on développe ses relations avec autrui et l’environnement[12]. La vulgarisation doit faire plus qu’assumer d’en passer par la métaphorisation des productions scientifiques. Elle a une vocation esthétique, au sens étymologique du mot, c’est-à-dire qu’elle doit défendre la pertinence de la sensorialité et des plaisirs du corps, comme intelligence sensible, comme la fameuse conscience sans laquelle, comme l’enseignait la philosophie rabelaisienne de façon très approfondie, la science n’est que ruine de l’âme. La formule est, hélas, entendue aujourd’hui de façon étroitement moralisante.

La dimension critique de la vulgarisation, il est important de le souligner, est née avec les arts. Cette dimension, quasi inexistante jusque dans les années 1960-1970, a commencé à se développer avec la littérature et le cinéma, à travers la science-fiction, ce sillon de liberté pour la vulgarisation. On a vu aussi surgir ce développement critique, à cette époque, dans la mouvance socio-politique qui osait s’intéresser à la déshumanisation technologique, à la pollution, aux problèmes liés à la standardisation industrielle, à la brutalité machinique…[13].  La « tyrannie des algorithmes », pour reprendre l’expression de Miguel Benasayag, revêtait encore les traits séduisants de la cybernétique.

Les hebdomadaires Charlie Hebdo et La Gueule Ouverte témoignent aussi de cette émergence critique dans ces années-là. On y voit non seulement la montée du souci de la préservation de l’environnement et de la place du plaisir, sous la houlette, en particulier, du dessinateur et journaliste Pierre Fournier, l’émergence de l’écologie comme discipline à la fois autonome, déconstructive et critique[14]. Tout ça avec un langage accessible à tous et même bien travaillé sur le plan littéraire suscitant l’indépendance et la réappropriation par chacun. On y revendiquait l’utopie sociale et même une utopie de l’ingéniosité technique, tout particulièrement mécanique et physique. On commençait à fabriquer des éoliennes citoyennes pour être autonomes, des machines à dimension humaine. Rien à voir avec les éoliennes géantes posées actuellement par les multinationales. Il s’agissait déjà d’une philosophie du retour au corps et à la terre, du « Small is beautiful », de la reconquête de soi et du monde par le local. Avec tout ça se profilait un combat pour la sensibilité, l’imagination[15], la liberté respectueuse de celle de chacun, la solidarité. Un idéal de société autarcique, non soumis au règne de l’argent et de l’industrie.

QU’ON LE VEUILLE OU NON, LA SCIENCE ET LA POÉSIE VONT DANS DEUX DIRECTIONS OPPOSÉES, C’EST CE QUI FAIT AUSSI LEUR VERTU.

Pour autant, les ouvrages ou la grande presse faisant de la vulgarisation restaient en général scientistes et épistémiques. Et, plus généralement, on sous-estimait les ressources du jugement de l’homme du commun et de la sensibilité de chacun. L’opinion publique, la doxa, était traitée comme le puits des préjugés, des contradictions stériles, des passions violentes et du non-savoir. Alors que du côté de la littérature, des auteurs de science-fiction commençaient à s’amuser comme des fous. Qu’on le veuille ou non, comme disait Gaston Bachelard, et déjà bien avant lui Rabelais, la science et la poésie vont dans deux directions opposées, c’est ce qui fait aussi leur vertu. Epistemon (la raison) est voué à sous-estimer Panurge qui incarne les ressources de la chair et du plaisir des sens, ce plaisir qui donne à la vie la saveur sans laquelle elle perd tout sens. Notre capacité de réflexion et d’autoréférence, d’auto-création, a encore tout à montrer aussi en matière de rationalité ouverte et de raison scientifique.

Propos recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.

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References

References↑1↑2↑3↑4↑5↑6↑7↑8↑9↑10↑11↑12↑13↑14↑15

– Frédéric Ogé, Annie Thébaud-Mony, André Picot, Romain Gherardi, parmi d’autres.
− NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Stéphane Foucart : « Les débats scientifiques peuvent être instrumentalisés », 1erseptembre 2015.
– Roger Lenglet, Nanotoxiques, Actes Sud, 2014 (réédition Babel Poche en 2019).
− NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Gilles-Eric Séralini : « Une révolution est en route », 16 septembre 2015.
− NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Joël Spiroux de Vendômois : « Le XXIème siècle doit devenir le siècle de l’hygiène chimique », 10 juin 2016.
− NDLR : Lire la tribune libre de Hervé Guillemain, Raspail, ou l’apologie de la démocratie médicale, 27 juin 2017.
− NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Bruno Canard : « Demander un médicament dès le lendemain d’une épidémie n’a aucun sens », 1er septembre 2020.
− NDLR : Lire la tribune libre de Jérôme Santolini, De quelle culture scientifique parlons-nous ?, 30 mars 2018.
− NDLR : Lire la tribune libre de Jacques Testart, Pourquoi et comment être « critique de science » ?, 16 février 2015.
– Anne Cauquelin et Roger Lenglet, Sciences : le problème de la vulgarisation, Universalia 1986, Encyclopedia Universalis.
− NDLR : Lire le texte de Geneviève Azam, Dominique Bourg et Jacques Testart, Subordonner les technosciences à l’éthique, 15 février 2017.
− NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Mohamed Taleb : « Oser les indisciplines de l’intuition », 16 mai 2016.
− NDLR : Lire ou écouter le texte d’Alexandre Grothendieck, Allons-nous continuer la recherche scientifique ?, 20 juin 2017.
− NDLR : Lire la tribune libre de Vincent Devictor, Qu’est-ce que l’écologie scientifique ?, 26 novembre 2016.
− NDLR : Lire la tribune libre de Sylvie Catellin, L’imagination au laboratoire !, 1er décembre 2017.