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"Le livre noir de la mode": enquête sur les abus derrière l’étiquette
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Derrière la mode qui fait tant rêver se cachent le travail des enfants, la discrimination, les abus et le harcèlement des patrons d'usines, les bas salaires, la mise en danger des travailleurs comme des consommateurs ou encore les dégradations environnementales, dénonce Audrey Millet dans « Le livre noir de la mode ». Le tableau est-il vraiment si sombre ? Enquête.
Sur les portants d'une boutique ou sur un site de vente en ligne, les vêtements, chaussures et accessoires se succèdent. Robes à fleurs, tee-shirts colorés, lunettes de soleil dignes des stars… Chacun peut y trouver son bonheur. Et pour des prix défiants toute concurrence. Aujourd'hui, la mode est omniprésente, au point proposer, par le biais de la fast fashion, de nouvelles collections à un rythme effréné, démodant celle sortie la veille.
Dans son ouvrage Le livre noir de la mode (Les Peregrines) l'historienne et enseignante-chercheuse Audrey Millet décrit une industrie où les créations sont destinées à être consommées et rapidement remplacées. Mais derrière les tenues tendances et accessibles se cache une réalité plus sombre, faite de surconsommation, de pollution et d'abus divers. Une enquête sur ce qui se cache derrière l'étiquette.
DIVERTISSEMENT POUR LES MASSES
Le 5 avril, la marque SheIn se hissait parmi les sujets en tendance sur Twitter. Avec, à l'appui, des photos de clients arborant des tenues de la marque, des captures d'écran de commandes de dizaines d'articles, des déclarations énamourées… Avec ses robes fleuries à 15 €, ses blouses froufroutantes à 9,99 € ou ses sandales à 19 €, SheIn est devenu incontournable.
Le groupe, dont le chiffre d'affaires en 2019 s'élevait à plus de 2,83 milliards de dollars, est un spécimen de la fast fashion, mode destinée à un public qui « n'a pas beaucoup d'argent mais a besoin de porter des vêtements à la mode et différents chaque jour », expliquait Chris Xu, créateur de SheIn. Mais derrière les tee-shirts à 5 € et les modèles de robes déclinés à l'infini se cache une réalité bien moins reluisante que les publicités léchées.
Autrefois limitée à quelques collections par an, la mode était composée de vêtements destinés à être portables plusieurs années. Mais Zara, fondée en 1976, a changé la donne. Le « leader de la fast fashion », aux 2 118 magasins disséminés dans le monde, a su imposer un modèle de nouveautés permanentes. La marque espagnole conçoit, produit et livre un nouveau produit en deux semaines. « Partout, on assiste à une accélération des productions humaines, explique Benjamin Simmenauer, professeur à l'Institut français de la mode et agrégé de philosophie. La consommation, notamment vestimentaire, s’apparente à une forme de divertissement où l’on a besoin d’être sans cesse stimulé ».
LE RÈGNE DU COTON
Pour coller au plus près aux tendances, la fast fashion s'inspire des défilés et des modèles des créateurs. « La promesse de la fast fashion est de donner accès au plus nombre à ce divertissement », souligne Benjamin Simmenauer. Mais la frontière entre l'inspiration et la copie est mince, et ces marques régulièrement accusées de plagiat.
Le 11 août 2018, Fashion Nova proposait sur son site un ensemble rose fuchsia et un combishort scintillant, copies conformes des tenues arborées par la starlette Kylie Jenner lors de sa soirée d'anniversaire du 9 août. Des tenues identiques, mais coûtant entre 30 $ et 60 $. Une illusion parfaite… À condition de ne pas trop prêter attention aux détails.
Car pour vendre à bas prix, la fast fashion taille ses pièces dans des matières peu coûteuses : coton, polyester, élasthanne… Pour Audrey Millet, « le coton en particulier est un exemple saisissant [de la mondialisation] » qui touche le secteur de la mode. En 2017, 26 % des vêtements fabriqués dans le monde étaient en coton.
POLLUTION ET CANCERS
Cette fibre est à l'origine de vives batailles commerciales opposant les États-Unis et son coton texan et les pays en développement producteurs de coton (Chine, Inde, et quatre pays africains : Bénin, Burkina Faso, Tchad et Mali). Les producteurs mènent aussi une autre bataille, contre les mauvaises herbes et les insectes. Le glyphosate, désherbant vendu sous le nom de Roundup, et le coton génétiquement modifié Roundup Ready, planté dès 1996 aux États-Unis, feront le succès de l'entreprise Monsanto, représentant jusqu'à 30 % de ses revenus.
Mais la créature échappera à son créateur : le glyphosate et les semences modifiées entraîneront résistance des mauvaises herbes, disparition de l'écosystème, pollution et cancers chez les cultivateurs… Car la mode a recours à des procédés polluants. Si le chrome ou le mercure, utilisés pour l'assouplissement des fibres, sont interdits dans l'Union européenne depuis 2006, ce n'est pas le cas dans les pays asiatiques. La Chine, surnommée le « tailleur du monde », avec quatorze autres pays comme l'Inde ou le Bangladesh, représente 80 % des exportations mondiales de vêtements.
Pour produire à une cadence effrénée et à bas prix, les marques n'hésitent pas à produire dans des pays où les normes environnementales sont inexistantes. Tout comme les normes salariales. « Il n'y a pas suffisamment d'obligations de renseigner les moyens de fabrication », explique Nayla Ajaltouni, coordinatrice du collectif Éthique sur l'étiquette.
DILUTION DES RESPONSABILITÉS
Dans le film Made in Bangladesh (2019) de Rubaiyat Hossain, Shimu, ouvrière textile à Dacca, monte un syndicat pour lutter contre des conditions de travail indignes. Salaires de misère, licenciements abusifs, journées de 10 heures, constituent en effet le quotidien des ouvriers textiles bangladais, dont le fruit du labeur représente 70 % des exportations du pays.
En 2019, les travailleurs du textile manifestaient dans les rues de Dacca, réclamant une revalorisation de leur salaire à 95 $ mensuel, bien loin des 404 $ de salaire vital. Ils obtiendront une augmentation de 0,20 $… L'effondrement, le 24 avril 2013, du bâtiment Rana Plaza où au moins 1 135 personnes périrent, n'a, au final, pas vraiment fait évoluer les choses.
« Le Rana Plaza a mis au grand jour la dilution de responsabilité, l'impunité des marques. Il y a eu quelques évolutions, sur les salaires ou la sécurité des usines. Mais le modèle de production n'a pas évolué », souligne Nayla Ajaltouni. Les marques se dédouanent en confiant la confection à des sous-traitants locaux. L'une des usines chinoise fabriquant des sneakers Nike, entourée de clôtures barbelées, « emploie » de force des Ouïghours, minorité musulmane persécutée par le gouvernement chinois. « Les usines sous-traitent et ne sont plus responsables des conditions de travail, des conditions de production, etc. En diluant la chaîne de sous-traitance, les marques diluent leur responsabilité », explique Nayla Ajaltouni.
Les « ateliers de misère » s'implantent aussi au centre de l'Angleterre, à Leicester, où de nouvelles marques font coudre leurs pièces par des personnes précaires et par des clandestins pour 2 livres de l'heure. Pourtant, les consommateurs continuent d'acheter de la fast fashion qui, en plus d'être confectionnée dans des conditions douteuses, sera rapidement jetée. Mais alors, pourquoi est-elle devenue incontournable ?
EXCITATION COLLECTIVE
Depuis la démocratisation de la mode au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elle est omniprésente. « Il y a une forme d’excitation collective qui est née de l’urbanisation massive : dans les villes, le changement est constant, il se voit, et la mode permet de le "porter" de se l’approprier », note Benjamin Simmenauer. Marques de luxe, milieu de gamme ou fast fashion imprègnent nos esprits d'images esthétiques où le vêtement, symbole de bonheur et d'intégration sociale, est arboré par des mannequins ou des personnalités forcément heureux.
La publicité représente à elle seule jusqu'à 12 % du prix d'un produit. « La fast fashion est promue dans les villes alors que l'on demande en même temps aux gens d'être responsables », relève Nayla Ajaltouni. Les marques se montrent beaucoup sur les réseaux sociaux, notamment par le biais des « influenceurs ». Sur YouTube, les vidéos « Haul SheIn printemps » ou « Je teste PrettyLittleThing ! », où des jeunes femmes suivies par des dizaines de milliers d'abonnées présentent leurs achats, abondent.
LE RÊVE À PRIX ABORDABLE
« Les réseaux sociaux, avec leur flux d’images et d’informations, prolongent et accentuent l’accélération née de la modernité et entretiennent très efficacement ce mécanisme de création constante de nouveaux désirs, de nouvelles aspirations », analyse Benjamin Simmenauer. Promus par des personnes incarnant le cool et la réussite, les articles de fast fashion incarnent le rêve, à prix abordable.
Si le rêve est accessible, pourquoi s'en priver ? À l'attrait de la nouveauté s'ajoute celui de la rareté, les pièces étant conçues en petite quantité. Zara produit ses articles en 500 exemplaires, écrit Audrey Millet, afin d'alimenter le désir. Mais si les articles sont en quantité limitée, ils ne diffèrent pas tant les uns des autres. Avec la diffusion des mêmes images et des mêmes modèles dans le monde, les goûts s'uniformisent : « Le mouvement perpétuel que suggère la fast fashion et l’accélération des modes me semblent avoir pour conséquence qu’on va avoir plus tendance à remettre en question sans cesse son identité… », note Benjamin Simmenauer.
Le besoin de s'habiller, indispensable, a été cannibalisé par la surconsommation. L'industrie de la mode, devenue démesurée, dissimule derrière ses articles pollution, misère et bonheur toujours inatteignable. Mais si Audrey Millet dresse un constat accablant, son ouvrage ne condamne pas la mode pour autant. De plus en plus de marques, plus confidentielles que les grands groupes mondiaux, émergent, centrées sur une production plus respectueuse de l'environnement et des hommes, sans renoncer à l'esthétisme. Demain, peut-être, la simplicité sera la grande tendance à adopter.
* Audrey Millet, Le livre noir de la mode : Création, production, manipulation, Les Peregrines Eds, 272 p., 20 euros