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Marx et la théorie de l’Histoire
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Communes et colonialisme
D’abord fervent partisan de l’expansion du capitalisme qui devait être le prélude à la constitution d’une classe révolutionnaire mondiale, Marx a évolué vers des positions moins tranchées à la fin de sa vie, pour finir par formuler une critique acerbe de la destruction systématique des rapports sociaux précapitalistes par les puissances coloniales. Ce basculement, dont témoigne l’étude de ses Cahiers ethnographiques ou de sa lettre à la populiste russe Vera Zassoulitch, est le fruit d’un long cheminement théorique et d’une attention toute particulière portée aux sociétés dites primitives. La relecture de ces notes que nous a laissées Marx revêt des enjeux politiques actuels, puisqu’elles posent la question de la possibilité concrète de la révolution en l’absence d’un prolétariat majoritaire et unifié. Pendant toute l’époque du mouvement ouvrier, la vision téléologique et eurocentrée de l’Histoire a prédominé et affirmait que la révolution ne pourrait venir que des centres capitalistes occidentaux en raison de la concentration industrielle qu’ils abritaient. Aujourd’hui, il est flagrant que ce n’est pas (plus) le cas, et que les soulèvements d’ampleur ont davantage lieu dans les Suds.
Cet article est un développement du texte que nous avions publié sur l’ouvrage de Kevin Anderson, Marx aux antipodes, et dont nous recommandons la lecture pour plus d’éclaircissements.
La « conception matérialiste de l’histoire » a longtemps été au centre de la doctrine révolutionnaire soviétique. Son caractère prétendument scientifique présentait comme inexorable l’avènement de la révolution communiste et justifiait les étapes transitoires de développement économique d’une URSS qui mit en place la NEP (Nouvelle Politique Économique) afin d’industrialiser le pays en suivant le modèle occidental. La réalisation du communisme présupposait le développement capitaliste des forces productives, et c’est pour cette raison que la Russie devait adopter une industrialisation à marche forcée, telle une nouvelle accumulation primitive, comme Lénine le reconnut lui-même six mois après la révolution d’octobre :
« [D]onnons avant tout un exemple très concret de capitalisme d’État. Tout le monde sait quel est cet exemple : l’Allemagne. Nous trouvons dans ce pays le « dernier mot » de la technique moderne du grand capitalisme et de l’organisation méthodique au service de l’impérialisme des bourgeois et des junkers. Supprimez les mots soulignés, remplacez l’État militaire, l’État des junkers, l’État bourgeois et impérialiste, par un autre État, mais un État de type social différent, ayant un autre contenu de classe, par l’État soviétique, c’est-à-dire prolétarien, et vous obtiendrez tout l’ensemble de conditions qui donne le socialisme. Le socialisme est impossible sans la technique du grand capitalisme, conçue d’après le dernier mot de la science la plus moderne, sans une organisation d’État méthodique qui ordonne des dizaines de millions d’hommes à l’observation la plus rigoureuse d’une norme unique dans la production et la répartition des produits ».
Selon cette perspective évolutionniste des modes de production, le capitalisme, au cours de sa croissance, a fourni à l’humanité les structures politiques et économiques les plus développées, puis sa dynamique contradictoire est devenue une entrave au développement des forces productives. Il suffirait alors au prolétariat, une fois les conditions objectives réunies grâce à la maturation historique des modes de production, de s’emparer des moyens de production existants pour accéder au socialisme.
Ce cheminement logique du communisme comme l’aboutissement d’une lente succession de modes de production déterminés fut une question centrale lors des débats qui secouèrent alors les cercles marxistes, puisqu’il s’agissait pratiquement d’évaluer le potentiel révolutionnaire de chaque pays, et, ainsi, de savoir vers lesquels devaient se concentrer les forces communistes pour précipiter la révolution mondiale. Ce débat fut à l’origine d’une polémique entre les stratégies révolutionnaires de Lénine et Trotsky à propos de la « révolution permanente ». Le socialisme pouvait-il naître dans un pays « arriéré », qui n’avait pas encore connu le capitalisme ? Cette question était cruciale à une époque où la révolution mondiale semblait à portée de main, et Staline y répondit dans son ouvrage Matérialisme dialectique et matérialisme historique en énumérant doctement les différents modes de production que Marx avait énoncés dans le Manifeste : le communisme primitif, le mode de production antique basé sur l’esclavage, le féodalisme, le capitalisme et, enfin, le communisme 1. Le prolétariat devait accomplir toutes ces étapes pour parvenir au socialisme – fusse-t-il dans un seul pays.
La conception évolutionniste se lit également dans la production d’affiches, marquant l’évolution du communisme de la théorie à l’étatisation
A l’inverse, le conseilliste français Maximilien Rubel fait remarquer dans Marx, théoricien de l’anarchisme qu’une telle conception de l’histoire concernant l’établissement du communisme contredisait les faits historiques qui ont mené à la révolution d’octobre 1917, alors que la Russie était encore majoritairement une société paysanne :
« ou bien la théorie matérialiste du développement social possède quelque validité scientifique — ce dont Marx lui-même était naturellement persuadé — et dans ce cas le monde « socialiste » est un mythe ; ou bien le monde socialiste existe réellement, et c’est l’invalidation totale et définitive de cette théorie. Dans la première hypothèse, le mythe du monde socialiste peut s’expliquer parfaitement : il s’agirait du fruit d’une campagne idéologique habilement menée par le « premier État ouvrier » en vue de dissimuler sa vraie nature ; dans la seconde, la théorie matérialiste du devenir-socialiste-du-monde se verrait certes démentie, mais les exigences éthiques et utopiques de l’enseignement marxien se seraient trouvées réalisées ; autrement dit, réfuté par l’histoire comme homme de science, Marx aurait triomphé comme révolutionnaire ».
Ces théories sont empreintes d’un évolutionnisme qui était très en vogue à l’époque de Marx chez toute une nouvelle génération de penseurs bourgeois (Spencer, Comte, Saint-Simon…). Cette conception de l’histoire présente l’indéniable avantage de penser les changements sociaux comme des événements historiques dynamiques, mais s’enferme dans un optimisme béat vis-à-vis du « sens de l’Histoire », naturellement positif, et dont le capitalisme serait la forme la plus achevée.
Les théories darwiniennes sur la biologie évolutionniste du XIXe irriguent également un évolutionnisme en sciences sociales, notamment chez Spencer, Comte, Saint-Simon…
Mais la « conception matérialiste de l’histoire » évoquée par Marx dans l’Idéologie allemande n’avait pas un caractère aussi unilinéaire que l’ont prétendu les épigones marxistes-léninistes. L’expression renvoie davantage à un outil épistémique contre l’interprétation idéaliste du progrès humain qu’on retrouve chez les jeunes hégéliens (l’auto-développement mystique de l’Idée) qu’à une prophétie dogmatique permettant de lire l’histoire de la lutte des classes comme un tout prédéfini. Au contraire, Marx traite de la société du capital telle qu’elle existe réellement. Chaque forme d’organisation sociale a ses spécificités historiques irréductibles à une vision téléologique de modes de production qui se suivent invariablement. Marx considère l’évolution non pas comme une loi naturelle mais comme une principe de recherche historique à vérifier empiriquement à partir des formes sociales ultérieures : il écrit dans l’Introduction de 1857 que « l’anatomie de l’homme est une clé pour l’anatomie du singe ».
De plus, les positions de Marx ont fortement évolué au cours de sa vie, selon les avancées de ses recherches. En 1875, Engels exclut le populiste Piotr Tkatchev de l’Internationale, avec l’assentiment tacite de Marx, car il avançait qu’une révolution était possible en Russie et remettait de facto en cause le schéma de développement historique des sociétés de classes. Mais la pensée de Marx connaîtra d’importantes évolutions théoriques à la fin de sa vie, qui l’ont conduit à apporter des précisions quant à son analyse de l’accumulation primitive, qu’il décrit désormais comme un phénomène spécifiquement européen dans une correction apportée à l’édition française du Capital, traduite par Joseph Roy, 8 ans après sa parution originale. Moins d’une décennie plus tard, on nota une nouvelle évolution des positions de Marx dans ses ultimes notes qui furent regroupées dans les Cahiers ethnologiques ainsi que dans la fameuse lettre à Vera Zassoulitch qu’il rédigea en 1881. Si Engels publia, à titre posthume, une partie remaniée des notes de son ami sur La Société archaïque de l’anthropologue Lewis Morgan, il s’avéra que le livre qui en résulta, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, représentait davantage l’interprétation propre d’Engels, qui n’a jamais pleinement renié la conception unilinéaire de l’histoire selon laquelle « il n’existe pas de grand mal historique qui ne soit compensé par un progrès historique ».
Bien que la plupart de ces derniers écrits restèrent à l’état de notes manuscrites inabouties, les brouillons de lettres que Marx destinait à Vera Zassoulitch offrent un éclairage inédit sur la manière dont Marx considérait les formes de vie précapitalistes et la possibilité de leur germination en rapports communistes nouveaux 2.
Marx et le colonialisme
Dans ses notes sur la société iroquoise, Marx écrivait qu’il il « ne faut pas trop se laisser effrayer par le mot archaïque », montrant par là que la question de la pertinence de l’évolutionnisme se posait et qu’il fallait examiner ces « archaïsmes » pour eux-mêmes, les soumettre à la critique sans a priori négatifs car ils iraient contre le sens de l’Histoire. Dans ces mêmes notes, mêlées à ses considérations sur l’Inde colonisée par l’Angleterre, Marx s’emportait ainsi encore contre les sociétés « empestées du souffle pestilentiel et méphitique de la civilisation », contre Henry Maine et John Lubbock, ces « canailles civilisées » qui se moquaient des superstitions indiennes 3. Ainsi s’amorçait en creux une critique de l’évolutionnisme des anthropologues britanniques, comme Maine (un Anglais « abruti »), qui ne voyaient pas les propriétés démocratiques et égalitaires de ces sociétés.
Il ne s’agissait pas de faire preuve de nostalgie primitiviste à l’égard de ces sociétés du passé, d’autant plus que Marx y décelait déjà les contradictions qui préfiguraient la société de classes (« La famille moderne contient en germe non seulement la servitude, mais aussi le servage – ici elle met d’emblée ces rapports au service de l’agriculture. Elle contient en miniature tous les antagonismes qui, plus tard, se développeront amplement dans la société et son État »), en valorisant des communautés recluses, matériellement pauvres et en proie aux attaques extérieures ou aux aléas de la nature. Marx et Engels mettaient déjà en garde dans le Manifeste contre ceux qui « cherchent à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire ». Il importait plutôt d’effectuer un travail anthropologique qui permette de poser les bases de l’établissement d’une nouvelle société communiste, en s’inspirant des expériences historiques étudiées par les nouvelles sciences sociales, invitant à reconsidérer le rapport au monde qu’avaient ces peuples : « Un sentiment prononcé d’indépendance et de dignité personnelle était un attribut typique du caractère indien ».
Révolte des Cipayes en Inde en 1857, contre le colonisateur anglais
Quelques décennies plus tôt, Marx percevait l’extension du capitalisme anglais en Inde comme positive dans l’absolu parce qu’elle hâterait l’arrivée prophétique de la révolution prolétarienne dans un monde tout entier conquis par le capitalisme. On peut ainsi lire dans le Manifeste que « la bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire » en créant les conditions d’une « interdépendance universelle des nations ». Après que « le développement des échanges internationaux a créé entre les peuples du monde des liens si étroits », permettant « que le mouvement ouvrier contemporain devait devenir international et l’est déjà devenu » 4 , le prolétariat uni par la socialisation capitaliste pourra effectuer la révolution communiste. Bien entendu, Marx dénonçait sans équivoque les crimes coloniaux commis en son temps par la France, l’Angleterre ou la Hollande, et le racisme des médias bourgeois qui les taisaient ou les faisaient passer pour des réactions civilisées au comportement barbare des indigènes. Mais si la colonisation était éthiquement condamnable, car elle s’opérait par le biais de massacres et d’asservissement aux rapports sociaux capitalistes en train de s’imposer violemment (« en suant le sang et la boue par tous les pores »), elle allait toutefois dans le sens de l’Histoire et était vue comme un mal nécessaire afin d’atteindre le communisme. Marx considérait alors le colonialisme britannique en Inde comme bénéfique car il apportait le capitalisme à des régions qui n’avaient pas d’histoire et connaissaient une stagnation historique et culturelle 5. Dans un article publié dans le New York Daily Tribune en 1853, le jeune Marx indique ainsi que l’Angleterre, « quels qu’aient été ses crimes » en Inde, a été « l’instrument inconscient de l’histoire », car elle a produit « les conditions matérielles d’un monde nouveau ».
Mais son intérêt naissant pour la question coloniale, d’abord en Pologne et en Irlande puis en Inde et en Algérie, le fit réviser son opinion quant au supposé progressisme induit par le capitalisme.
D’une part, il constatait un développement inégal des pays colonisés, bien loin de l’homogénéisation de la grande masses des individus en un prolétariat international qu’il avait imaginée dans le Manifeste. Dès les années 1850 et la seconde guerre de l’opium, Marx commença à se pencher sérieusement sur la division internationale du travail qu’accentuait l’ouverture forcée des marchés chinois aux commerçants britanniques. Cependant, il ne sut pas immédiatement tirer toutes les conséquences de son analyse des économies coloniales. Il croyait au développement d’un capitalisme local sur les ruines des formes sociales antérieures, intuition que balaya définitivement son analyse de la propriété du sol en Irlande. Engels lui-même finira par flancher dans sa conception évolutionniste de la colonisation, dans une lettre qu’il adresse à Marx le 19 janvier 1870 : « Plus j’approfondis la chose, plus il devient clair pour moi que l’invasion anglaise a totalement empêché l’Irlande d’évoluer et l’a rejetée de plusieurs siècles en arrière ».
D’autre part, les révoltes qui secouèrent la Chine en 1856 et la révolte des Cipayes qui éclata en Inde l’année suivante convainquirent Marx d’accorder une agentivité historique à des sujets coloniaux qu’il considérait jusqu’alors comme essentiellement passifs. L’Irlande devint même pour lui le « levier » de la révolution, le point faible de l’Angleterre (à l’époque seule nation où le capitalisme était pleinement développé), d’où son importance « pour le mouvement social en général » 6 . Toute la conception unilinéaire de l’histoire qu’il avait développée jusqu’alors, profondément eurocentrée, se trouvait bouleversée. Désormais, Marx dénonçait avec force le « brigandage pur et simple » des « chacals » français en Algérie, amorçant la conjonction du marxisme avec l’anticolonialisme. La ruine des communautés rurales sous l’effet de la modernisation capitaliste « n’est plus donnée comme un pas en avant, mais comme la rupture d’une société ayant ses propres raisons d’être » 7.
Tout cela conduisit Marx, dans sa lettre à Kugelman du 29 novembre 1869, à affirmer pour la première fois l’importance décisive que recouvre la question nationale pour le mouvement révolutionnaire : « En Irlande, le problème n’est pas seulement d’ordre économique : c’est la question nationale qui se pose en même temps, car, en Irlande, les landlords ne sont pas, comme en Angleterre, les dignitaires et les représentants traditionnels, mais les oppresseurs exécrés de la nation irlandaise ». Il explique que la question agraire est indissociable de la question nationale en Irlande, car l’aristocratie anglaise y incarne la domination britannique. Marx surenchérit dans une note rédigée le 28 mars 1870 en faisant de cette domination raciale le fondement de l’édifice capitaliste tout entier : « L’ouvrier anglais vulgaire hait l’ouvrier irlandais comme un compétiteur qui déprime les salaires et le standard of life. Il sent pour lui des antipathies nationales et religieuses. Il le regarde à peu près comme les poor whites regardaient les esclaves noirs. Cet antagonisme parmi les prolétaires de l’Angleterre elle-même est artificiellement nourri et entretenu par la bourgeoisie. Elle sait que cette scission est le véritable secret du maintien de son pouvoir ». Engels reconnaît même que la division internationale du travail profite au prolétariat européen : « Vous me demandez ce que les ouvriers anglais pensent de la politique coloniale. Ma foi, la même chose que ce que pensent les bourgeois […] Les ouvriers anglais participent au monopole colonial et commercial de l’Angleterre et en vivent allègrement » 8. Cependant, l’articulation de la question coloniale aux les luttes de libération nationale reste à peine esquissée, et uniquement pour l’Irlande.
Gravure chinoise, représentant la seconde guerre de l’opium, lorsque les empires Français et Anglais voulaient ouvrir de force de commerce d’opiacés en Chine. Britanniques et Chinois s’affrontent à Fatshan Creek près de Canton.
La lettre à Vera Zassoulitch et la commune rurale russe
Dans la Russie de la fin du XIXe siècle, les populistes 9, en l’absence d’un prolétariat regroupé dans des unités de production industrielles, menaient une guérilla armée contre l’Etat tsariste, au départ accompagnée d’une propagande à destination de la paysannerie. Cette théorie de l’action révolutionnaire, profondément subjectiviste et opposée à la fois au marxisme ouvrier et au spontanéisme de masse des anarchistes (qu’on retrouve en premier lieu chez Bakounine), était centrée sur les communes rurales russes, des territoires traditionnels en relative autarcie où s’opérait un partage équitable des terres et où certaines fonctions politiques locales étaient collectivisées (la protection face aux éventuelles agressions extérieures, l’école, la gestion de la bergerie communale, l’église).
Dans la lettre qu’elle adressa à Marx en 1881, Vera Zassoulitch, alors membre du mouvement populiste Partage Noir, demande son opinion à l’auteur du Capital quant aux désaccords qui déchirent le mouvement révolutionnaire russe, scindé entre les populistes et les marxistes, eu égard aux perspectives d’évolution historique de la Russie. D’un côté, les marxistes citaient l’évolution historique du capitalisme britannique étudiée par le Capital en exemple pour prouver que la Russie « arriérée » ne pouvait pas être le terrain d’une révolution communiste, et qu’elle devait se contenter d’attendre l’expansion du mouvement révolutionnaire en Europe occidentale. Cette position rejoignait celle que tenaient Marx et Engels au sein de l’Internationale quelques décennies plus tôt, puisqu’ils prétendaient alors que la Russie était la puissance autocratique par excellence et qu’y dominaient les forces contre-révolutionnaires tsaristes.
De l’autre, les populistes pensaient que le capitalisme n’était pas une étape nécessaire pour établir le communisme en Russie, et ce en raison de l’insertion spécifique du pays dans les rapports politiques mondiaux. Le « développement inégal » de l’économie russe lui conférait une situation exceptionnelle et aucun parallèle ne pouvait donc être établi avec le capitalisme occidental qui s’est étendu de manière autonome au fil des siècles.
Plus encore qu’un éclaircissement théorique sur sa conception philosophique de l’histoire, la question que Zassoulitch portait à Marx recouvrait alors des enjeux politiques cruciaux pour les révolutionnaires russes. En s’interrogeant sur le besoin pour la Russie de passer par le mode de production capitaliste pour atteindre une forme sociale supérieure, le communisme, on déterminait en réalité le rôle qu’occuperaient ces communes rurales dans le processus révolutionnaire. Ces formes sociales précapitalistes, essentiellement agraires, devaient-elles laisser place à la modernité afin de permettre la prolétarisation de l’ensemble de la société russe, ou au contraire étaient-elles les bases sur lesquelles pouvait se développer un mouvement révolutionnaire renouant avec ces formes de vie certes archaïques mais où les rapports sociaux étaient assurément moins aliénés que le salariat industriel ?
Vera Zassoulitch
Cette question induisait une nouvelle méthodologie analytique qui pensait les luttes sociales géographiquement et historiquement, en tenant compte de leur singularité. C’est ce que Marx indique dans le premier brouillon de sa lettre à Vera Zassoulitch : « Il faut descendre de la théorie pure à la réalité russe ». Plus encore, il repense la révolution communiste à l’aune du paysage social russe : la problématique historique n’est plus la « transformation d’une forme de propriété privée en une autre forme de propriété privée » mais au contraire « à transformer leur [celle des paysans russes] propriété commune en propriété privée ». Ainsi, « loin d’appliquer des règles universelles à l’analyse d’un cas particulier, il soumet au contraire l’énoncé de règles aux exigences d’une tâche à accomplir ».
Pour cela, une connaissance aiguisée de l’histoire politique russe et une approche interdisciplinaire permettant de « tenir compte de toutes les déterminations, de toutes les circonstances concrètes existantes » et de « se soumettre au problème que produit et impose son cas » 10 était nécessaire, et c’est ainsi que Marx se mit à « étudier le russe comme si c’était une question de vie ou de mort », d’après une lettre de Jenny Marx à Engels de 1870.
En effet, dans le cas de la commune rurale russe, on ne part pas d’une situation initiale de propriété privée individuelle comme dans « le mouvement occidental », et le développement historique que Marx expose dans le Capital à propos de l’accumulation primitive en Angleterre ne s’applique donc pas. A l’époque, « l’expropriation des cultivateurs », et par-là la dissolution des formes sociales primitives (dont les communes rurales font partie), n’est encore advenue qu’en Europe occidentale. Ce serait par conséquent une erreur de « métamorphoser [s]on esquisse historique de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale dans l’analyse de l’accumulation primitive dans le premier tome du Capital en une théorie historico-philosophique de la marche générale fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés » 11. La théorie dogmatique des marxistes russes autoproclamés consiste en une reproduction asynchrone du modèle historique qui prévalait pour les pays ouest-européens ayant connu la révolution industrielle, et fait ainsi abstraction des conditions matérielles concrètes qui produisent le communisme 12.
Marx, au contraire, reconnaîtra de nouvelles formes révolutionnaires dans l’étude approfondie des sociétés non-occidentales, qui contiennent en germe des éléments qui pourront pleinement se développer sous le communisme. Par conséquent, la commune « peut graduellement se dégager de ses caractères primitifs et se développer directement comme élément de la production collective sur une échelle nationale » grâce aux circonstances spécifiques russes qui font qu’elle s’est maintenue à travers tout l’Empire (c’est donc une spécificité locale irreproductible ex nihilo). La position de la Russie dans la production internationale l’engage dans une voie alternative où la socialisation géopolitique capitaliste s’accomplit différemment, sans période d’incubation industrielle : « la contemporanéité de la production capitaliste occidentale, qui domine le marché du monde, permet à la Russie d’incorporer à la commune tous les acquêts positifs élaborés par le système capitaliste sans passer par ses fourches caudines », elle peut « s’en approprier les fruits sans s’assujettir à son modus operandi ». Marx va même plus loin en ajoutant que le développement capitaliste serait un véritable frein à l’émancipation sociale en Russie et conduirait irrémédiablement à l’échec : « la Russie peut sortir de son impasse agricole par l’évolution de sa commune rurale, elle essayerait en vain d’en sortir par le fermage capitalisé à l’anglaise, auquel répugnent toutes les conditions rurales du pays ».
Tandis que pour les marxistes russes elle était vouée à disparaître en raison de son obsolescence historique, Marx présente la commune comme « le point d’appui de la régénération sociale », « une renaissance dans une forme supérieure » (il cite Morgan), si l’on parvient à rompre la pression fiscale que lui impose le pouvoir tsariste et à y introduire les techniques productives modernes. Le destin de la révolution communiste en Russie semble se détacher de la réussite de la révolution prolétarienne en occident.
La vie en Russie durant les années 1900, pays composé d’une majorité de paysans.
Ici des vanniers et fabricants de cuillères en bois, 1897
Mais, déjà, à l’époque où Marx écrit ces lignes, la commune se meurt car la bourgeoisie russe veut importer des céréales et salarier ses paysans, et les marxistes encouragent cette élimination sociale de la forme communale : « En même temps qu’on saigne et qu’on torture la commune, stérilise et paupérise sa terre, les laquais littéraires des « nouvelles colonnes de la société » désignent ironiquement les plaies qu’on lui a frappées comme autant de symptômes de sa décrépitude spontanée et incontestable, qu’elle se meurt d’une mort naturelle et qu’on fera bonne besogne en abrégeant son agonie ». C’est en cela que Marx appelle ses propres partisans les « amateurs russes du capitalisme » : ces derniers partagent les mêmes intérêts objectifs que la bourgeoisie locale et se focalisent sur l’avenir radieux promis par le développement historique du capitalisme, sans chercher à le combattre puisqu’il serait le précurseur inéluctable, et nécessaire, de son propre renversement par un mode de production supérieur. Le procès historique de soumission des sociétés humaines au capital ne pourrait être contesté avant sa pleine expansion : il doit d’abord vaincre pour être défait.
Désormais diamétralement opposée à cette conception téléologique et unilinéaire de l’histoire, qui pousse « le peuple indigène non pas en avant mais en arrière », Marx affirme que la résistance au « progrès » capitaliste à marche forcée peut constituer un facteur d’émancipation politique, en tant qu’il s’oppose au sabotage des formes élémentaires de propriété commune que recèlent ces sociétés archaïques. L’évolution de sa pensée au contact de certaines branches des sciences sociales et l’approfondissement de ses connaissances sur les sociétés non-européennes lui a permis de dépasser la dichotomie arriération / modernité et d’adapter sa théorie révolutionnaire aux contextes socio-géographiques particuliers. De ce progrès théorique découle une complexification de la compréhension des rapports sociaux propres aux communautés dites primitives, qui ne sont plus réduits à une étape dans le cheminement historique des modes de production. De plus, la co-existence au sein du monde capitaliste de formes sociales pleinement intégrées aux circuits marchands et d’autres préservant certaines caractéristiques précapitalistes invitent pratiquement les révolutionnaires à penser la réalisation du communisme dans chacun de leurs lieux de lutte, ainsi que Marx le précisa dans la préface à la seconde édition du Manifeste en russe, en 1882 : « Il s’agit, dès lors, de savoir si la communauté paysanne russe, cette forme déjà décomposée de l’antique propriété commune du sol, passera directement à la forme communiste supérieure de la propriété foncière, ou bien si elle doit suivre d’abord le même processus de dissolution qu’elle a subi au cours du développement historique de l’Occident ».
Si les communes russes n’ont finalement pas résisté à la répression tsariste et furent achevées par le développement économique impulsé par la NEP quelques décennies plus tard, la lettre à Vera Zassoulitch posa les bases d’une critique marxiste de l’impérialisme et de ses implications politiques immédiates. L’abandon du « progressisme historique », où se succèdent des stades de développement déterminés selon un modèle rigide, au profit d’un regard multifocal sur le monde capitaliste rejoint des problématiques révolutionnaires actuelles. En effet, une telle approche invite à reconsidérer la place des sociétés « en voie de développement » et des classes non-prolétariennes dans les luttes sociales, dans un chantier théorique qu’il reste à mener. Aujourd’hui, bien davantage qu’au sein des centres industrialisés, ce sont dans ces pays qu’éclatent d’importants conflits sociaux (Iran, Nicaragua, Chili, Bolivie, Birmanie). La question du développement inégal du capitalisme et son application dans la praxis révolutionnaire suivant les disparités géographiques reste donc, plus que jamais, d’une brûlante actualité. Ces nouvelles théories devront composer avec des éléments jusque-là sous-estimés par les tenants de la conception unilinéaire d’une histoire homogénéisante du capitalisme.
1 Staline ignorait alors les Grundrisse, qui introduisaient la notion de « mode de production asiatique » dans la littérature marxienne. Précisons cependant que ce concept est sujet à débat et qu’il disparut avec Marx puisque Engels l’abandonna rapidement après sa mort. Des recherches anthropologiques récentes ont réfuté l’existence d’une structure économique spécifique à l’empire moghol. En effet, pour forger la thèse d’un « mode de production asiatique », Marx s’est appuyé sur les récits de voyage du philosophe français François Bernier, et ce dernier n’a eu accès qu’aux sources officielles du pouvoir moghol, qui reflétaient les aspirations du centre politique du pays. La réalité historique du pays ne correspondrait donc pas aux caractéristiques censées distinguer le mode de production asiatique du féodalisme. Pour plus de détails, voir Brendan O’Leary, The Asiatic mode of production : Oriental despotism, historical materialism and Indian history. ↑
2 Même si ça ne rentre pas dans le cadre de cet article, il est à noter que ces cahiers contiennent aussi, pour la première fois chez Marx, les prémisses d’une conceptualisation sociale et historique de la famille. Auparavant, comme l’ont relevé nombre de féministes marxistes, la structure familiale n’était pas questionnée en tant que telle et la reproduction de la force de travail apparaissait chez le théoricien allemand comme un donné naturel, notamment dans le Capital. Mais son étude des familles non-patriarcales laisse entrevoir qu’il aurait révisé son jugement à la fin de sa vie : « La propension à former un couple n’était pas normale pour l’humanité mais fut une conquête de l’expérience, comme toutes les grandes passions et facultés de l’esprit ».
Plus encore, en Inde, en Irlande ou dans la Rome antique, Marx fait état de luttes sociales de la part des femmes pour conserver leur position face aux offensives patriarcales, elles ne sont pas des « victimes passives » d’une « grande défaite historique » du sexe féminin comme le supposait Engels. Autrement dit, sans que Marx ait eu le temps de tirer toutes les conclusions de ces observations, les femmes semblent constituer une classe. ↑
3 Toutes les citations non-sourcées sont extraites des fragments des Cahiers ethnologiques traduits dans Le Dernier Marx, éditions de l’Asymétrie, Paris, 2020. ↑
4 Lénine, Thèse XI du programme du POSDR, 1902. ↑
5 Cette conception de l’histoire des pays non-occidentaux rejoint les thèses que Hegel développe dans La Raison dans l’Histoire, où ce dernier s’attache également à démontrer la prétendue inertie historique de l’Inde. ↑
6 Karl Marx, lettre à Engels du 10 décembre 1869. ↑
7 René Gallissot, « Sur l’Algérie précoloniale : communautés et modes de production », in Le Dernier Marx, op. cit. ↑
8 Friedrich Engels, lettre à Kautsky du 12 septembre 1882. ↑
9 Précisons que les populistes russes n’ont évidemment rien à voir avec les clowns éponymes de la France Insoumise et autres héritier·es de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. ↑
10 Louis Althusser, Machiavel et nous, éditions Tallandier, Paris, 2009. ↑
11 Karl Marx, lettre à Otétchestvenniye Zpisky, novembre 1877. ↑
12 Ces biais ont été reproduits par la 3e Internationale qui tâchait d’inspirer des révolutions prolétariennes partout en Europe sous le modèle unique de la révolution de 1917, stratégie qui fut décriée en interne par la gauche communiste germano-hollandaise. ↑