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Les indigènes en Colombie et leur place dans la mobilisation du "Paro Nacional"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Les indigènes en Colombie et leur place dans la mobilisation du « Paro Nacional » - Le Poing
“Nous voulons tout d’abord rendre hommage à notre camarade du peuple Nasa Jhon Alexander Chaguendo Yotengo, assassiné par la Police colombienne le 16 mai à Pitayó alors qu’il protégeait un cortège de manifestants.”
Dans cet article, nous emploierons les termes et les concepts que l’on utilise en espagnol de Colombie ainsi que ceux de J. Delgado Nichoy pour décrire la réalité des communautés indigènes. Ces mots respectent l’auto-définition des peuples ethniques telle que pratiquée en Colombie, quand bien même ils diffèreraient d’autres cultures en Amérique comme la Guyane, le Québec ou les États-Unis. C’est notre volonté de vous amener à penser différemment la relation au territoire, à l’organisation sociale et à la lutte politique.
Les indigènes en Colombie
La Colombie est un pays qui présente une diversité de peuples extraordinaire : en 2020, on recense entre 87 – nombre issu des données officielles – et 102 peuples indigènes présents sur le territoire. En réalité ce nombre est assez illusoire, en Colombie c’est l’auto-définition qui désigne ceux qui s’identifient comme indigènes, non l’administration ou les ethnographes. Ce décalage entre réalité et chiffres officiels génère une problématique administrative quasi-insoluble, car la reconnaissance ethnique ouvre la voie à l’établissement de droits territoriaux pour les peuples indigènes. Pour obtenir ces droits il est donc nécessaire pour ces communautés et ces organisations de se rendre visible aux yeux de l’État, par la mobilisation, la revendication ou la création d’un rapport de force suffisant.
Carte de la répartition régionale des communautés indigènes en Colombie.
La Constitution de 1991 a permis une certaine reconnaissance des peuples indigènes, mais ils restent considérés comme des minorités à l’échelle nationale, et les minorités sont ce qu’elles sont : des groupes qui seront toujours gouvernés. Une situation diamétralement opposée à celle de l’Équateur ou de la Bolivie, des pays où les États reconnaissent les peuples indigènes à égalité avec tous les autres citoyens – en leur permettant par ce biais d’occuper une place majeure dans la vie politique.
En Colombie, la situation ne s’améliore guère sur les dernières années : l’État colombien n’a jamais honoré les 1 200 accords de récupération de terres promises aux indigènes par les différents gouvernements, comme il n’y a jamais eu de réparation pour les victimes des massacres commis contre les peuples indigènes durant la guerre civile. Ce frein administratif peut aussi s’accentuer si les territoires ancestraux abritent des ressources naturelles convoitées comme le pétrole ou l’or. Une difficulté qui s’accroît notamment dans des territoires difficiles d’accès comme l’Amazonie (au Sud) et l’Orinoquie (à l’Est), d’autant plus quand les territoires des peuples se situent à cheval entre deux pays – sur une frontière tracée suite à une négociation entre Bogotá et Brasilia, très loin de la réalité et de l’opinion des communautés concernées.
Carte des territoires indigènes en Colombie.
Si l’on en croit le dernier recensement, on compte 1,4 million d’indigènes en Colombie (sur 50 millions d’habitants, soit environ 3.4 % de la population totale). Être indigène c’est avant tout “être et penser dans le territoire ancestral” : un élément fondamental, le territoire étant ce qu’il y a de plus sacré pour les indigènes. C’est un lieu de vie en communauté, celui de l’échange, de la production “suffisante” mais aussi celui des ancêtres et de leur héritage – c’est un être spirituel qu’il faut respecter, guérir, dont il faut prendre soin.
En Colombie il y a environ 65 langues indigènes différentes. Certaines font partie des mêmes familles de langues, d’autres sont des isolats, les moins parlées ne comptent que quelques locuteurs et les plus parlées regroupent des centaines de milliers de personnes. Les régions où les indigènes sont les plus présents sont les marges du pays ; l’Amazonie, les Andes du Sud-Ouest à la frontière avec l’Équateur, la jungle Pacifique, la Sierra Nevada et la péninsule de la Guajira au nord, à la frontière avec le Venezuela. Historiquement, ces zones ont été les plus éloignées des axes de colonisation. Elles ont mieux résister à l’anéantissement que la “découverte” a amené ; la mort d’environ 80 à 95 % des populations indigènes de Colombie. Nous comprendrons que les indigènes sont des survivants de la toute première mondialisation, de la toute première capitalisation occidentale. C’est pourquoi il nous semble important de leur donner la parole et de les écouter.
Manifestation du “Paro Nacional”, Manizales (département de Caldas), Colombie.
© Andres Camilo Valencia
Entretien avec Jorge Delgado (traduit de l’espagnol) – Nina Nichoy (en kichwa) – Indigène Quillacinga – Porte-parole des jeunesses de la Minga – du CRIC (Conseil Régional Indigène du Cauca) – et de la garde indigène.
Qu’est-ce que c’est la Minga ?
Les indigènes des Andes (de culture et de langue kichwane – les cultures qui existaient dans l’empire Inca) se réunissent en minga, ils font le travail communautaire. “Minguiar” ça veut dire se donner la main, s’entraider.
Il y a plein de types de mingas différentes. Avec les jeunesses de la Minga (dont de nombreux étudiants) nous essayons de faire prendre conscience de nos droits et de nos moyens d’action dans nos communautés. On crée aussi de la culture et de l’art ensemble, nous tenons également un marché paysan. Les mingas regroupent des forces de travail présentes sur les différents territoires avec des communautés afro-colombiennes (très présentes le long de la côte Pacifique) et paysannes.
Comment s’organise le CRIC (Conseil Régional Indigène du Cauca) ?
Le CRIC a acquis autant d’importance parce que le sud-ouest de la Colombie – départements du Cauca, du Valle del Cauca et de Nariño – est un des territoires les plus durement touchés par la guerre. C’est là qu’il y a la plus grande exploitation de feuilles de coca pour le narcotrafic, l’épandage du glyphosate (ou Roundup) et l’extraction de ressources dans les sous-sols. Le CRIC regroupe au moins 7 peuples indigènes. Il n’y a pas de président, l’organisation est horizontale, directe et complètement démocratique. Cela correspond à un acquis ancestral. Concrètement, nous récoltons les avis dans les communautés de chaque territoire en assemblée, puis on se réunit en comités locaux, en comités communautaires jusqu’au comité régional (le CRIC) et même en comité national (la ONIC ; Organisation Nationale Indigène de Colombie).
Le rôle du CRIC est de regrouper les pétitions et les problématiques puis de faire des propositions de projets depuis les territoires pour leur donner une visibilité et faire du lien avec différentes organisations, afin de trouver les ressources nécessaires. Le CRIC réalise des analyses de la situation dans chaque territoire, tant au niveau éducatif que sur le plan de la santé ou de la protection des personnes et du territoire. Il recueille les demandes spécifiques de chaque communauté selon leur contexte et leur culture. Il permet la coordination des différents agendas des localités en relation avec d’autres communautés dans les départements. Et finalement, de canaliser les problématiques entre l’État, les multinationales et les autres territoires.
Qu’est-ce que la Garde Indigène ? Qui en fait parti ? Comment se mobilise-t-elle et se défend-elle face à la violence ?
La Garde Indigène se forme dans les territoires notamment grâce aux jeunes. Il s’agit de défendre le territoire et ceux qui ne peuvent pas se défendre. Elle naît de l’obligation pour nous de nous protéger, car l’État n’a jamais rempli cette fonction, pire, il nous a toujours persécutés – par exemple nos frères du peuple Nasa sont considérés comme un objectif militaire par l’armée de l’État. La Garde a été créée pour soigner, protéger et maintenir une présence sur les territoires lors des invasions des groupes armés, des multinationales ou des agents de l’État.
Nous utilisons des bâtons sacrés, que nous décorons avec nos couleurs et qui sont des legs ancestraux. Le rouge représente le sang des guerriers qui offrent leur vie pour protéger le territoire et leurs frères, et le vert correspond à la couleur de la nature. Nos armes sont notre savoir ancestral, notre courage et notre coordination, tout cela prend forme lorsque nous élevons nos bâtons, nous frappons la terre avec ou lorsque nous marchons de face avec nos bâtons dans les mains. Plus d’un fuient à la vue de la garde indigène. Il y a un réel déséquilibre de violence et de moyens entre nous et les groupes armés (guérillas dissidentes, paramilitaires, narcotrafiquants).
Bâton sacré, rituel d’harmonisation, cérémonie de possession du conseil étudiant de la réserve indigène Nuestra senora de la Montana, Riosucio, département Caldas, Colombie.
© Andres Camilo Valencia
Bâton sacré, rituel d’harmonisation, cérémonie de possession du conseil étudiant de la réserve indigène Nuestra senora de la Montana, Riosucio, département Caldas, Colombie.
© Andres Camilo Valencia
La garde indigène n’a pas vocation à devenir une manifestation dans le sens classique. C’est d’abord un phénomène rural, mais nous avons décidé de converger une première fois sur Bogota en octobre 2020 pour réclamer le respect des traités, de nos vies et de nos territoires par le gouvernement. On nous a ignorés de façon méprisante. Notre garde a été prise en exemple puisque des Gardes marrons (afro-colombiens), paysannes ou rurales se sont ensuite constituées.
Quelles sont vos relations avec les autres secteurs de la société colombienne ?
Notre minga, le CRIC, travaillent de plus en plus avec les autres communautés : nous avons un agenda commun. Les communautés paysannes ne jouissent pas toujours de la même attention ou des mêmes droits que notre communauté, ce qui peut créer une rupture, voire du racisme. Mais ça c’est la responsabilité de l’État, il délaisse aussi les communautés paysannes. C’est pourquoi nous travaillons ensemble pour créer une société meilleure, nous n’avons jamais eu de grief contre eux.
Comme bon nombre de pays occidentaux, la France finance et profite de l’extraction des ressources de vos territoires. En quoi cela affecte vos conditions de vie ? Avez-vous un message à nous faire passer ?
Aujourd’hui ce sont 5 millions d’hectares qui sont donnés aux entreprises minières (soit la région du Grand-Est), et 25 millions d’hectares (soit la moitié de la France métropolitaine) de concessions minières en négociation. Nous savons que 80 % des bénéfices partent pour ces multinationales, et le reste pour l’État, puis se dilue dans la corruption. C’est comme ça notamment depuis le gouvernement du président A. Uribe de 2002 à 2010. Par exemple, la mine du Cerrejon au nord du pays, qui est la mine à ciel ouverte de charbon la plus grande au monde, est protégée par l’armée et les paramilitaires contre toute revendication du peuple Wayuú. Beaucoup de personnes ont été assassinées et des massacres ont été commis.
Dans notre cosmovision notre territoire est un tout. Mais l’extraction industrielle déséquilibre les cycles naturels. Vous avez une vision de l’avoir, de l’accumulation, vos besoins sont superficiels. Mais cela affecte la complexité de la vie, avec un déséquilibre qui se traduit au niveau mondial. Si vous contaminez l’eau d’ici, ce sera l’eau de l’autre côté de la terre qui sera aussi imbuvable. Par exemple l’or, il ne s’accumule pas, il n’a pas de valeur commerciale pour nous. Mais il a une grande force spirituelle, car il reçoit l’énergie du soleil pour nous la transmettre. L’extraire c’est faire perdre cette énergie au territoire. Pensons à ce que nous sommes en train de faire, nos actions sont des actions de destruction, tant au niveau humain, qu’écologique et spirituel. Nous avons besoin de faire pression au niveau international car cela peut obliger le gouvernement colombien a diminuer la répression et à respecter les accords de paix dans nos territoires.
Les accords de paix de la Havane avec les FARC en 2016 prévoyaient de nombreux points sur la question des réparations aux victimes, des cultures illicites et des territoires. Aujourd’hui ils sont presque à l’arrêt, quelles sont vos attentes sur ces accords ?
Le président Iván Duque, membre du parti du Centre démocratique, élu en 2018 est dépendant de l’ancien président Alvaro Uribe, qui est l’homme fort du gouvernement. Sa politique intérieure – appelée “sécurité démocratique” sous Uribe – fait reculer la paix. Le gouvernement ne veut pas la paix car il ne reconnaît pas ce qui a été construit pendant les accords de paix, alors que de nombreux secteurs civils y ont participé et que cela permettrait une réelle transition étendue sur une vingtaine d’années dans nos territoires. Pour nous la coca est une plante sacrée, que l’on cultive et que l’on consomme ancestralement (cette feuille n’est pas une drogue, elle permet aux paysans et indigènes de mieux respirer dans les hautes vallées du Sud-Ouest). Les accords de la Havane permettent de soigner, de réconcilier la société. C’est quelque chose qui prendra énormément de temps et nous, les indigènes, nous voulons le faire, car le gouvernement à une dette historique envers notre peuple. Malheureusement en Colombie la violence est pathologique et elle revient depuis 2018.
La Garde Indigène a rejoint le Paro Nacional (grève générale), quelle est la place du CRIC dans le Paro, dans les négociations en cours ? Le gouvernement Duque vous a-t-il invité aux discussions ?
Nous avons décidé ensemble, depuis les territoires, en assemblées, de rejoindre le Paro. Car la grève a commencé à cause d’une réforme de la TVA qui allait toucher le peuple colombien dans son ensemble. Alors toute la société s’unit, et même si la proposition de loi a été retirée, les jeunes continuent le Paro, ils le dynamisent. Voilà, le mouvement s’organise et passe d’exigences spécifiques (le retrait de la loi) à quelque chose de structurel, à repenser la société. Ce n’est pas un changement qui viendra en votant bien mais c’est une vraie démocratie qui se joue dans la rue. C’est un moment historique que vit la Colombie et nous nous devions d’y répondre. Nos exigences sont spécifiques et s’ajoutent à celles des différents syndicats, des ouvriers, des étudiants et d’autres groupes ethniques. Nous dialoguons avec ces secteurs, cependant le comité national du Paro ne contient que les demandes des grands syndicats et, en fait, personne de la base ne s’y sent représenté. Le dialogue voulu par le président Iván Duque est une farce, il ne nous a jamais invités à une table de négociation.
C’est pour cela que nous avons aussi convergé sur Cali le 5 mai pour rejoindre le Paro Nacional, nous sommes également présents à Bogotá. En soit, dans les manifestations nous n’allons pas en premières lignes, celles-là sont constitués de jeunes citadins – étudiants et ouvriers. Mais nous apportons un soutien logistique, notamment les premiers soins, de la nourriture, notre présence anime les cortèges et les premières lignes. Nous organisons aussi des blocages sur les routes et prenons des parcs, des places, abattons des statues. Malgré tout, nous endurons le racisme et la haine de la part des classes bourgeoises, des médias et de l’État. Comme le démontre l’attaque à balles réelles que nos frères et sœurs ont subies à Cali lorsque des riches blancs armés, qui se font appeler “les gens de bien”, ont tiré sur eux le 9 mai faisant 9 blessés, sous l’œil passif et complice de la police.
Mais, nous n’avons pas peur et comme le dit notre hymne : “défendre nos droits, même si nous devons mourir, des compagnons sont tombés, mais ils ne nous déferont pas, car pour chaque indien qui meurt, ce sont mille qui naîtront”. Nous trouvons le courage dans nos rituels que l’on fait avant de partir en manifestation. Le peuple Kokonuko a ouvert un couloir humanitaire à Cali pour faire parvenir de l’aide internationale. L’entraide c’est aussi ce que les gens apportent, à déjeuner ou en boissons fraîches. Cela fait trois semaines qu’on se maintient avec la plus simple solidarité. Le Paro ne finira pas tant qu’il n’y aura pas un vrai changement de fond dans ce pays.
De nombreuses statues de conquistadors ont été abattues pendant le Paro par des indigènes, que souhaitez-vous faire passer comme message ? Et que voudriez-vous voir sur leurs piédestaux vides ?
Il y a beaucoup plus de statues qui sont tombées pendant le Paro que celles des conquistadors, des anciens présidents corrompus ou belliqueux. Mais ces statues sont des symboles de mort, de colonisation et de violence. C’est une action politique qui montre qu’il existe une autre histoire que l’histoire des élites. À la place nous pourrions y mettre des symboles qui célèbrent la vie, comme des symboles ancestraux.
Remerciements à David et Mara pour le travail fourni dans la rédaction et la traduction de cet article/entretien, à Jorge Delgado avoir pris le temps de répondre à nos questions et à Andres Camilo Valencia pour avoir fourni une série photo depuis la Colombie.
Rituel d’harmonisation, réserve indigène San Lorenzo Riosucio, Caldas, Colombie.
© Andres Camilo Valencia
Manifestation du “Paro Nacional”, Manizales (département de Caldas), Colombie.
© Andres Camilo Valencia
Manifestation du “Paro Nacional”, Manizales (département de Caldas), Colombie.
© Andres Camilo Valencia