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Noam Chomsky : "Les responsables du désastre néolibéral feront tout pour que leur monde perdure"

Lien publiée le 2 juin 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

» Noam Chomsky : « Les responsables du désastre néolibéral feront tout pour que leur monde perdure. » (les-crises.fr)

Source : La Progressive, Kelly Candaele, Noam Chomsky
Traduit les lecteurs Les-Crises

Interview d’un socialiste libertarien

[Le libertarianisme, aussi appelé libertarisme (à ne pas confondre avec libertaire), est une philosophie politique, développée principalement aux États-Unis et dans quelques pays anglo-saxons, pour laquelle une société juste est une société dont les institutions respectent et protègent la liberté de chaque individu d’exercer son plein droit de propriété sur lui-même ainsi que les droits de propriété qu’il a légitimement acquis sur des objets extérieur,NdT]

A 92 ans, Noam Chomsky demeure un activiste politique. Dans ses interviews récentes et dans un nouveau livre, Chomsky for Activists [Chomsky pour les militants, livre non traduit de Charles Derber et Noam Chomsky,Ndt], il retrace son engagement politique personnel, qui remonte aux mouvements des droits civiques et à ceux en opposition à la guerre dans les années 60, et il propose aux activistes d’aujourd’hui des enseignements et des mises en garde.

Chomsky a toujours soutenu l’idée que les intellectuels doivent jouer un rôle d’opposition au sein de la société. Son essai de 1967, Responsibility of Intellectuals, était une critique accablante de la complicité des intellectuels et des bureaucrates de la politique dans le désastre du Vietnam, il préconisait aux Américains de « suivre le chemin de l’intégrité, quel que soit l’endroit où celui-ci vous mène. »

Considéré par bien des conservateurs ainsi que par certains au sein de la gauche comme désinvolte dans sa critique des États-Unis, il n’a pas hésité à dénoncer la suffisance morale américaine, et son mauvais usage du pouvoir.

Pionnier dans le domaine de la linguistique et dans celui du développement du langage au MIT pendant plus de 60 ans, Chomsky a consacré la majeure partie de sa vie à l’écriture et à l’action politique. Au téléphone depuis son domicile de Tucson, Arizona, il a déclaré à Capital & Main : « Si vous pensez que le problème est sérieux, et que vous savez que vous pouvez agir, alors, pour des raisons éthiques simples, vous avez le devoir de faire ce que vous pouvez – ce qui implique devenir un activiste. » L’interview qui suit a été remaniée pour des raisons de longueur et de lisibilité.

Kelly Candaele : En lisant Chomsky for Activists, j’ai été frappé de voir à quel point vous êtes motivé par les changements positifs intervenus depuis les années 60.

Noam Chomsky : Autrefois les États-Unis avaient des lois contre le métissage si extrêmes que même les Nazis ne voulaient pas aller aussi loin que ce que nous avons fait ici. Les Afro-américains étaient exclus de la propriété foncière parce qu’ils ne pouvaient pas accéder au logement. Jusqu’aux années 60 il n’y avait aucun mouvement environnemental et pas d’opposition à l’agression. Il a fallu travailler dur jusqu’à la fin des années 60 pour organiser une opposition au Vietnam, le pire crime commis depuis la Seconde Guerre Mondiale. Quand finalement nous nous sommes engagés dans la guerre en Irak, l’opposition à l’agression était si extrême que la guerre a donné lieu à des manifestations virulentes avant même d’être déclarée. Seul un travail militant déterminé a obtenu ce résultat.

Vous soulignez que certains mouvements qui prônent le changement social ont plus de succès que d’autres.

Dans une conférence abordant un grand nombre de sujets, le rebelle aux nombreuses causes, âgé de 92 ans, discute du rôle des militants, des intellectuels, et de Joe Biden en Amérique.

Aujourd’hui, on compare Black Lives Matter avec Antifa. Antifa est une proposition perdante, et un cadeau à la droite. Black Lives Matter, en revanche, a été un mouvement au succès étonnant, la solidarité entre les Noirs et les Blancs soutenue par une écrasante majorité de la population. C’est le résultat de nombreuses années d’organisation militante.

A quoi attribuez vous le fait que la popularité politique de Donald Trump dure si longtemps ?

Trump est un homme qui a réussi à inspirer confiance. Pendant les 40 dernières années, la fortune des 1% d’américains les plus riches a doublé, passant de 10% à 20% de la richesse totale aux Etats Unis. Les gens ne connaissent peut être pas ce chiffre, mais il savent que les salaires réels sont en fait plus bas aujourd’hui qu’en 1979. Tout cela conduit à la colère et à une aspiration au changement. Une voie possible de changement est grosso modo celle des sociaux démocrates modérés – en gros le mouvement de Bernie Sanders. L’autre forme de changement est celui que Trump a préconisé, qui a en fait [conduit à] enrichi encore davantage ceux qui étaient déjà très riches.

Le Président Biden a ré-intégré l’accord de Paris sur le climat, fait adopter un plan de relance massif, et mis en place un grand projet d’infrastructure avec des composantes environnementales significatives. Et il s’est prononcé en faveur des travailleurs à l’occasion du vote Amazon dans l’Alabama. Tout ce qu’il fait va dans le bon sens, n’est-ce pas ?

Pour certaines des choses que vous avez citées, oui. Pour d’autres, Biden a partiellement raison. La loi de relance économique a été votée malgré l’opposition de 100% des Républicains, c’est vrai. S’il a pris cette direction, c’est sous la pression d’un travail militant très intense. Au sujet des lois climat, et compte tenu d’une pression militante significative, Biden a en effet mis en place un programme climat assez sensé, meilleur que tout ce qui a précédé.

Vous consacrez la majeure partie, sinon la totalité, de votre attention et de votre analyse aux militants qui poussent les politiciens dans une direction particulière, comme si ces derniers n’avaient pas de convictions politiques eux-mêmes. Qu’en est-il des compétences réelles qu’un politicien doit avoir pour conforter les acquis législatifs ?

Prenons la politique climatique de Biden. Depuis des années, les activistes font pression pour que l’on fasse quelque chose pour sauver les espèces de l’extinction et pour mettre en place une sorte de New Deal vert. Il y a quelques années, cette question n’était absolument pas à l’ordre du jour. Les militants sont allés jusqu’à occuper les bureaux du Congrès et ils ont obtenu le soutien de jeunes leaders arrivés au Congrès avec la vague Sanders. C’est de là que vient le programme de Biden. Maintenant, vous avez raison : il faut des compétences pour en faire un programme législatif. Mais ces compétences ne seront pas exercées à moins qu’il n’y ait une pression de la base pour que cela se produise.

Jeff Bezos, le propriétaire d’Amazon, dit qu’il est en faveur de Black Lives Matter, des droits LGBTQ, des droits des femmes. Pourtant, la seule cause progressiste qu’il ne soutiendra pas est le droit d’avoir un syndicat dans l’un de ses établissements.

Si vous voulez connaître son attitude envers les femmes, jetez un coup d’œil à un entrepôt Amazon. Les conditions de travail y sont horribles. Si vous voulez connaître son attitude envers les travailleurs, jetez un coup d’œil aux personnes qui effectuent les livraisons. Son système est soigneusement construit pour que les chauffeurs qui livrent les marchandises ne soient pas ses employés. Ils sont gérés par de petites entreprises qui passent des contrats avec Amazon, ce qui signifie qu’ils peuvent avoir des salaires déplorables et être sous étroite surveillance pour s’assurer que les chauffeurs se rendent aussi vite que possible à leur lieu de destination. Et Jeff Bezos peut dire : « Je ne suis au courant de rien, ce ne sont pas mes employés. » Bezos s’oppose au syndicalisme parce que c’est le seul moyen permettant aux travailleurs de se défendre contre des prédateurs de son espèce.

Votre livre What Kind of Creatures Are We? consacre un chapitre au bien commun, vous y évoquez ce que vous appelez la tradition « socialiste libertarienne ». Est-ce la tradition à laquelle vous vous identifiez en premier lieu ?

Oui, c’est toute ma vie. En Europe on appelle ça Socialiste libertaire. Aux États-Unis, c’est une variante de l’anarchisme. Le socialisme libertaire estime que les entreprises doivent être détenues et gérées de manière démocratique par les personnes qui y interviennent. Notre système actuel est totalitaire. Les ordres viennent du sommet et sont transmis à la base, et tout en bas de l’échelle, vous avez le droit de mettre votre travail en location pour survivre. Cela s’appelle avoir un emploi.

Les grandes bureaucraties ont évidemment leurs défauts. Mais avec les problèmes auxquels nous sommes confrontés, il semble que nous ayons besoin d’un gouvernement solide et actif, et aussi d’une approche internationale, afin de faire face à ces problèmes.

Le réchauffement climatique n’a pas de frontières. La pandémie n’a pas de frontières. La propagation des armes nucléaires – pas de frontières. Ce qui veut dire que nous devons faire preuve de solidarité et de coopération internationales. La question est de savoir quel type de structure permettrait d’y parvenir. Sera-t-elle autoritaire, avec une autorité d’en haut et des gens qui obéissent, ou devrait-elle être démocratique, avec une participation populaire à chaque niveau, depuis la communauté et le lieu de travail jusqu’aux grandes associations ?

Vous écrivez beaucoup sur la façon dont les médias fonctionnent. À droite, il y a Fox News, ainsi que QAnon, qui tous deux encouragent les gens à croire que toutes les institutions sont fondamentalement corrompues. Peut-on dire qu’une partie de l’approche critique de la gauche a, elle aussi, contribué à une méfiance à l’égard des médias et de nos institutions politiques ?

La gauche, dont je fais partie, est très critique à l’égard des médias depuis longtemps. Ce n’est pas qu’ils disent des mensonges. C’est que la structure institutionnelle des médias conduit à cadrer les actualités et à choisir les sujets, ce qui contribue à donner une image déformée du monde à bien des égards. Le type de critique dont vous parlez avec QAnon trouve son fondement dans le fait que la vie de beaucoup de gens a vraiment été affectée. Faites un tour dans l’Amérique rurale où les agriculteurs indépendants ont pour la plupart disparu. Traversez des villes rurales où les maisons sont à vendre et où les commerces sont fermés. Lorsque vous avez de telles conditions, les gens se mettent en colère et éprouvent du ressentiment.

La croissance de QAnon ne me semble pas réductible à l’économie, mais découle plutôt d’un besoin psychologique de sentir que vous avez accès à des connaissances ésotériques qui vous rendent spécial.

C’est vrai, on ne trouvait pas ce genre de choses quand j’étais enfant, dans les années 30, quand le mouvement ouvrier s’organisait. Il y avait un sentiment que nous pouvions avancer ensemble. C’est quand les gens voient les choses s’effondrer qu’on obtient QAnon. C’est la différence entre un militantisme organisé et efficace et une société en dissolution.

Ce que je voulais dire, c’est que lorsque la droite et la gauche affirment que nos principales institutions sociales et politiques sont avant tout les dépositaires d’un pouvoir malveillant, cela peut être très corrosif pour une société.

Eh bien, ce n’est pas ma position. Avec Biden, par exemple, il y a des aspects très positifs dans son programme. Dans la mesure où un public organisé, informé et déterminé peut influencer la politique, on peut avoir des institutions qui répondent aux besoins des gens. Comme le New Deal qui a bouleversé la vie des gens. L’administration s’est montrée sensible aux pressions populaires organisées. Ce n’est pas que les institutions soient nécessairement malveillantes, mais si elles dépendent d’un pouvoir privé qui n’a pas de comptes à rendre, oui, bien sûr, elles seront malveillantes.

En 2008, vous avez donné une conférence dans laquelle vous avez pointé du doigt trois choses qui pourraient menacer la planète : la guerre nucléaire, la catastrophe environnementale et une éventuelle pandémie. En ce qui concerne une éventuelle pandémie, faisiez-vous juste état de ce qui était disponible dans la littérature scientifique à l’époque ?

Je dois confesser une erreur que je regrette sérieusement. Je n’ai pas assez insisté sur la gravité des pandémies. On était au courant dès 2003, après que l’épidémie de SRAS a été contenue en Asie et que les scientifiques nous ont prévenus que nous allions être confrontés à des pandémies similaires, peut-être pires, et que nous ferions mieux de faire quelque chose. Les compagnies pharmaceutiques n’ont montré aucun intérêt parce que ce n’était pas rentable. Trump a démantelé le programme Obama de réponse aux pandémies. Il a commencé à couper les fonds des Centers for Disease Control. Des gens comme moi auraient dû lever la voix pour parler haut et fort de ce problème. Je ne l’ai pas fait et d’autres non plus, et c’est en partie la raison pour laquelle les États-Unis ont un niveau de réponse si désastreux par rapport aux autres pays.

Vous êtes depuis longtemps un observateur attentif de notre pays. Est-il possible d’avoir un aperçu de l’avenir en étudiant le passé ?

Bien sûr, si nous voyons une lutte constante – une sorte de lutte des classes pour parler de façon générale – entre les concentrations de richesse et de pouvoir, et les forces populaires qui tentent d’aller vers plus de liberté et de justice. Et nous les voyons en ce moment même, sous nos yeux. Nous finirons par vaincre la pandémie, tôt ou tard, mais à un coût terrible et inutile. Et alors vient la question : de quel genre de monde s’agira-t-il ? Ceux qui sont responsables du désastre néolibéral dont une grande partie de cette situation découle travaillent sans relâche pour que ce soit ce type de structure qui perdure. D’autres forces veulent aller vers un véritable internationalisme, un soutien mutuel et un contrôle plus démocratique. Les affaires humaines dépendent en grande partie du choix et de la volonté. Nous savons ce qui peut être fait et ce qui doit être fait. La question est de savoir si nous serons capables de le faire.

Je n’ai pas trouvé beaucoup de références à la littérature ou à la poésie dans vos écrits. Pensez-vous que la littérature et la poésie sont des sources qui nous aident à comprendre l’être humain et, si oui, quels sont les romanciers et les poètes que vous admirez ?

Comme je l’ai souvent dit, nous apprenons davantage sur les êtres humains et leur nature dans les romans du XIXe siècle que dans la psychologie universitaire. C’est une façon non seulement d’enrichir notre vie, mais aussi notre compréhension et notre conception de ce qu’est une vie agréable. La littérature, les arts, la musique ou la peinture sont quelques-uns des plus merveilleux chemins que nous empruntons pour comprendre ce que nous sommes et ce que nous pourrions être.

Kelly Candaele

Source : La Progressive, Kelly Candaele, Noam Chomsky, 09-04-2021

Traduit les lecteurs Les-Crises