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La conception léniniste du parti : entre mythes et réalités
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Ces dernières années, le léninisme est redevenu une référence chez certains penseurs de la gauche radicale [1]. Après des décennies où le nom de Lénine est resté injustement assimilé aux expériences de « socialisme réel » et aux affres du stalinisme, cela ne peut que nous réjouir. Jusqu’à présent, pourtant, une question est restée à l’écart dans ce retour (relatif) de la référence léniniste. Cette question, c’est celle du parti. Déterminante et même décisive, cette question du parti chez Lénine est sans doute, aussi, la plus difficile à démêler tant elle a donné lieu à des mythes et des fantasmes. L’article qui suit est une contribution à la réouverture de ces débats.
Reprendre à nouveaux frais la question du parti chez Lénine exige de se confronter au moins à deux types de schémas interprétatifs. Le premier, et celui qui a malheureusement longtemps prévalu, assimile le léninisme à l’autoritarisme, et le « parti léniniste » à la dictature d’une « élite (ou avant-garde) autoproclamée » portant en germe une obsession totalitaire et préfiguratrice du stalinisme. La persistance de cette lecture, dans un contexte de réaction internationale, a contribué à disqualifier la référence au léninisme de parti au sein de l’extrême gauche, y compris chez des secteurs historiquement attachés à cette référence politique - comme c’est le cas du courant historique du NPA-exLCR et de son courant international - pour qui cette référence relèverait dorénavant au mieux d’un folklore impuissant, au pire d’une conception essentiellement sectaire qu’il faudrait dans tous les cas dépasser. Plus récemment, le débat autour du parti chez Lénine s’est vu en partie reconfiguré par des recherches dans le monde académique anglophone, notamment à partir du travail de Lars Lih. Son étude minutieuse du Que Faire ? de Lénine, donnant lieu à un livre imposant Lenin Rediscovered, What is to be done ? in context [Lénine redécouvert. Que Faire ? dans son contexte], remet radicalement en cause les mythes qui ont été faits autour de cette célèbre brochure, longtemps lu et présentée comme un « manuel » d’exposé systématique d’une nouvelle conception d’organisation. L’étude de Lars Lih a donné lieu à de nombreuses et riche discussions [2], mais sa thèse a également essuyé de sérieuses critiques quant à l’idée que Lénine serait resté jusqu’au bout un « social-démocrate de Russie », y compris après sa rupture avec la Deuxième Internationale. Sa lecture tend finalement à gommer in fine, certains des traits les plus originaux et politiquement les plus déterminants des apports de Lénine, allant jusqu’à nier qu’on puisse même parler de conception léniniste du parti [3]. Jusqu’à présent, la France est restée malheureusement extérieure à ces discussions, qui ont pourtant permis de revivifier ces débats à une large échelle. Tout au long de cet article, nous tenterons de nous référer, quand cela est nécessaire, à ces différentes lectures.
Lénine et le « léninisme » après le XXe siècle
Parler de léninisme au XXIe siècle exige sans doute de commencer par dire ce que le léninisme n’est pas. En 2017, alors qu’on célébrait le centenaire de la révolution russe, Stéphane Courtois publiait un livre au titre révélateur des raccourcis promus par une partie des idéologues libéraux, Lénine, inventeur du totalitarisme. De ce côté-là de l’échiquier politique, la diabolisation de Lénine ne date pas d’hier. Dans son livre Lenin and the revolutionary party, Paul Le Blanc, historien nordaméricain et militant trotskyste, note : « Depuis le triomphe de la révolution bolchevique jusqu’à aujourd’hui, les idéologues libéraux et conservateurs du statu quo capitaliste ont utilisé d’immenses ressources pour répandre l’idée que Lénine et ses œuvres - en particulier son concept de parti révolutionnaire - constituent une menace hideuse pour la loi, l’ordre, la simple décence humaine et la civilisation occidentale [4]. » La haine et la peur qu’inspire Lénine à la bourgeoisie internationale sont, de ce point de vue, hautement significatives. Ce qu’on lui reproche, fondamentalement, c’est d’avoir participé à diriger et à rendre victorieuse la révolution socialiste d’Octobre et d’avoir alimenté, de ce fait, l’espoir de générations entières.
Mais un retour à Lénine est d’autant plus difficile que d’autres distorsions puissantes ont surgi de l’intérieur du mouvement communiste lui-même. Comment ignorer que Staline, agent de la contre-révolution bureaucratique dans l’État ouvrier à la mort de Lénine, a cherché à se légitimer en se référant systématiquement aux idées de ce dernier. Ainsi, usant et abusant de citations tronquées, sorties de leur contexte et transformées en vérités éternelles, le stalinisme a élaboré une véritable pensée dogmatique et ossifiée sous couvert de « léninisme », s’y référant comme à un argument d’autorité [5]. Cette vaste entreprise de révision théorique et politique a profondément marquée le mouvement communiste international, si bien que, pour reprendre cette fois les mots de Daniel Bensaïd, « on tend à confondre l’apport spécifique de Lénine sur la conception du parti, avec le "léninisme" codifié et assimilé à la bolchevisation [6], au monolithisme [7] ». Il n’est pas inutile de remarquer, d’ailleurs, que les descriptions libérales et staliniennes du parti léniniste convergent dans la représentation d’un Lénine essentiellement autoritaire, architecte d’un parti avec une « discipline de fer », « imposée d’en haut » et ne souffrant « aucune critique », etc. Dans ce contexte, et si on en reste à cette lecture superficielle, nous pouvons dire avec Paul Le Blanc qu’« il n’est pas surprenant que de nombreuses personnes à l’esprit révolutionnaire aient conclu que si c’était cela, le léninisme, alors ce n’était pas pour eux » [8] ! Pourtant, et en dépit de ces clichés dans lesquels nombreux sont ceux qui ont tenté de l’enfermer, Lénine reste un incontournable pour qui veut penser, aujourd’hui, les voies de construction d’une organisation révolutionnaire. Et cela pour une raison simple quoique profonde, formulée avec justesse par Pierre Broué dans son Le Parti bolchevique. Histoire du PC de l’URSS :
« Le parti, entre les mains de Lénine, fut un instrument historique incomparable. Car la dizaine de milliers de militants illégaux qui reprenaient le contact au lendemain des journées révolutionnaires de février 1917 allaient, en moins de huit mois, constituer une organisation que les larges masses ouvrières et, dans une moindre mesure, paysannes, reconnaissaient pour leur. Il allait les diriger dans la lutte contre le gouvernement provisoire, conquérir et garder le pouvoir. Lénine et ses compagnons, à travers les luttes de fractions et la répression, allaient donc réussir là où d’autres socialistes, placés dans des conditions au premier abord plus favorables, avaient en définitive échoué ; pour la première fois depuis qu’existaient des partis socialistes, l’un d’entre eux allait vaincre [9]. »
Et c’est bien parce que le besoin d’un tel « instrument historique » pour affronter les temps qui courent se fait sentir avec toujours plus d’urgence que nous proposons de revenir à Lénine, à sa théorie et à sa pratique de l’organisation. Ce d’autant que, si la crise capitaliste s’approfondit et qu’on assiste à une remontée de la lutte des classes internationale, sur fond de radicalisation, sur la gauche comme sur la droite, et d’un autoritarisme croissant de nombreux gouvernements, force est de constater que les « nouvelles » gauches radicales se sont vu incapables de proposer des perspectives capables de diriger ces énergies dans le sens d’un affrontement à l’État bourgeois et d’un dépassement de l’horizon capitaliste. Pire, on a vu ces « nouveaux » projets politiques, à l’image de Syriza ou de Podemos, se transformer en un temps record en agents de la politique néolibérale. Dans ce contexte, gageons qu’un retour à Lénine puisse être stimulant. Non pas pour y trouver des solutions clés en main pour la situation actuelle, mais bien plutôt pour penser les voies de la (re)construction d’organisations de combat sachant saisir et exploiter les opportunités de la situation pour ouvrir la voie à la révolution et au socialisme du XXIe siècle et au risque, sinon, que ces situations nourrissent les conservatismes et, éventuellement, le fascisme.
Dans cet article, nous proposons [10] de revenir à Lénine à partir d’une série de moments et de débats qui ont jalonné l’histoire du bolchevisme du vivant Lénine, des années de formation du POSDR (1895) à la révolution d’Octobre. Bien sûr, l’amplitude du sujet nous contraindra à procéder à une série de choix dans le mode d’exposition. Nous nous demanderons tout du long quel est le sens de l’apport de Lénine sur cette question du parti, dont Daniel Bensaïd dit qu’il représente « une révolution dans la révolution ».
Si nous nous inscrivons en faux par rapport aux diverses variantes des « mythes » qui ont pu être construits autour du « parti léniniste », et que nous serons à ce titre attentifs à montrer qu’il n’existe pas de théorie systématique du parti chez Lénine, nous verrons que le caractère fragmentaire des développements léninistes n’empêche pas, au contraire, de déceler une cohérence entre les conceptions théoriques de Lénine sur l’organisation et sa pratique du bolchevisme, cohérence qui préfigure, nous le verrons aussi, une tradition différente et qui se démarque de la social-démocratie qui domine alors. Nous verrons que, bien que dans les termes, Lénine ne cesse jusqu’en 1914 de se référer à la social-démocratie, et notamment à sa section allemande, les conditions spécifiques du développement de la révolution en Russie et sa trajectoire théorico-politique font qu’il sera amené, dans les faits, à reformuler le rapport entre classe, parti et direction, et à donner un sens nouveau au rôle du parti dans la dynamique révolutionnaire. Cela l’amènera à prendre des positions et à défendre tout au long de la première décennie du XXe une voie originale au sein de la social-démocratie internationale, où prévaut, depuis la fin du XIXe, de fortes tendances à l’unification donnant lieu à la construction de véritables partis de masse, en particulier en Allemagne. A ce titre, Lénine et le courant bolchevique qu’il dirige (successivement tendance, fraction puis, à partir de 1912, parti indépendant) ne manqueront pas d’attiser les polémiques à leur encontre au sein de la Deuxième Internationale. Nous verrons que c’est cette position singulière qui l’a amené à être en meilleure position à l’été 1914, au moment de la grande trahison de la majorité des dirigeants de la Deuxième Internationale rangés derrière leurs propres bourgeoisies au déclenchement de la Première Guerre mondiale, mais que c’est également ce qui lui a permis de jouer un rôle décisif dans le processus révolutionnaire russe de 1917. Mais commençons d’abord par esquisser les grandes « étapes » du développement de la conception léniniste de l’organisation et de sa pratique du bolchevisme au sein de la social-démocratie russe.
Lénine à 20 ans. Un journal pour toute la Russie
Le combat de Lénine pour la révolution socialiste prend place dans un contexte difficile lié aux conditions spécifiques [11] du développement capitaliste en Russie. L’intransigeance de la répression du régime tsariste est alors une donnée fondamentale : elle explique aussi bien la faiblesse du mouvement politique libéral que la recherche de voies révolutionnaires [12] du côté du mouvement ouvrier et populaire [13]. C’est dans ce contexte que naissent dans la deuxième moitié du XIXe siècle les premiers débats au sein du mouvement révolutionnaire russe : les narodniki (courant populiste), tentent de se construire sur le mécontentement qui existe dans les campagnes, mais ils sont vite découragés par l’apathie des masses paysannes et décident alors de passer à des méthodes terroristes. Ce courant joue un rôle décisif dans le processus de différenciation politique en Russie et ne manquera pas de produire un vif effet sur Lénine, en particulier après que son frère, Alexandre Oulianov, militant narodnik, fut exécuté par le régime pour avoir tenté d’assassiner l’empereur Alexandre II. C’est en grande partie contre ce courant populiste (puis contre le courant dit du « marxisme légal ») que le marxisme se développe en Russie, dans les années 1880, grâce notamment au travail pionnier de Georgi Plekhanov pour traduire les œuvres de Marx et d’Engels en russe. En 1881 Plekhanov fonde « L’Émancipation du travail », premier groupe qu’on peut qualifier de marxiste, rejoint bientôt par Lénine qui va s’atteler à le transformer en un véritable parti. D’emblée, le rôle de ce dernier est déterminant, comme l’explique Pierre Broué :
« après les brillantes luttes théoriques menées par Plekhanov, le problème pratique se pose à ses élèves et à ses compagnons : plus que les autres, du fait même de l’immensité des obstacles que l’autocratie oppose à toute organisation, même à un niveau élémentaire, les social-démocrates de Russie vont s’attacher, en marxistes conséquents, à créer l’outil qui leur servira à transformer un monde qu’à la suite de Marx ils ne se contentent pas de vouloir interpréter. C’est le jeune Oulianov - Lénine - qui exprime le mieux cette recherche [14]. »
On peut dire qu’un premier pas décisif est fait en 1898, à l’occasion du congrès de fondation du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (dit POSDR). Mais dans les faits, le parti est loin d’être unifié et les groupes locaux qui le constituent restent largement éparpillés. Lénine écrit à ce sujet : « Ce très grand pas en avant semble avoir épuisé momentanément toutes les forces de la social-démocratie russe et l’a ramenée au travail morcelé d’autrefois, exécuté par les diverses organisations locales [15]. » C’est la première grande bataille que mène Lénine : de 1895 à 1903 celui-ci part en guerre contre ce qu’il appelle les « méthodes artisanales » du mouvement social-démocrate et met tous ses efforts pour parvenir à « l’unification du parti » [16].
Deux raisons motivent alors Lénine. D’abord, la conviction que, pour réussir à jouer un rôle décisif face au monstre centralisé de l’autocratie tsariste, le parti doit réussir à centraliser l’action des groupes isolés et dispersés. Il écrit en ce sens :
« Seule la fusion au sein d’un seul parti permettra d’appliquer méthodiquement les principes de la division du travail et de l’économie des forces, ce qui est nécessaire pour réduire les pertes, et de dresser un rempart plus ou moins solide contre le joug du gouvernement autocratique et sa politique de répression à outrance [17]. »
Deuxièmement, sa volonté de coordonner et cristallier les acquis de chaque bataille ponctuelle menée par le mouvement ouvrier naissant pour en extraire leur « valeur d’exemple » et qui, sans parti, resteraient isolées. Il écrit :
« du fait de ce caractère artisanal, une foule de manifestations du mouvement ouvrier en Russie restent des événement purement locaux et perdent beaucoup de leur valeur d’exemple pour l’ensemble de la social-démocratie russe, de leur importance en tant qu’étape de tout le mouvement ouvrier russe. (…) Si elles ne sont pas unifiées par l’organe du Parti tout entier, toutes ces formes de la lutte révolutionnaire perdent les neuf dixièmes de leur portée, ne contribuent pas à acquérir l’expérience générale du Parti, à créer des traditions et une continuité d’action dans le parti [18]. »
Le parti apparaît de ce fait comme un « catalyseur » pour centraliser, donner une cohérence et une continuité aux expériences de luttes des exploités et des opprimés. De même pour les grèves, qui sont considérées comme autant d’école de guerre pour la classe ouvrière et les révolutionnaires : « une école où les ouvriers apprennent à faire la guerre à leurs ennemis [19] ». Il n’est pas inutile de rappeler la surface géographique de la Russie (équivalente à 30 fois celle de la France...) ou encore son niveau très bas de développement économique et culturel pour mesurer toute l’ambition et la difficulté de la tâche que se fixe Lénine.
Sur cette voie de l’unification des forces social-démocrates, c’est le journal qui, très vite, apparaît comme l’outil le plus efficace. Ainsi, Lénine écrit :
« … seule la création d’un organe central [journal] du Parti peut donner à chaque "militant parcellaire" de la cause révolutionnaire le sentiment de marcher "dans les rangs", la conscience que son travail est directement nécessaire au Parti, qu’il est un des anneaux de la chaîne qui étranglera le pire ennemi du prolétariat russe et de tout le peuple russe [20]. »
Ainsi, à l’orée du XXe siècle, Lénine arrive à une première ébauche de sa conception du parti : celui-ci a fondamentalement pour tâche de donner une direction commune et organisée aux initiatives du prolétariat. Cette conception est globalement semblable sinon identique à celle de la social-démocratie internationale de l’époque, et en premier lieu de la section allemande qui représente l’exemple le plus avancé en matière d’organisation. Mentionnons par ailleurs, bien que ce ne soit pas le sujet ici, qu’en parallèle de sa bataille pour l’unification du mouvement social-démocrate russe, Lénine intervient dans les débats programmatiques qui polarisent alors la Deuxième Internationale dans ces années marquées par la première bataille ouverte contre l’opportunisme et en particulier contre le révisionnisme bernsteinien [21] et qui ne manque pas d’influencer certains courants russes.
1902-1903. Que Faire ? et la première division au sein du POSDR
En 1903 se tient le deuxième congrès du POSDR, attendu comme celui de la « vraie » unification. Au lieu de quoi nous verrons que le IIe Congrès restera dans l’histoire comme celui de la rupture originelle, de la scission première entre mencheviks (littéralement « les minoritaires ») et bolcheviks (« majoritaires », dirigés par Lénine). C’est dans le cadre du débat préparatoire à ce IIe congrès que Lénine signe sa brochure restée célèbre [22] : Que Faire ? [23]. Cette brochure est essentiellement une polémique avec le groupe dirigé par Martynov et qualifié par Lénine « d’économistes » [24], et comporte logiquement certains développements conjoncturels. Si le Que Faire ? a servi de pivot à des lectures dogmatiques et « mythifiée » de la conception léniniste de l’organisation, notamment au sein de la tradition marxiste-léniniste, il reste un matériau incontournable pour appréhender la conception de Lénine en matière d’organisation et justifie de ce fait qu’on s’y attarde (y compris s’écarter de certaines interprétations). Compte tenu du fait qu’il est impossible de revenir sur l’ensemble des débats suscités par ce texte, nous retiendrons en particulier deux idées que Lénine développe à cette occasion : son rapport à la spontanéité de classe et son insistance pour que le prolétariat et à sa tête la social-démocratie investisse le terrain de la lutte politique.
Tout au long de sa brochure, Lénine débat avec l’idée que les ouvriers pourraient arriver « spontanément » (autrement dit du seul fait du développement même du capitalisme et de ses crises) à la conscience révolutionnaire. Selon lui cette croyance en la toute-puissance de la spontanéité des masses, ce qu’il nomme aussi le « culte du spontané », est une impasse et empêche la social-démocratie russe de se figurer correctement ses tâches d’organisation. Premièrement, il insiste sur l’idée que le spontanéisme rend prisonnier des aléas de la conscience de classe qui suit non pas une voie rectiligne (long développement progressif et ininterrompu) mais plutôt un mouvement de balancier, avec des périodes de flux mais aussi de reflux : « l’écrasement de la conscience (…) s’est aussi fait de façon spontanée ». Deuxièmement, le rappel de Lénine que la conscience de classe ne se développe pas sur un terrain neutre mais qu’elle doit au contraire prendre corps dans un cadre historiquement déterminé où l’idéologie bourgeoise dispose de moyens mille fois supérieurs à ceux du prolétariat :
« On parle de spontanéité. Mais le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l’idéologie bourgeoise [25] (…) Pour cette simple raison que, chronologiquement, l’idéologie bourgeoise est bien plus ancienne que l’idéologie socialiste, qu’elle est plus achevée sous toutes ses formes et possède infiniment plus de moyens de diffusion [26]. »
« Tordant le bâton » contre ceux qui se complaisent dans le culte du spontané, Lénine ira même jusqu’à écrire : « notre tâche, celle de la social-démocratie est de combattre la spontanéité ». Mais contrairement à certaines interprétations, et comme le démontre Lars Lih, ce n’est pas tant le manque de confiance de Lénine dans la spontanéité des masses qui motive ses développements que la conviction d’une opportunité à venir et que de grandes explosions ouvrières et populaires se préparent et la crainte que les révolutionnaires y arrivent sans y être préparés. C’est donc bien l’impréparation des révolutionnaires, le retard des forces social-démocrates organisées qui obsède Lénine, et non pas sa méfiance ou sa haine supposée pour la spontanéité des masses. Le dernier chapitre de la brochure de Lénine esquisse quelques « conclusions pratiques » : dans ces pages, on Lénine radicaliser ses conceptions contre les méthodes artisanales et accorder une place capitale à la « centralisation » et au militantisme professionnel [27]. On y voit aussi l’esquisse d’un schéma organisationnel composé de différents cercles et organisations : Lénine s’attarde par exemple à distinguer organisation des ouvriers, ou organisations syndicales, professionnelles, qui doivent être très larges, et organisation de révolutionnaires – le parti.
L’autre dimension marquante de la brochure de Lénine, cette fois sur un plan directement programmatique, c’est sa polémique avec Martynov, qu’il accuse de « rétrécir » et « d’appauvrir » l’agitation politique en direction de la classe ouvrière en la réduisant à « la lutte collective des ouvriers contre le patronat, pour vendre avantageusement leur force de travail, pour améliorer leurs conditions de travail et d’existence [28] ». Si la lutte économique et quotidienne en direction de la classe ouvrière est absolument nécessaire pour Lénine, elle n’en est pas moins insuffisante pour aiguiser la conscience de classe d’un point de vue révolutionnaire. Au contraire, la lutte politique est absolument essentielle au moins à deux niveaux : pour éduquer la classe et les révolutionnaires qui doivent apprendre à appréhender la société capitaliste dans toutes ses expressions pour en saisir son caractère profondément réactionnaire, mais aussi pour forger les alliances nécessaires à la victoire de la révolution prolétarienne. En ce sens, Lénine écrit :
« La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur [29], c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et couches de la population avec l’État et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles [30]. »
Et, plus loin :
« le social-démocrate ne doit pas avoir pour idéal le secrétaire de trade-union, mais le tribun populaire sachant réagir contre toute manifestation d’arbitraire et d’oppression, où qu’elle se produise, quelle que soit la classe ou la couche sociale qui ait à en souffrir, sachant généraliser tous ces faits pour en composer un tableau complet de la violence policière et de l’exploitation capitaliste, sachant profiter de la moindre occasion pour exposer devant tous ses convictions socialistes et ses revendications démocratiques, pour expliquer à tous et à chacun la portée historique et mondiale de la lutte émancipatrice du prolétariat [31]. »
Ce qui est en germe, fondamentalement, c’est la conviction que, pour abattre le système capitaliste, la classe ouvrière doit prétendre à une position hégémonique [32], c’est-à-dire ne pas se cantonner à une position économico-corporatiste mais chercher à nouer des alliances pour endosser les revendications de tous les exploités et les opprimés.
Nous avons dit plus tôt que le Que Faire ? de Lénine s’inscrivait dans le cadre des débats préparatoires au IIe congrès du POSDR. Si le congrès représente bien un pas en avant du point de vue programmatique (avec, notamment, la mise en minorité des économistes), des divergences inattendues [33] apparaissent sur les questions d’organisation. Les débats se cristallisent en particulier autour du « paragraphe 1 des statuts » du POSDR, qui concernent les critères d’adhésion au POSDR. Deux versions des statuts s’affrontent alors : l’une est présentée par Lénine, l’autre par Martov. Contrairement à celle de Martov, la version de Lénine insiste sur la « participation » des membres à l’activité du parti (et pas seulement sur leur « collaboration » comme dans la version de Marov) [34]. La motion présentée par Lénine perd le vote du congrès, mais au moment d’élire la future direction du POSDR et de son organe central, l’Iskra, Lénine emporte la majorité [35]. Ce dernier vote est alors contesté par les partisans de la motion de Martov, qui utilisent ce qu’ils considèrent être un accident comme un prétexte pour rompre avec les partisans de Lénine [36].
Dans les mois qui suivent le IIe congrès les mencheviks multiplient les accusations à l’encontre de Lénine et accusent sa conception « bureaucratique, formaliste et tyrannique du centralisme » [37] d’être responsable de la scission. Revenant sur les événements du congrès en 1904 dans un long article « Un pas en avant, deux pas en arrière », Lénine démontre la cohérence qui opposent les deux courants et leur conception en matière d’organisation. Contre la conception des mencheviks et d’Axelrod, qui considèrent comme membre du parti « quantité de gens qui [n’appartiennent] pas à l’organisation, mais qui l’aidaient d’une façon ou de l’autre » [38], Lénine déclare :
« je demande que le Parti, comme avant-garde de la classe, soit organisé le plus possible, que le Parti n’admette que des éléments susceptibles d’au moins un minimum d’organisation. Au contraire, mon contradicteur confond dans le parti les éléments organisés et inorganisés, ceux que l’on peut diriger et ceux qui ne s’y prêtent pas [39]. »
Il se défend par ailleurs des caricatures qui transforment sa position en une conception essentiellement conspirative ou sectaire :
« Il n’est pas permis en effet de confondre le Parti, avant-garde de la classe ouvrière, avec toute la classe (…) mais il ne faut pas croire que les organisations du Parti ne doivent comprendre que des révolutionnaires professionnels. Nous avons besoin des organisations les plus diverses, de toutes sortes, de tous rangs et de routes nuances, depuis des organisations extrêmement étroites et conspiratives jusqu’à de très larges et très libres organisations. [40] »
On retrouve l’idée d’un schéma organisationnel comprenant différents cercles concentriques.
En définitive, ce n’est pas tant à une conception « avant-gardiste » du parti (ou « blanquiste », comme ses contradicteurs lui ont souvent reproché), qu’à une redéfinition des rapports entre le Parti, regroupant l’avant-garde (les couches les plus conscientes et les plus déterminées de la classe), et les masses que propose Lénine. Il est intéressant de noter que si la social-démocratie internationale n’est pas explicitement visée par Lénine, sa conception constitue indirectement un premier point de rupture avec les conceptions qui prévalent alors. Et, à ce titre, elle donnera d’ailleurs lieu à plusieurs critiques y compris à l’international, à commencer par celles, célèbres, de Rosa Luxemburg [41].
Enfin, il faut rappeler que, bien qu’il accorde une grande importance à l’explicitation des enjeux [42] contenus dans la querelle des statuts, Lénine ne juge pas qu’il s’agisse d’une raison suffisante pour acter la scission du parti – et, contrairement à la reconstruction marxiste-léniniste, c’est bien les mencheviks qui sont à l’initiative de la scission du parti. Comme le rappelle Paul Le Blanc, « jusqu’à l’automne 1904 Lénine a essayé de cicatriser cette blessure et n’a jamais laissé entendre qu’il fallait créer un parti bolchevique séparé [43]. » Cet épisode fournit une illustration du rapport de Lénine à la question de l’unité du parti : celui-ci était loin de prôner la scission à tout prix (sans quoi on ne comprendrait pas son acharnement à unifier la social-démocratie russe dans la séquence précédente, ni sa position dans la séquence suivante menant au congrès d’unification de Stockholm), mais refusait que l’unité du parti serve à l’aile opportuniste de chantage pour obtenir des concessions politiques ou programmatiques qu’il jugeait importante. Comme le résume Hal Draper :
« …[la position de Lénine] était alors : unité oui, mais pas au prix d’abandonner la conquête de la majorité. Unité oui, mais sur les mêmes bases démocratiques pour tout le monde : l’aile droite pouvait travailler à gagner le prochain congrès, mais il était intolérable qu’elle exige des concessions politiques en récompense de ne pas scissionner [44]. »
1905. La révolution, le parti et les masses
L’année 1905 sera incontestablement celle d’un tournant décisif dans la trajectoire théorico-politique de Lénine. Comme il le dit lui-même, la première révolution russe sera l’occasion de mettre les conceptions des uns et des autres à l’épreuve de la pratique [45]. En ce sens 1905 va marquer à la fois l’expression d’une victoire des thèses programmatiques de bolcheviks sur celles des mencheviks, et le moment d’un réexamen par Lénine des rapports entre l’avant-garde et les masses dans le processus révolutionnaire.
Il existe à cette époque un débat stratégique qui traverse l’ensemble de la social-démocratie à propos de la révolution à venir. Nous ne pouvons pas revenir en détails sur ce débat, aussi nous nous bornerons à dire que, si la majorité des courants du mouvement ouvrier s’accordent, globalement, pour dire que le contenu de la révolution à venir est bourgeois (tâches démocratiques et agraires), mencheviks et bolcheviks divergent quant au rôle que doit jouer le prolétariat dans cette révolution. Pour les mencheviks, qui calquent mécaniquement les « étapes » du développement capitaliste européen à la Russie, la social-démocratie doit s’efforcer d’accompagner la révolution bourgeoise dirigée par les libéraux (le parti constitutionnel-démocrate, dit cadet). Pour Lénine – qui occupe, dans ce débat, une position intermédiaire entre la conception des mencheviks et celle de Léon Trotsky [46] -, au contraire la social-démocratie révolutionnaire doit prendre l’initiative et orienter la colère des masses dans la perspective de l’insurrection. Or, précisément parce que les périodes d’intense activité des masses permettent de mettre les théories à l’épreuve de la pratique, l’expérience de 1905 va permettre de trancher ces débats :
« la nouvelle Iskra [où s’expriment dorénavant les conceptions mencheviques] évolue sous l’empire des événements et adopte en pratique les positions de ses adversaires, se conformant en d’autres termes non à ses propres résolutions, mais à celles du IIIe congrès [47]. Pas de meilleure critique d’une doctrine erronée que les événements révolutionnaires . »
C’est d’ailleurs sur cette base, confiant sur le fait que la marche de la révolution ne pouvait qu’entraîner les mencheviks sur leur gauche et à rallier ses positions, que Lénine milite à nouveau pour une réunification du Parti et de ses courants bolcheviks et mencheviks.
Pour tenter de calmer la pression populaire le tsar confie à son ministre de l’Intérieur Boulyguine la tâche de former une Douma (Assemblée législative). Cette première Douma, dont les principes électifs restent largement insuffisants, suscite de vifs débats parmi les social-démocrates. Les bolcheviks se prononcent pour un boycott actif, suivis par la majorité des organisations social-démocrates [48], et lancent une propagande et une agitation pour lutter contre les illusions constitutionnelles. Les mencheviks, eux, refusent de voter la résolution sur le boycott [49]. Émigré hors de Russie, Lénine suit de près et se passionne pour les grèves et les combats de rues du prolétariat russe, pétersbourgeois et moscovite notamment [50].
Mais la grande nouveauté, la « création la plus originale » (dixit
Marcel Liebman) de la révolution de 1905, c’est bien sûr l’apparition des soviets. Ces conseils ouvriers de masse, élus à l’échelle des usines puis des quartiers, apparaissent au cours de la révolution et s’étendent à de nombreuses villes au cours de l’été. Le plus prestigieux, le soviet de Saint Petersburg [51], forgé en octobre 1905, rassemble des délégués de 250 000 ouvriers. Ces conseils permettent d’organiser largement et de coordonner les différentes initiatives des masses en lutte. Contrairement aux militants mencheviks, les bolcheviks se retrouvent d’abord largement désorientés par ces nouveaux cadres. Broué note à ce sujet : « En fait, les bolcheviks ne se sont que lentement adaptés aux conditions révolutionnaires nouvelles : les conspirateurs ne savent pas, du jour au lendemain, se faire orateurs et rassembleurs de foules. » De nombreuses sources historiographiques montrent qu’il existe chez eux une réticence, presque une méfiance, si bien que le groupe local de St Petersburg ira jusqu’à voter une résolution déclarant que le Soviet risquait de maintenir le prolétariat à un faible niveau de développement. Ces conceptions sont bien loin de celles de Lénine qui, de l’étranger, n’hésite pas à combattre les préjugés de ses camarades bolcheviks à l’égard des soviets :
« Il me semble que le camarade Radine a tort quand il pose (…) cette question : le Soviet des députés ouvriers ou le Parti ? Je pense qu’on ne saurait poser ainsi la question ; qu’il faut aboutir absolument à cette solution : et le Soviet des députés ouvriers et le Parti. La question - très importante - est seulement de savoir comment partager et comment coordonner les tâches du Soviet et celles du Parti ouvrier social-démocrate de Russie [52]. »
L’apparition des soviets est l’occasion pour Lénine d’un véritable enrichissement théorique de sa conception de la dialectique entre l’organisation (l’avant-garde) et la spontanéité de masse. Aux cadres bolcheviks qui cherchent alors à inféoder les organes nés de et dans la lutte de la classe révolutionnaire aux décisions du Parti, Lénine oppose la perspective de leur élargissement : « A mon sens, le Soviet des députés des ouvriers comme centre révolutionnaire de direction politique, n’est pas une organisation trop large, mais au contraire trop étroite. » Cette conception nouvelle du processus révolutionnaire ne quittera plus Lénine et préfigure non seulement l’orientation qui sera la sienne lors des révolutions russes de 1917, mais aussi les débats ultérieurs dans l’Internationale communiste des premières années sur la tactique de front unique ouvrier. Elle témoigne d’une conception non binaire du rapport entre les deux termes de l’équation révolutionnaire, combat pour l’unité de la classe dans l’action et lutte politique pour sa direction révolutionnaire, qu’on aurait tort d’opposer.
Sur le plan organisationnel, tirant les bilans de la révolution de 1905 Lénine défend une vraie « réorganisation du parti ». Celle-ci comporte essentiellement deux dimensions. La première est d’ordre conjoncturel : il faut prendre acte des avancées démocratiques, très limitées mais significatives, gagnées par la révolution qui rendent désormais possible un travail légal [53] et une démocratisation du parti. Ainsi Lénine combat le conservatisme des « comitards bolcheviks » [54] et plaide contre eux pour une « ouverture des portes » [55] du Parti qui passe selon lui par de nouvelles méthodes d’organisation : élargissement des cercles locaux et principe électif notamment. Lénine écrit :
« Les conditions d’activité de notre parti se transforment radicalement : accession à la liberté de réunion, d’association et de la presse. Certes, ces droits sont précaires au plus haut point, et il serait insensé, sinon criminel, de compter sur les libertés actuelles. Une lutte implacable nous attend encore, et la préparation à cette lutte doit être placée au premier plan. L’appareil conspirateur du parti doit être gardé. Néanmoins, il est absolument indispensable d’utiliser à présent, de la façon la plus large, le champ d’action relativement plus vaste. Parallèlement à l’appareil conspirateur, il est absolument indispensa¬ble de constituer sans cesse de nouvelles organisations du par¬ti (et affiliées au parti), légales et semi-légales. Sans cette activité, il serait inconcevable d’adapter notre travail aux nouvelles conditions, d’être à même de résoudre de nouveaux problèmes... [56] »
De ce point de vue, 1905 précipite l’introduction de la démocratie au sein du parti. Jusqu’à présent, elle était très largement restreinte du fait des conditions politiques du pays qui ne permettaient pas son exercice. La révolution change cette situation et les bolcheviks introduisent la notion de « centralisme démocratique », qui n’existait pas avant, au sein du parti. Cela veut dire centralisme, bien sûr, dans la continuité du Que Faire ?, mais aussi et en plus la démocratie – et Lénine devient alors son principal défenseur au sein du parti. Réagissant vivement à une résolution du comité central relative à la « liberté de critique et à l’unité d’action », Lénine formule le centralisme démocratique comme suit :
« Le principe du centralisme démocratique et de l’autonomie des organisation locales signifie précisément la liberté de critique, entièrement et partout, tant qu’elle ne met pas obstacle à l’unité d’une action déterminée, et l’inadmissibilité de toute critique détruisant ou gênant l’unité d’une action décidée par le Parti [57]. »
Nous ne pouvons pas revenir en détails sur cette question, mais compte tenu des mythes qui persistent sur l’autoritarisme et la verticalité du parti de Lénine, il n’est pas inutile de se reporter aux nombreuses références qui existent sur ce sujet [58].
Deuxièmement, la révolution et l’apparition des soviets sont l’occasion pour Lénine d’une réélaboration de l’articulation entre parti et masses dans la dynamique révolutionnaire. Si depuis le congrès de 1903 Lénine est accusé (souvent à tort, on l’a vu) de sous-évaluer l’« élément spontané », 1905 est la démonstration que Lénine y accorde au contraire une importance décisive. L’articulation entre la spontanéité (les masses) et l’organisation (l’avant-garde) est à envisager d’un point de vue dialectique. Parfois, et notamment dans les périodes de changement brusque de la situation, l’élément spontané peut être amené à devancer l’élément organisé : « le changement des conditions objectives de la lutte, qui imposait la nécessité de passer de la grève à l’insurrection, fut ressenti par le prolétariat bien avant que par ses dirigeants ». Mais si Lénine enrichit sa conception du parti, celle-ci reste fondamentalement la même sur le point qui l’opposa en 1903 aux conceptions mencheviques : même en temps de révolution (et on pourrait dire surtout en temps de révolution) l’existence d’un parti soudé et centralisé est une question décisive.
Ainsi, si Lénine ne revient pas sur sa conception du parti comme regroupement d’avant-garde de la classe, le changement de la situation politique l’amène désormais à insister fortement sur la nécessité pour les cadres bolcheviks de se confronter partout, tout le temps, aux masses. Cela montre bien que loin d’un rapport mécanique entre la classe/les masses et le parti/l’avant-garde, il y a bien plutôt un « mouvement d’échange permanent entre le parti et les expériences accumulées de la classe », pour reprendre les termes de Daniel Bensaïd. C’est d’ailleurs ce qui fait la grande souplesse du parti chez Lénine (et qui tranche fortement avec l’image d’une conception monolithique qui serait la sienne si on en croit certaines lectures) : sa capacité à saisir les changements dans la situation politique pour se mettre à jour et pour fuir tout conservatisme. Ainsi, l’organisation ne sert pas de rempart à la spontanéité, au contraire, sa discipline est une condition essentielle pour qu’il sache s’adapter rapidement aux changements de situation. Ou, pour reprendre les mots de Lukacs :
« Le parti n’a pas pour tâche d’imposer aux masses un type quelconque de comportement abstraitement élaboré, mais bien au contraire d’apprendre en permanence des luttes et des méthodes de lutte des masses (…) C’est ce qui explique que tout dogmatisme dans la théorie et toute pétrification dans l’organisation soient fatals au parti [59]. »
Cette conception tranche avec celle de la majorité de la social-démocratie allemande, qui envisage la spontanéité des masses comme une force d’appoint qui peut être mobilisée ponctuellement par le parti mais qui reste essentiellement un facteur de « désorganisation »/expression de la « non-maturité » du prolétariat. C’est en tout cas la position défendue par Kautsky dans le débat de 1910-1913 qui agite la Die Neue Zeit autour de la « grève de masse » qui l’oppose à Rosa Luxemburg et à Anton Pannekoek [60] et qui s’appuie notamment sur un bilan de la révolution russe de 1905. Il semble que Lénine n’ait pas directement eu connaissance de ce débat à cette époque, mais il est incontestable qu’il défendait dans les faits une position bien plus proche de celle de Luxemburg que de Kautsky.
Finalement, 1905 allait aussi confirmer et accélérer le rapprochement des courants mencheviks et bolcheviks. Bien que la révolution n’ait pas manqué de révéler l’ampleur des divergences politiques et programmatiques entre les deux courants [61], Lénine est confiant dans le fait que, sous pression de la situation et de la politique des bolcheviks, les mencheviks soient contraints de se ranger derrière leurs conceptions. La réalité est que durant la révolution de 1905 bolcheviks et mencheviks se sont retrouvés ensemble, du même côté des barricades. Pour lui, si la lutte politique doit être menée celle-ci peut et doit se développer dans le cadre d’un parti réunifié :
« Nous devons mener la lutte idéologique la plus résolue, la plus ouverte et la plus impitoyable contre ces tendances de l’aile droite de nos social-démocrates. (…) Mais dans un Parti uni, cette lutte idéologique ne doit pas scinder les organisations, elle ne doit pas entraver l’unité d’action du prolétariat [62]. »
C’est ainsi qu’un congrès d’unification se tient en avril 1906 à Stockholm. Là encore, ce qui guide Lénine, outre l’analyse des coordonnées nouvelles de la situation politique, c’est la conviction que la révolution est une perspective qu’il faut résolument préparer [63] :
« Rappelez-vous que demain ou après-demain les événements vous appellerons en tout cas et inévitablement à l’insurrection et qu’il s’agit uniquement de savoir si vous serez, au moment de l’action, prêts et unis ou dispersés et désorientés [64]. »
1907-1912. Les années de réaction et la scission finale
Le congrès d’unification réunit à Stockholm en avril 1906 donne une majorité aux mencheviks : on compte 62 délégués représentant 34 000 mencheviks contre 46 délégués bolcheviks, pour 14 000 militants. Lénine et les bolcheviks maintiennent leur fraction mais Lénine déclare que celle-ci n’a pas vocation à se transformer en un nouveau parti mais est simplement « un bloc pour faire appliquer, dans le parti ouvrier, une tactique déterminée ». Au congrès de Londres, en mai 1907, le rapport de force interne s’est renversé, et on compte désormais une courte majorité de bolcheviks. Cela s’explique notamment par le désaveu des actions insurrectionnelles de 1905 de la part des mencheviks, la cohésion et le travail d’organisation mené par les cadres bolcheviks. Mais le POSDR doit bientôt à affronter une nouvelle situation nettement plus défavorable. En effet, dès la seconde moitié de 1907 et plus encore en 1908 la répression du régime se déchaîne contre le mouvement social-démocrate : affaissement du mouvement ouvrier et du nombre de grèves, démantèlement des comités social-démocrates, arrestations, exil… A propos des effectifs du POSDR, Pierre Broué note : « De plusieurs milliers à Moscou en 1907, ils ne sont plus que 500 à la fin de 1908, 150 à la fin de 1909 : il n’y a plus d’organisation en 1910. Pour l’ensemble du pays, les effectifs passent de presque 100 000 à moins de 10 000 [65]. » Bref, après la séquence révolutionnaire de 1905-1906, la réaction est sévère et le reflux général.
Ces nouvelles coordonnées sont particulièrement propices à l’approfondissement des tensions et des désaccords au sein de ce qu’il reste du parti. Les polémiques reprennent de plus belle, tant sur le bilan de la révolution de 1905 que sur la politique à adopter dans la nouvelle situation. Les désaccords se cristallisent essentiellement autour de la politique à adopter face à la IIIe Douma et au maintien des activités illégales pour le parti. Des désaccords vont s’exprimer tant du côté des menchéviks que des bolchéviks, donnant lieu à de nouvelles configurations. Au sein du courant bolchevique, Lénine défend une position minoritaire contre les oztovistes, partisans de Bodganov opposés à Lénine qui défendent la perspective d’un travail exclusivement illégal et le boycott de la Douma. Au contraire, Lénine tire de la situation la nécessité pour les révolutionnaires d’utiliser tous les moyens, y compris ceux légaux ou semi-légaux, pour « préparer et rassembler les forces » et faire connaître leur programme. Ainsi, tout en reconnaissant le caractère réactionnaire de la IIIe Douma et en luttant contre les illusions constitutionnelles, Lénine n’hésitera pas à voter avec les mencheviks contre le boycott des élections. Les partisans de Bodganov seront pour leur part rejoint par la tendance bolchevique dit des ultimatistes qui se prononcent contre toute action légale, y compris la participation aux syndicats. Du côté menchévik, on constate le développement d’une tendance inverse qui prône l’abandon de l’activité clandestine et le refus de principe de l’action illégale. C’est la tendance des liquidateurs, contre laquelle Lénine tente d’organiser un front interne, en alliance avec l’aile des menchéviks dirigée par Plekhanov dite « du parti ». L’offensive des liquidateurs commence au congrès de décembre 1908, et Lénine écrira qu’il s’agit alors d’une
« tentative d’une certaine portion des intellectuels de parti pour liquider l’organisation existante du POSDR et pour la remplacer par un groupement informe dans le cadre de la légalité coûte que coûte, cette légalité dût-elle s’acheter au prix d’une renonciation manifeste au programme, à la tactique et aux traditions du parti [66]. »
Ainsi, de 1908 à 1912 le POSDR est non seulement affaibli quantitativement mais également rongé par de nombreuses luttes internes. Le caractère réactionnaire de la séquence politique exerce cependant une pression à l’unité dans les rangs du parti. Dans un texte de 1910 intitulé « Note d’un publiciste » Lénine dresse le constat d’une « crise d’unification ». Il identifie deux méthodes d’unification : « deux points de vue fondamentalement différents sur la nature et la signification de l’unification du parti » et combat les tendances à la conciliation qui existent tant du côté bolchevique que menchévique. Il écrit :
« L’un de ces deux points de vue sur l’unification place au premier plan la "conciliation" de "personnes, groupes et institutions déterminés". Leur unité de vue sur le travail du parti, sur la ligne de ce travail devient alors secondaire. Il faut s’efforcer de passer les désaccords sous silence au lieu de mettre en lumière leurs racines, leur portée, les conditions objectives qui les suscitent. (…) Il existe un deuxième point de vue sur ladite unification. Ce deuxième point de vue est fondé sur le fait qu’il existe toute une série de causes objectives profondes (…), causes qui, depuis longtemps déjà, ont commencé à susciter et continuent à susciter, au sein des deux anciennes, des deux principales fractions russes de la social-démocratie, des changements tels que - parfois contre le gré ou même à l’insu d’une partie des "personnes, des groupes et des institutions déterminés" - se créent les bases idéologiques et organisationnelles de l’unification [67]. »
Autrement dit, pour Lénine l’unité et la cohésion du parti ne pourra pas se faire sans affronter les discussions programmatiques et politiques qui traversent la social-démocratie russe, sans « lutter sur les deux fronts » contre les deux menaces inverses du liquidationnisme (opportunisme) et de l’oztovisme (gauchisme). La reprise de la lutte de classes à partir de 1910 et surtout 1911 et 1912 et sa conviction que de nouveaux événements révolutionnaires se préparent amène Lénine à radicaliser ses conceptions. Les révolutionnaires doivent se préparer pour être prêts à affronter la prochaine poussée révolutionnaire et cela ne pourra se faire sans une organisation solidement structurée. Fort de cette compréhension, Lénine profite de la conférence de Prague de janvier 1912 pour proclamer l’exclusion des liquidateurs et acter la création de « noyaux social-démocrates illégaux entourés d’un réseau aussi étendu que possible de sociétés ouvrières légales ». Les bolchéviks existent finalement comme parti indépendant. A ce propos, Paul Le Blanc note :
« Cette perspective de la scission constituait une rupture avec l’exemple classique de la social-démocratie allemande, d’une manière plus profonde que toutes les formulations du Que faire ? ou de "Un pas en avant, deux pas en arrière" [68]. »
Cette décision ne manquera d’ailleurs pas de susciter de vives réactions au sein de la social-démocratie internationale, et vaudra à Lénine des critiques de la part de Rosa Luxemburg mais aussi de Karl Kautsky qui accusera les bolcheviks de construire un parti au « contenu différent ».
L’année 1917. Le parti de la révolution
On a vu que depuis sa formation, le bolchevisme a évolué dans le cadre de formes organisationnelles assez différentes. Ce sera encore plus le cas au cours des huit mois les plus tumultueux de son histoire, entre février et octobre 1917.
Début mars, après les journées insurrectionnelles qui ont provoqué l’écroulement du régime tsariste, l’effervescence ne retombe pas. Les grèves se développent et le gouvernement provisoire, qui vient d’être nommé, est impuissant à contrôler la situation. Il se trouve dès le début confronté au soviet, alors dirigé par les courants réformistes (mencheviks et socialistes-révolutionnaires), qui a ressurgi sur le modèle de 1905. Le soviet de Petrograd (et tous ceux qui se développent dans le reste du pays) dispose à bien des égards d’un pouvoir potentiellement plus étendu, mais refuse de l’exercer et s’autolimite à un rôle de conseil et pression sur le gouvernement bourgeois. Comme celle de 1905, la révolution de février 1917 a pris les révolutionnaires par surprise. Le parti bolchevique est dirigé à Petrograd par un « bureau russe du comité central » organisé autour de l’ouvrier métallurgiste Alexandre Chliapnikov. Cette direction est à la traîne des événements et a du mal à s’y orienter. Avec l’arrivée, le 12 mars, de deux membres du comité central, Staline et Kamenev, de retour de leur relégation en Sibérie, le parti s’oriente vers une position de défense nationale, de soutien conditionnel et de « pression » sur le gouvernement provisoire [69]. Ces positions s’opposent diamétralement au contenu des « Lettres de loin » [70] que Lénine a rédigées et envoyées de Suisse entre le 7 et le 12 mars.
A son retour à Petrograd, le 3 avril, Lénine engage immédiatement le combat avec son propre parti « menchévisant ». Dans son premier discours, à la descente de son « train plombé », il affirme que la révolution de Février n’a pas résolu les problèmes fondamentaux du prolétariat, que l’on ne peut s’arrêter à mi-chemin et qu’en alliance avec la masse des soldats, la classe ouvrière doit transformer la révolution démocratique en une révolution prolétarienne socialiste. Avant de conclure : « d’un moment à l’autre, chaque jour, on peut s’attendre à l’écroulement de tout l’impérialisme européen. La révolution russe que vous avez accomplie en a marqué les débuts et a posé les fondements d’une nouvelle époque. Vive la révolution socialiste mondiale [71] ! » Le lendemain, il publie les « Thèses d’avril » [72] qui développent les orientations qu’il propose au parti et à la révolution : aucun soutien au gouvernement provisoire mais lutte déterminée contre lui, opposition à tout « défensisme révolutionnaire » (c’est-à-dire poursuite de la guerre au nom d’une défense de la révolution), non à tout rapprochement avec les mencheviks, « tout le pouvoir aux soviets », création d’un gouvernement révolutionnaire qui en soit l’émanation et engage le pays sur la voie du socialisme. Ces positions s’opposent à la majorité du comité central mais bénéficient de l’appui de la plupart des cadres et de la base combative dont les rangs grossissent de jour en jour. Lénine l’emporte avec une rapidité qui peut sembler stupéfiante, puisque ses positions sont adoptées assez nettement dès la première conférence bolchevique de Petrograd (14 ou 22 avril), puis dans la 7e conférence panrusse du POSDR (bolchevique), tenue du 24 au 29 avril.
Après s’être appuyé sur la base radicale du parti, Lénine va être amené à la freiner et tenter d’en contrôler l’élan. Alors que la crise politique et sociale ne cesse de s’aggraver, les manifestations tournent à l’émeute (la première fois, lors des journées des 20 et 21 avril) et c’est désormais, au sein de la classe ouvrière et de la garnison de Petrograd, un secteur de masse qui aspire à renverser au plus tôt le gouvernement provisoire. Les journées semi-insurrectionnelles des 3, 4 et 5 juillet sont la plus haute expression de cette poussée qui se manifeste alors que la situation n’est pas encore mûre pour envisager la prise du pouvoir avec des chances raisonnables de succès. Dans cette période, le parti bolchevique est à l’opposé de l’imagerie d’un bloc monolithique soudé derrière une direction et un chef tout-puissants. A l’image des soviets et des comités d’usine, son fonctionnement est hyper-démocratique, traversé de tendances de droite, de gauche et de centre qui ne cessent de se composer et de se recomposer. Mais il intègre aussi, dans les faits, une forte composante de fédéralisme et d’autonomie. On voit les organisations locales ou de secteurs défendre leurs prérogatives et leurs choix, jusqu’à parfois défier le comité central. Les principales décisions qui sont prises dans la capitale sont souvent le fruit de longues discussions, et au final de compromis, entre la direction nationale et ces structures semi-autonomes. Par ailleurs, il s’agit avant tout de deux organisations : la première est le comité de Petrograd, qui dirige le parti et organise son intervention quotidienne dans les quartiers et usines de la capitale, la seconde, la direction de l’Organisation militaire, à la tête du travail politique et d’organisation au sein d’une garnison qui regroupe, selon les moments (et les estimations des historiens), entre 215 000 et 300 000 hommes. Ces deux structures, principalement l’Organisation militaire, se sont trouvées largement à l’initiative des Journées de juillet. Ces dernières ont constitué une expression et combinaison, d’une part, de spontanéité révolutionnaire de masse, d’autre part, de décisions de secteurs révolutionnaires, principalement bolcheviques ; en partie contre l’avis de Lénine et de Trotsky qui ont alors accompagné des événements qu’ils n’avaient ni organisés, ni vraiment souhaités [73].
Entre février et octobre, le parti connaît deux autres transformations concomitantes. En premier lieu, il intègre des dizaines de milliers de travailleurs d’avant-garde (ses effectifs dépassent les 100 000 membres peu avant l’insurrection d’Octobre, alors qu’on estime qu’ils en représentaient seulement de 20 000 à la veille de la révolution de Février), qui lui apportent un sang neuf et, dans un sens, le révolutionnent. En second lieu, lors du 6e congrès dit « d’unification » (26 juillet au 3 août 1917), il fusionne avec toute une variété de groupes et d’individus, venant des anciennes organisations bolchevique comme menchevique, ou restés indépendants de l’une et de l’autre. Le secteur le plus significatif est l’organisation inter-rayons, qui compte 4000 membres parmi lesquels Léon Trotsky [74]. Celui que Lénine avait à de nombreuses reprises accablé de sarcasmes, avec lequel il avait dit et redit que rien ne serait jamais possible, devient ainsi son quasi alter ego à la tête du parti, et bientôt de la révolution et de l’État ouvrier naissant. C’est que, pour Lénine, le critère déterminant est celui de la révolution : c’est le programme, non considéré de façon abstraite, mais mis en application et en mouvement dans le feu des événements révolutionnaires. A ce propos, il a souvent été dit qu’au cours de l’année 1917, Trotsky s’était rallié à la position de Lénine sur le parti, tandis que Lénine avait reconnu la validité des conclusions de Trotsky sur la dynamique socialiste de la révolution. S’il y a une part de vérité, il faut souligner que les conceptions trotskyste et léniniste de la révolution étaient loin d’être aussi éloignées qu’il n’a parfois pu sembler. Ainsi, Lénine affirmait dès 1905 que « la révolution démocratique faite, nous aborderons aussitôt, dans la mesure précise de nos forces, des forces du prolétariat conscient et organisé, la voie de la révolution socialiste. Nous sommes pour la révolution ininterrompue. Nous ne nous arrêterons pas à mi-chemin [75]. »
Après les journées de juillet s’ouvre une conjoncture de réaction et de répression contraignant les bolcheviks à repasser dans la clandestinité. Ces conditions s’atténuent cependant au bout de quelques semaines et s’inversent complètement à la fin du mois d’août, quand la tentative de putsch du général Kornilov (nouvellement nommé chef d’état-major des armées par Kerenski, le président du gouvernement provisoire) finit de discréditer les autorités officielles et les laissent suspendues en l’air, tout comme les courants réformistes qui continuent de les soutenir. En septembre, la montée des bolcheviks se fait irrépressible. Ils deviennent majoritaires dans les soviets, d’abord de Petrograd (Trotsky en retrouve la présidence, qu’il avait occupée en 1905), puis de Moscou et de nombreuses provinces. Lénine reconnaît alors cette nouvelle situation et s’en réjouit, tout en continuant à presser les dirigeants bolcheviques pour qu’ils lancent sans tarder les préparatifs de l’insurrection. La voie est ouverte vers la victoire de la révolution et la prise officielle du pouvoir par le congrès national des soviets, les 24 et 25 octobre. Cette séquence (février-octobre 1917) trop brièvement esquissée mériterait de bien plus amples développements. C’est elle qui permet d’appréhender concrètement et dans la pratique la révolution sociale comme un processus résultant de l’articulation entre un parti et une direction préparés et tournés vers la révolution et l’auto-organisation des masses - selon la célèbre métaphore du piston et de la vapeur [76]. Quoi qu’il en soit, « si le léninisme et l’organisation léniniste sont devenus, pour une aile importante du mouvement ouvrier, un guide, un idéal et un modèle, c’est, de toute évidence, à son triomphe de 1917 qu’ils le doivent. C’est ce triomphe du bolchevisme qui fixa sur lui l’attention – haine ou enthousiasme, répulsion ou dévotion [77]. »
Le parti de Lénine. Un « nouveau type » de parti ?
Pour finir, revenons à notre question de départ : dans quelle mesure Lénine a participé à renouveler la conception de l’organisation révolutionnaire ? Tout au long de cet article nous avons montré qu’il n’existait pas de théorie systématique du « parti léniniste », ni de forme monolithique qui serait la sienne. Au contraire, nous avons insisté sur le travail de réélaboration permanente chez Lénine, notamment au contact des changements dans la situation politique. Contrairement au schéma interprétatif stalinien qui fait du Que Faire ? un manuel achevé du « parti léniniste », nous avons vu que, jusqu’en 1914, Lénine ne déclare pas chercher à construire un « nouveau type » de parti, et, en tout cas sur un plan théorique, ses références restent globalement celles de la social-démocratie allemande comme section la plus avancée de la social-démocratie internationale. Cela n’empêche pas, nous l’avons vu aussi, qu’il développe dans les faits des positions singulières et souvent à contre-courant de la doxa majoritaire à ce moment au sein du mouvement ouvrier international (sur le rapport de la classe, du parti et de la direction ; la spontanéité des masses ou sur la question de l’unité du parti). Cela n’empêche pas non plus que ses positions fassent l’objet de critiques sévères au sein de la Deuxième Internationale – on a parlé de celle, connue, de Rosa Luxemburg, mais mentionnons aussi celle de Kautsky qui regrette la position des bolcheviks lors de la conférence de Prague en 1912 de fonder un Parti bolchevique indépendant. Mais Lénine reste, dans ces années, convaincu que son orientation correspond à celle de la social-démocratie internationale, et ses conceptions en matière d’organisation, ne font pas l’objet d’une généralisation qui dépasserait le cadre de la Russie tsariste. Comme l’écrit justement Daniel Bensaïd :
« jusqu’en 1914 il s’agit plutôt encore d’une semi-rupture avec l’orthodoxie dominante, qui s’appuie sur les spécificités russes, sans développer des éléments universalisables de sa démarche. (…) sa problématique se systématise à partir de 1914 [78]. »
C’est la Première Guerre mondiale qui va venir agir comme un profond révélateur des contradictions qui travaillent la Deuxième Internationale et qui précipite une reconfiguration complète du mouvement ouvrier international. A l’été 1914, l’entrée en guerre des principales puissantes européennes pour le partage du monde en zones d’influences précipite les partis ouvriers devant un dilemme brûlant : rompre l’union sacrée en courant le risque de passer dans l’illégalité ou s’aligner sur les intérêts de leurs propres bourgeoisies. A quelques exceptions près, la majorité des dirigeants de la Deuxième Internationale se rangent derrière la bannière du « social-chauvinisme » et votent les crédits de guerre, rompant avec les principes de l’internationalisme prolétarien qui avaient pourtant été réaffirmés au congrès de Stuttgart en 1907. Apprenant la nouvelle, Lénine ne peut d’abord même pas y croire et pense qu’il s’agit de calomnies visant à semer la discorde dans le mouvement révolutionnaire. Lorsqu’il ne fait plus doute que les organisations de la classe ouvrière et notamment leurs directions ont trahi les intérêts de la révolution socialiste et de la solidarité de classe, Lénine fait de la compréhension de cette situation la première des priorités. Il est impératif et urgent de saisir la signification historique de cette trahison et en tirer les conséquences d’un point de vue pratique et en particulier organisationnel. Il écrit :
« La plupart des partis sociaux-démocrates avec à leur tête, en tout premier lieu, le plus grand et le plus influent d’entre eux, le parti allemand, se sont rangés du côté de leur état-major, de leur gouvernement, de leur bourgeoisie, contre le prolétariat. C’est là un événement d’une portée historique mondiale, et l’on ne saurait faire autrement que de l’analyser sous ses aspects les plus divers [79]. »
Cette tragédie est l’occasion pour Lénine d’un profond réarmement politique. Pour saisir l’ampleur de ce réarmement sur le plan théorique, mentionnons par exemple que les années 1914-1915 sont à la fois celles d’une étude approfondie et d’une appropriation critique de l’œuvre de Carl Clausewitz, général prussien et théoricien de l’art militaire, et le moment d’une lecture attentive de Hegel et d’un rééxamen de sa dialectique [80]. L’une des idées centrales à laquelle arrive Lénine est que la guerre impérialiste marque un point de rupture avec la période précédente, période de « développement pacifique », que cela précipite un recodage du cadre historique et stratégique global. Il écrit à ce sujet :
« la guerre européenne constitue une crise historique très profonde, elle marque le début d’une nouvelle époque. Comme toute crise elle a accentué les contradictions profondes et les a révélées au grand jour (…) La IIe Internationale, qui a réussi à accomplir en vingt-cinq ou quarante-cinq ans (selon que l’on compte à partir de 1870 ou 1889) une œuvre extrêmement importante et utile, celle de la diffusion du socialisme et des premiers rudiments d’organisation de ses forces, a terminé sa mission historique [81]. »
L’époque impérialiste et la crise ouverte par 1914 amène Lénine à réévaluer le rôle joué par l’opportunisme au sein du mouvement ouvrier. Avant la guerre Lénine était déjà revenu à plusieurs reprises sur la lutte contre l’opportunisme au sein de la social-démocratie internationale. On songe par exemple à la préface de son recueil « En Douze ans », publié en 1907, où il livrait le récit des batailles politiques au sein du POSDR depuis sa fondation. C’est, à l’échelle de la Russie, cette même lutte contre l’opportunisme qui l’avait amené à rompre le POSDR pour fonder une organisation indépendante. Et Lénine n’ignorait pas non plus que des tendances similaires existaient dans les différentes sections de la IIe Internationale. Ce qui change en fait avec la tragédie de 1914 c’est la signification de ces courants opportunistes au sein du mouvement ouvrier :
« La crise crée par la grande guerre a arraché le voile, balayé les conventions, fait crever l’abcès muri depuis longtemps et a montré l’opportunisme dans son rôle véritable d’allié de la bourgeoisie [82]. »
Autrement dit, pour Lénine, l’opportunisme a fait la démonstration historique de son rôle contre-révolutionnaire et ne peut plus être considéré comme une « comme une "nuance légitime" au sein d’un parti unique [83] » comme c’était le cas jusqu’alors. La lutte contre l’opportunisme change de nature et Lénine en tire des conclusions sur le plan politique et organisationnel. Il ne s’agit plus simplement d’une lutte de tendance au sein d’une même organisation : « Il est nécessaire maintenant que celui-ci [l’opportunisme] soit complètement détaché, sur le terrain de l’organisation, des partis ouvriers. » C’est la raison pour laquelle dès août 1914 Lénine appelle à rompre avec la Deuxième Internationale, et qu’il entreprend un travail de regroupement à l’international contre l’opportunisme (ou le « social-chauvinisme » et la conciliation de classes), travail qui aboutira aux conférences de Zimmerwald (1915), de Kienthal (1916) puis à la fondation de la IIIe Internationale (1919). Cette nouvelle ligne de fracture politique et la nécessité de construire des organisations politiquement et stratégiquement délimitées de l’opportunisme, sur le terrain national comme international, est la leçon fondamentale qu’il tire de la trahison de 1914. Ceux qui, à l’instar des ailes « centristes » (et en particulier de Kautsky, « renégat » en chef pour Lénine), qui refusent d’agir en conséquence dans cette nouvelle situation et qui pensent que la bataille contre le social-chauvinisme puisse être mené à l’intérieur d’un parti commun jouent selon lui sont un obstacle sur la voie de la reconstruction d’organisations révolutionnaires et doivent être combattus comme tels :
« le pire service que l’on puisse rendre au prolétariat est de balancer entre l’opportunisme et la social-démocratie révolutionnaire, comme le fait le « centre » du parti social-démocrate allemand, et de s’appliquer à passer sous silence ou à masquer sous des phrases diplomatiques la faillite de la IIe Internationale [84]. »
Sur un plan théorique et pratique, la rupture de 1914 est une rupture consommée avec le « marxisme de la Deuxième Internationale » [85] et sa figure tutélaire, Karl Kautsky, et avec sa conception de la révolution comme processus graduel (« évolution ») et presque « naturel » (« organique »), qui « ne se prépare pas », pour reprendre des termes de Karl Kautsky [86], et qui a conduit la social-démocratie à une forme de « socialisme hors du temps » (ou de « radicalisme passif » [87]). Dans ces coordonnées, l’organisation ne peut résulter d’autre chose que d’une accumulation passive et patience de forces. Le rôle de Lénine sera déterminant dans ce recodage théorique et politique, au sein de la jeune Troisième Internationale (avant sa bureaucratisation). Celui-ci considère que la guerre impérialiste est le signe de l’entrée dans une nouvelle époque, que Lénine appelle époque impérialiste, où le temps politique n’est plus « homogène et vide » mais fait au contraire de discontinuité, de fractures, de « crises » (c’est dans ces années que sa notion de « crise révolutionnaire », murie depuis 1905, prendra toute son importance) dans lesquelles le parti doit savoir intervenir pour exploiter la situation et diriger l’énergie des masses vers l’affrontement avec l’État. Soit dit en passant, sur cette question de l’Etat, aussi, l’apport de Lénine sera décisif, et son opposition à Kautsky incontestable [88]. Dans ce contexte, le parti n’est plus une simple chambre d’enregistrement de la conscience de classe, accumulation passive de forces, mais véritable opérateur stratégique, pièce fondamentale pour travailler les situations, développer et articuler un arsenal de tactiques tout en ne perdant pas de vue l’objectif stratégique – celui de la révolution socialiste. Le fait que, même après 1914, Lénine ait continué à se référer au « Kautsky d’avant 1914 », comme le recense Lars Lih [89], ne semble pas contredire la rupture qui s’opère alors [90]. Et cela ne justifie pas non plus de « redécouvrir » la conception léniniste du parti à travers ses seuls textes de 1902, comme l’écrivent à raison Emilio Albamonte et Matias Maiello :
« Il ne s’agit pas seulement d’un "modèle" de parti, mais du travail de la stratégie pour sa mise en œuvre. On ne peut donc pas comprendre la genèse de la conception de parti chez Lénine en la séparant de tous les combats menés et de la lutte contre le "social-chauvinisme" [91] ».
***
Aujourd’hui, les appareils social-démocrates et communistes stalinisés ont très largement reculé, conséquence de leur alignement sur le « social-libéralisme » et de l’effondrement du stalinisme et de l’Union soviétique. La transformation de ces organisations de classe en appareils de domestication du mouvement ouvrier sous l’action de leurs directions toujours plus intégrées à l’État bourgeois a eu des conséquences dramatiques pour le mouvement ouvrier. Celui-ci a subi une série de défaites, notamment après l’échec de la poussée révolutionnaire internationale des années 1968 et la contre-offensive impérialiste et de restauration bourgeoise de la période néolibérale, entraînant une rupture dans la continuité révolutionnaire. Tout cela a eu des répercutions durables sur le prolétariat, sur sa capacité à s’organiser et sur sa conscience de classe, et cela alors même que sur un plan « objectif » on a assisté à un développement sans précédent de la classe ouvrière mondiale. Plus récemment, cependant, différents symptômes semblent anticiper un processus de recomposition subjective au sein de certains secteurs du prolétariat et des classes populaires. C’est en tout cas une hypothèse qu’il est possible de formuler, dans un contexte de remontées de la lutte des classes internationale depuis 2019 où se combinent soulèvements et révoltes débouchant parfois sur des grèves de masse, radicalité de masse se confrontant aux limites de la légalité bourgeoise et politisation diffuse de secteurs importants de la jeunesse contre le racisme systémique ou la destruction de la planète. Ces éléments restent certes à l’état parcellaire mais sont hautement significatifs. Ils sont une véritable aubaine pour ceux qui n’ont pas renoncé à la perspective de la révolution, dans la mesure où l’émergence de véritables organisations de combat dépend en grande partie d’une capacité à fusionner avec de tels secteurs d’avant-garde.
Dans ce contexte, renouer avec le léninisme pour reconstruire des organisations révolutionnaires est à l’opposé d’une conception élitiste de l’organisation ou qui cultiverait l’entre-soi minorisant. Au contraire, on a vu que la conception léniniste de l’organisation pouvait se résumer dans le fait de regrouper les secteurs les plus avancés et conscients du prolétariat au sein d’un parti centralisé dont l’objectif est de préparer la révolution, et que son action ne peut s’envisager que dans un rapport permanent avec l’activité des masses en lutte. Concrètement, cela commence par chercher à donner une perspective politique et organisationnelle aux secteurs combattifs dont on a vu qu’ils relevaient la tête, une perspective indépendante des directions bureaucratiques du mouvement ouvrier, enkylosés par des décennies de politiques de conciliation et de « dialogue social » (on ne dialogue pas avec l’ennemi, on s’organise pour le combattre, pourrait être une autre leçon de léninisme !). En France, c’est à partir de ce type de boussole que nous, militant.e.s de Révolution Permanente, cherchons à intervenir dans les nombreux phénomènes de lutte de classes qui se sont développés ces dernières années. Que ce soit dans le cadre de la « Bataille du Rail » de 2018 avec la construction de la rencontre Intergare, du mouvement des Gilets jaunes, du mouvement des retraites au travers de la coordination RATP-SNCF, où, plus récemment, de la grève de Grandpuits, nous sommes intervenus en cherchant à déployer dans chaque bataille un arsenal stratégique et programmatique qui permette de pousser ces expériences le plus loin possible en sortant du cadre imposé par la routine syndicale et en favorisant l’auto-organisation. Ce type de combat n’est pas contradictoire mais va de pair avec celui de donner à cette nouvelle génération de travailleuses et de travailleurs combatif.ves une organisation révolutionnaire qui dirige cette énergie dans la perspective d’un dépassement de l’horizon capitaliste. Forts de ces expériences, c’est aux côtés de certain.e.s des militant.e.s de ces mêmes combats, et en dépit de notre exclusion du NPA, que nous menons aujourd’hui campagne pour la construction d’un Parti révolutionnaire des travailleurs.
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NOTES DE BAS DE PAGE
[1] En France, on pense en particulier à Andreas Malm, La chauve-souris et le capital, La Fabrique, 2020, et à Frédéric Lordon, Vivre sans, La Fabrique, 2019, ou à son intervention récente « Pour un néo-léninisme », Acta, 2021. Nous avons discuté du « léninisme écologique » de Malm dans un autre article.
[2] Voir, par exemple, Historical Materialism, vol. 18:3, 2010.
[3] Lih parle de Lénine comme d’un « erfurtian » [erfurtérien], en référence au congrès d’Erfurt du SPD de 1891 et au programme alors adopté et considéré comme faisant foi au sein de la Deuxième Internationale.
[4] Paul Le Blanc, Lenin and the revolutionary party, Haymarket, 2015 [1990], traduit par nous.
[5] C’est ce qu’on a appelé en particulier le « marxisme-léninisme ». Voir par exemple Les Principes du léninisme, une brochure signée par Staline, qui en est un exemple édifiant. A propos du parti, on peut lire : « le parti [est] une unité de volonté incompatible avec l’existence de fractions », « le parti se fortifie en s’épurant des éléments opportunistes », etc. Disponible ici.
[6] On appelle « bolchévisation » le tournant opéré à partir de 1924 dans l’Internationale communiste pour imposer le dictat de Staline et restreindre drastiquement le droit à la critique au sein des partis communistes.
[7] Daniel Bensaïd, Stratégie et parti, Les prairies ordinaires, 2016 [1986].
[8] Paul Le Blanc, Lenin and the revolutionary party, op. cit., traduit par nous
[9] Pierre Broué, Le Parti bolchevique. Histoire du PC de l’URSS, Editions de Minuit, 1963. Disponible ici
[10] Nous invitons celles et ceux qui souhaitent creuser ces questions à se reporter aux références qui figurent en note de bas de page. Dans l’ensemble nous avons fait le choix de mentionner les références disponibles en ligne, mais pour celles et ceux qui le peuvent nous recommandons vivement d’acheter les livres en librairie.
[11] Sans revenir en détails, mentionnons seulement que celui-ci se caractérise avant tout par la lenteur de son développement, l’assimilation, de façon inégale et combinée, de certains des traits les plus avancés des sociétés capitalistes occidentales, et par l’absence de libertés politiques minimales, refusées par l’autocratie tsariste. Ces caractéristiques particulières du développement capitaliste en Russie sont fondamentales pour comprendre le développement du léninisme et plus globalement les débats qui traversent la social-démocratie russe. Pour creuser ces questions, se reporter au livre de Pierre Broué, Histoire du Parti bolchevique, op. cit., ou à celui de Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe, Seuil, 1995 [1930], aussi disponible ici.
[12] Cf. Pierre Broué : « Face à un régime qui - comme l’a dit Alexandre II, qu’aucun de ses successeurs ne songera à démentir - n’admet de se transformer lui-même par en haut que pour ne pas subir une révolution venue d’en bas, qui, sous peine de suicide, ne peut autoriser quelque forme d’opposition, aussi pacifique soit-elle, contre lui-même, il n’est d’autre voie que celle de la violence révolutionnaire », in Histoire du Parti bolchevique, op. cit.
[13] La bourgeoisie russe se développe lentement et difficilement, prise en étau entre, d’une part, le poids de l’autocratie antilibérale, des grands propriétaires terriens russes et des bourgeoisies occidentales, de l’autre, les masses pauvres de la paysannerie et le mouvement ouvrier naissant mais déjà particulièrement concentré. C’est ce qui l’amène à rechercher des voies de négociations avec l’autocratie, par peur de voir le mouvement ouvrier se radicaliser.
[14] Pierre Broué, Histoire du Parti bolchevique, op. cit.
[15] Lénine, « Notre tâche immédiate » [1899], in Œuvres, éditions de Moscou, t. 4.
[16] Idem. Voir aussi : « Réaliser cette unification, élaborer une forme appropriée, éliminer définitivement le cadre étroit du morcèlement local, telle est la tâche immédiate et la plus urgente des social-démocrates russes » ; « ce qu’il nous faut, à l’heure actuelle, c’est de concentrer toutes ces activités locales dans l’action d’un seul parti », ou « Il s’agit donc de savoir s’il faut continuer selon le mode « artisanal » le travail qui se fait déjà ou s’il faut l’organiser afin qu’il devienne celui de tout le Parti uni, et faire en sorte qu’il se reflète tout entier dans un seul organe commun » in Lénine, « Une question urgente », idem. Pour approfondir, le/la lecteur.rice peut se reporter à la série d’articles que publie Lénine dans la Rabotcheia Gazeta entre 1898 et 1901, in Œuvres, t. 4, op. cit.
[17] Lénine, « Notre tâche immédiate », in Œuvres, t. 4, op. cit.
[18] Idem.
[19] Lénine, « A propos des grèves », in Œuvres, t. 4, op. cit., aussi disponible ici.
[20] Lénine, « Nôtre tâche immédiate », ibid.
[21] Cf. « Notre programme » où il déclare la guerre aux idées de Bernstein dans l’Internationale ouvrière et en Russie, puis son « Projet de programme pour notre parti », in Œuvres, op. cit., t. 4.
[22] A propos de cette brochure, Marcel Liebman ira jusqu’à dire qu’elle est « l’exposé le plus cohérent des idées d’un marxiste s’employant à créer l’instrument grâce auquel le projet révolutionnaire peut se réaliser », in Le léninisme sous Lénine, Samsa, 2017 [1975].
[23] Lénine, Que Faire ?, éditions Sciences marxistes, 2004 [1902].
[24] Selon Lars Lih, le qualificatif d’économiste est utilisé par Lénine comme procédé discursif pour mener la bataille politique. Lih écrit : « La polémique dans Que Faire ? n’est pas contre l’économisme - c’est plutôt une polémique qui utilise l’économisme comme un bâton pour battre les principaux rivaux de la direction de l’Iskra (le groupe Rabotchéïé Diélo). Lénine a correctement supposé que, s’il pouvait coller l’étiquette "économiste" à ses rivaux, ceux-ci seraient discrédités. », in Lenin Rediscovered, op. cit., traduit par nous.
[25] Remarquons, par ailleurs, comme le fait Marcel Liebman, que la critique de Lénine « porte moins sur l’action spontanée de la classe ouvrière que sur sa prise de conscience, spontanée, instinctive et, partant, déficiente. », in Le léninisme sous Lénine, op. cit.
[26] Il semblerait que l’on retrouve ici une idée déjà formulée par Marx et Engels dans L’Idéologie allemande : « A toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. »
[27] Sa conception du militant professionnel ne doit pas être confondue avec la pratique des permanents, c’est-à-dire avec le fait de salarier des militants par le parti lui-même. L’idée de Lénine s’apparente plutôt à celle de recruter et de forger des militants dont le « métier » est de faire la révolution.
[28] Lénine, Que Faire ?, op. cit.
[29] Cette formule, qu’il reprend en fait à Kautsky, a donné lieu à de nombreuses interprétations et débats sur lesquels nous ne pouvons pas revenir en détails. Mentionnons simplement que tout en reprenant telle quelle la formule de Kautsky, Lénine lui donne un sens différent : il ne s’agit pas, chez Lénine, d’insister sur le rôle joué par les intellectuels petits-bourgeois au sein du mouvement révolutionnaire, mais sur la nécessité de la lutte politique pour développer la conscience de classe. Cf. Hal Drapper, « Le mythe de la conception léniniste du parti ou Qu’ont-ils fait à Que faire ? », Période, 1990, disponible ici ou Daniel Bensaïd, « De Marx à la IIIe Internationale », 2007, disponible ici.
[30] Lénine, Que Faire ?], op. cit.
[31] Idem.
[32] Cette conception de l’hégémonie ouvrière sera notamment développée par Gramsci quelques décennies plus tard.
[33] L’ironie veut que les deux motions soient présentées par des membres de la même tendance iskriste.
[34] Voici les deux versions présentées : § 1 du projet présenté par Martov : « Est considéré comme appartenant au Parti ouvrier social-démocrate de Russie celui qui, tout en reconnaissant son programme, travaille activement à mettre en œuvre ses tâches sous le contrôle et la direction des organismes du Parti », § 1 du projet de Lénine : « Est membre du Parti celui qui en reconnaît le programme et soutient le Parti tant par des moyens matériels que par sa participation personnelle dans une des organisations du Parti », in « Un pas en avant, deux pas en arrières », [1904], Œuvres, op. cit., t. 7.
[35] En réalité les futurs « bolcheviks » étaient minoritaires au début du congrès et sont devenus vraiment bolcheviks (majoritaires) à la fin du congrès, suite à un événement inattendu. Avant la fin, sept délégués quittent en effet le congrès : les cinq délégués du Bund (organisation des socialistes juifs), mécontents qu’une majorité (avec la plupart des futurs bolcheviks comme mencheviks) leur ait refusé une autonomie totale dans le cadre d’une « fédération » avec le parti russe ; ils sont suivis, pour d’autres raisons, par les deux représentants des « économistes ». C’est ainsi que les majoritaires du début du congrès deviennent minoritaires (« mencheviks ») et réciproquement. Cf. « Un pas en avant, deux pas en arrière », op. cit.
[36] Dans les semaines qui suivent le IIe Congrès, et en dépit des propositions de Lénine, les mencheviks, dirigés par Martov, refusent toute collaboration avec l’Iskra à moins que celle-ci accepte de revoir l’équilibre du comité de rédaction en leur faveur. Plekhanov, d’abord allié à Lénine, finit par céder aux velléités de l’aile de Martov, coopte l’ancienne rédaction (favorable aux mencheviks) et Lénine décide de quitter le comité de l’Iskra. Lénine écrit à ce sujet plusieurs lettres publiques « Lettre à la rédaction de l’Iksra » et « Pourquoi j’ai quitté la rédaction de l’Iskra », en novembre 1903, cf. Œuvres, op. cit. t. 6.
[37] Propos rapportés par Lénine dans son article « Un pas en avant, deux pas en arrières », ibid.
[38] Axelrod écrit aussi « Nous créons naturellement, avant tout, une organisation des éléments les plus actifs du Parti, une organisation de révolutionnaires ; mais Parti de classe, nous devons veiller à ne pas laisser hors du Parti ceux qui, consciemment, quoique peut être sans se montrer tout à fait actifs, se rattachent à ce parti », ce à quoi Lénine répond « pour quelle raison et en vertu de quelle logique a-t-on pu, du fait que nous sommes un Parti de classe, conclure qu’il ne fallait pas faire de différence entre ceux qui appartiennent au Parti et ceux qui s’y rattachent ? C’est le contraire qui est vrai : étant donné les différents degrés de conscience et d’activité, il importe d’établir une différence dans le degré de rapprochement vis-à-vis du Parti. Nous sommes le Parti de la classe, et c’est pourquoi presque toute la classe (et en temps de guerre, à l’époque de guerre civile, absolument toute la classe) doit agir sous la direction de notre Parti, doit serrer les rangs le plus possible autour de lui. Mais ce serait du manilovisme et du « suivisme » que de penser que sous capitalisme presque toute la classe ou la classe tout entière sera un jour en état de s’élever au point d’acquérir le degré de conscience et d’activité de son détachement d’avant-garde, de son Parti social-démocrate. Sous le capitalisme, même l’organisation syndicale (plus primitive, plus accessible aux couches non développées) n’est pas en mesure d’englober presque toute, ou toute la classe ouvrière. Et nul social-démocrate de bon sens n’en a jamais douté. Ce ne serait que se leurrer soi-même, fermer les yeux sur l’immensité de nos tâches, restreindre ces tâches, que d’oublier la différence entre le détachement d’avant-garde et les masses qui gravitent autour de lui, d’oublier l’obligation constante pour le détachement d’avant-garde d’élever des couches de plus en plus vastes à ce niveau avancé. Et c’est justement agir ainsi que d’effacer la différence entre les sympathisants et les adhérents, entre les éléments conscients et actifs, et ceux qui nous aident. », in Lénine, « Un pas en avant, deux pas en arrière », ibid..
[39] Lénine, « Un pas en avant, deux pas en arrière », ibid..
[40] Idem.
[41] On connait la polémique restée célèbre de Rosa Luxemburg, à l’occasion de son article « Questions d’organisation de la social-démocratie russe », de 1904 et disponible ici, donnant lieu à une réponse de Lénine (disponible ici que Kautsky refusa de publier dans la Die Neue Zeit, revue théorique du SPD. Pour creuser ces débats, cf. Daniel Guérin, Rosa Luxemburg et la spontanéité révolutionnaire, édition Amis de Spartacus, 1999 [1971], ou les travaux de Paul Le Blanc, dont certains traduits en français « Lénine et Rosa Luxemburg sur l’organisation révolutionnaire. Sur le débat de 1904 et ses suites », in « Marxisme et parti. 1903-1917 », Cahiers d’Etudes et de recherches, n14, 1990, disponible ici.
[42] Lénine entreprend aussi de resituer ce débat entre mencheviks et bolcheviks au sein de la social-démocratie internationale : « Il est éminemment intéressant de noter que tous ces traits de principe de l’opportunisme en matière d’organisation (autonomisme, anarchisme de grand seigneur ou d’intellectuel, suivisme et girondisme) se retrouvent mutatis mutandis, dans tous les partis social-démocrates du monde où existe la division en aile révolutionnaire et en aile opportuniste », in « Un pas en avant, deux pas en arrières », op. cit.
[43] Voir Paul Le Blanc, « Lénine et Rosa Luxemburg sur l’organisation révolutionnaire. Sur le débat de 1904 et ses suites », op. cit.
[44] Hal Draper, « Le mythe de la conception léniniste… », op. cit.
[45] Cf. Lénine, « Grève politique et combats de rues à Moscou » et « La révolution instruit », Œuvres, op. cit., t. 9. Lénine écrit : « L’expérience de la lutte éclaire mieux et plus profondément que ne le feraient en d’autres circonstances des années de propagande » ; « plus que toute autre, une époque révolutionnaire offre, grâce à l’a rapidité vertigineuse de l’évolution politique et à l’exaspération des collisions politiques, l’occasion de pratiquer cette mise à l’épreuve. »
[46] Au sortir de la révolution de 1905, Lénine maintenait l’idée que la révolution à venir serait une révolution démocratique bourgeoise « par le contenu économique et social du bouleversement qu’elle opère » (« La question agraire et les forces de la révolution », 1907). Dans la mesure où la bourgeoisie serait cependant incapable de faire aboutir cette révolution bourgeoise, parce que « la victoire totale de la révolution serait une menace pour la bourgeoisie », cela impliquait la nécessité d’une « dictature révolutionnaire et démocratique du prolétariat et de la paysannerie », formule algébrique qu’il mettait en avant à l’été 1905 dans « Deux tactiques de la social-démocratie ». Il occupait de ce fait une position intermédiaire entre la conception des mencheviks et celle de Trotsky qui, de son côté, avançait dès « Bilan et perspectives » (1906) une première version de la théorie de la révolution permanente. C’est seulement à partir de 1917, et notamment à l’occasion de ses « Thèses d’avril » (avril 1917) que Lénine affirme que la dualité de pouvoir reflète une situation de « transition » entre la première étape, bourgeoise, et la seconde à venir, devant « remettre le pouvoir entre les mains du prolétariat et des couches pauvres de la paysannerie », convergeant dès lors avec les vues antérieures de Trotsky.
[47] Le IIIe Congrès du POSDR a lieu en avril 1905 et regroupe uniquement l’aile bolchevique. Les mencheviks se réunissent la même année, leur réunion est appelée conférence.
[48] « La conférence des partis et des organisations social-démocrates (comité central du POSDR, Bund, Parti social-démocrate ouvrier letton, Social-démocratie polonaise, Parti révolutionnaire ukrainien) a adopté à l’unanimité la tactique du boycottage actif de la Douma d’État (…) Les principes de la tactique qui a été adoptée par le CC du POSDR et que nous avons défendue dans le Proletari, (…) sont maintenant devenus les principes tactiques de toute la social-démocratie de Russie, à une seule et triste exception près. Cette exception est, le lecteur le sait, celle de l’Iskra et de la "minorité" », cf. Lénine, « Un premier bilan des regroupements politiques », [1905], Œuvres, op. cit., t. 9.
[49] Cette indécision politique confirme Lénine dans son idée que les mencheviks sont « l’aile opportuniste de la social-démocratie ».
[50] Mais aussi des « étudiants radicaux qui ont adopté à Pétersbourg et à Moscou les mots d’ordre de la social-démocratie révolutionnaire » et qui « forment l’avant-garde de toutes les forces démocratiques dégoûtées de la bassesse des réformistes "constitutitionnels-démocrates" entrés à la Douma », in « Grève politique et combats de rues à Moscou », Œuvres, op. cit., t. 8.
[51] Léon Trotsky, militant menchevik indépendant, sera élu président du soviet de Pétrograd pendant la révolution de 1905.
[52] Dans la conception de Lénine, les soviets s’articulent au parti pour favoriser le développement du processus révolutionnaire : « Le Soviet des députés ouvriers est né de la grève générale, à l’occasion de la grève, au nom des objectifs de la grève. (…) Je pense que pour diriger la lutte politique, le Soviet, (transformé dans le sens dont il va être question tout à l’heure), comme le Parti sont tous deux absolument nécessaires à l’heure actuelle. » Dans « Nouveaux objectifs, forces nouvelles », [1905], Lénine écrit aussi : « à mesure que s’amplifie le mouvement populaire, la nature véritable des diverses classes ressort avec plus d’évidence, et la tâche qui incombe au parti de diriger la classe et de l’organiser, au lieu de se traîner à la remorque des événements, devient de plus en plus urgente (…) Plus les torrents, sans cesse renouvelés, du mouvement social-démocrate sont larges, et plus grande est l’importance d’une organisation social-démocrate solide. ». Voir les t. 8 et 9 des Œuvres, op. cit.
[53] Dès lors, le travail légal n’allait cesser d’être un sujet de débats et de discorde au sein de la social-démocratie russe à l’avenir.
[54] Lénine raille ceux qui ont « appris par cœur des formules qu’ils répètent ».
[55] Aux cadres bolchéviks qui s’inquiètent d’ouvrir les portes du parti, Lénine répond : « Non, camarades, nous n’allons pas exagérer ce danger. La social-démocratie s’est fait un nom, une orientation, des cadres d’ouvriers social-démocrates. Et à l’heure actuelle, ou le prolétariat héroïque a démontré par des actes sa volonté de lutte et sa capacité de lutter d’une manière solidaire et intransigeante pour des objectifs dont il a pris nettement conscience, de lutter dans un esprit purement social-démocrate, — en un tel moment, il serait tout simplement ridicule de douter que les ouvriers membres de notre parti, ou qui le seront demain sur l’invitation du C.C., ne soient des social-démocrates dans 99 cas sur 100. Instinctivement, spontanément, la classe ouvrière est social-démocrate, et plus de dix années d’activité de la social-démocratie ont fait bien des choses pour convertir cette spontanéité en conscience. N’imaginez pas des horreurs, camarades ! N’oubliez pas que dans tout parti vivant et en voie de développement, il y aura toujours des éléments d’instabilité, des flottements, des hésitations. Mais ces éléments se prêtent et se prêteront à l’action du noyau cohérent et inébranlable des social-démocrates. », in « La réorganisation du parti », [1906], Œuvres, op. cit., t. 10, disponible ici
[56] « La réorganisation du parti », ibid.
[57] Lénine, « Liberté de critique et unité d’action », [1906], Œuvres, op. cit., t. 10.
[58] Voir notamment les développements de Marcel Liebam, dans Le léninisme sous Lénine, op. cit.
[59] Georg Lukacs, La pensée de Lénine. L’actualité de la révolution, [1924], Gonthier, 1972
[60] Cf. Henri Weber, Socialisme : la voie occidentale. Kautsky, Luxemburg, Pannekoek, PUF, 1983.
[61] Lénine, « Rapport sur le congrès d’unification », [1906], Œuvres, op. cit., t. 10 : « Notre aile droite ne croit pas à la victoire complète de la révolution actuelle, c’est-à-dire de la révolution démocratique bourgeoise en Russie, elle redoute cette victoire, elle ne propose pas au peuple de façon nette et résolue cette victoire pour mot d’ordre. Elle se fourvoie toujours dans l’idée radicalement fausse et qui avilit le marxisme selon laquelle seule la bourgeoisie peut « faire » elle-même la révolution bourgeoise, ou qu’il appartient uniquement à la bourgeoisie de conduire la révolution bourgeoisie. L’aile droite de la social-démocratie ne comprend pas le rôle du prolétariat, combattant d’avant-garde pour la victoire complète et décisive de la révolution bourgeoise. (…) De là le scepticisme (pour s’exprimer poliment) de nos social-démocrates de l’aile droite à l’égard de l’insurrection, de là leur tendance à tourner le dos à l’expérience d’octobre et de décembre, aux formes de lutte élaborées à cette époque. De là leur indécision et leur passivité dans la lutte contre les illusions constitutionnelles, lutte que toute période réellement révolutionnaire met au premier plan. »
[62] Lénine, « Rapport sur le congrès d’unification », [1906], ibid.
[63] Cette véritable obsession de Lénine de préparer le parti pour les opportunités révolutionnaires tranche avec l’interprétation déterministe/naturaliste du marxisme de la Deuxième Internationale, en particulier chez Kautsky. On se rappelle les phrases célèbres du dernier : « Le parti socialiste est un parti révolutionnaire ; il n’est pas un parti qui fait des révolutions. Nous savons que notre but ne peut être atteint que par une révolution, mais nous savons aussi qu’il ne dépend pas de nous de faire cette révolution, ni de nos adversaires de l’empêcher. Nous ne songeons donc nullement à provoquer ou à préparer une révolution. Et comme nous ne pouvons pas faire la révolution à volonté, nous ne pouvons pas dire le moins du monde quand, dans quelles circonstances et sous quelles formes elle s’accomplira. ». Pour creuser, cf. Jean Quétier, « La question de la volonté chez Karl Kautsky », La Pensée, n380, 2014, disponible ici.
[64] Lénine, « Les enseignements des événements de Moscou », Œuvres, op. cit., t. 11.
[65] Pierre Broué, Histoire du Parti bolchevique, op. cit.
[66] Lénine, « Note d’un publiciste », [1910], Œuvres, op. cit., t. 12.
[67] Idem.
[68] Paul Le Blanc, Lenin and the revolutionary party, op. cit., traduit par nous.
[69] Voir Alexander Rabinowitch, Prelude to Revolution. The Petrograd Bolsheviks and the July 1917 Uprising, Indiana University Press, 1968, rééd. 1991 ; Pierre Broué, Le parti bolchevique. Histoire du PC de l’URSS, op. cit. ; Edward Hallet Carr, La révolution bolchevique, tome 1 La formation de l’URSS, Editions de Minuit, 1969.
[70] Lénine, Œuvres, op. cit., t. 23.
[71] Idem.
[72] Lénine, Œuvres, op. cit., t. 24.
[73] Voir Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, op. cit.
[74] Mais aussi d’autres futurs dirigeants bolcheviques de premier plan comme Ouritski, Ioffé, Lounatcharski ou Riazanov.
[75] « L’attitude de la social-démocratie à l’égard du mouvement paysan »,[1905], Œuvres, op. cit., t. 9.
[76] Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, op. cit. : « C’est seulement par l’étude des processus politiques dans les masses que l’on peut comprendre le rôle des partis et des leaders que nous ne sommes pas le moins du monde enclin à ignorer. Ils constituent un élément non autonome, mais très important du processus. Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur. »
[77] Marcel Liebman, Le léninisme sous Lénine, op. cit.
[78] Daniel Bensaïd, Stratégie et parti, op. cit.
[79] Lénine, « La faillite de la Deuxième Internationale », [1914], Œuvres, op. cit., t. 21.
[80] Voir à ce propos Emilio Albamonte et Matias Maiello, Marxisme, stratégie et art militaire, bientôt disponible aux éditions Communard.e.s, et Stathis Kouvélakis, « Lénine, lecteur de Hegel », Période, disponible ici.
[81] Lénine, Œuvres, op. cit., t. 21.
[82] Idem.
[83] Idem.
[84] Idem.
[85] Pour approfondir ces questions voir en particulier Karl Korsch, L’Anti-Kautsky, ; Georg Lukacs, La pensée de Lénine, op. cit., ou Histoire et conscience de classe, éditions de Minuit, 1960 [1923], ou les élaborations de Gramsci, voir Collectif, « Une nouvelle conception du monde ». Gramsci et le marxisme, Editions sociales, 2021.
[86] Voir note 65 du présent article.
[87] Expression utilisée par Anton Pannekoek dans sa polémique avec Karl Kautsky sur les grèves de masse, cf. Henri Weber, Socialisme, la voie occidentale, op. cit.
[88] Cf. L’Etat et la révolution, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky.
[89] Lars Lih, « Kautsky as marxist data base », Historical Materialism, 2008-2011, disponible ici.
[90] Ce débat mériterait de plus amples développements qui n’ont pas directement leur place ici, bien qu’il soit passionnant. Nous y reviendrons peut être à l’occasion d’un prochain article.
[91] Voir Emilio Albamonte, Matias Maiello, Estrategia socialista y arte militar, IPS, 2016, bientôt disponible en français aux éditions Communard.e.s sous le titre Marxisme, stratégie et art militaire.