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Le genre du capital à Bercy

féminisme

Lien publiée le 13 juin 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Le genre du capital à Bercy. Plongée en apnée dans l’entre-soi masc... (mediapart.fr)

Nous – Céline Bessière et Sibylle Gollac – avons reçu une « mention d’honneur » pour notre livre Le genre du capital, lors de la remise du 34e prix Turgot d’économie financière. Le grand jury de ce prix, décerné dans les locaux du Ministère de l’économie et des finances, est composé de 19 hommes et une femme. Plongée en apnée dans l’entre-soi masculin du pouvoir économique. Mais aussi l'entre-soi des idées : haro sur la culture «woke», cette hypersensibilité maladives aux inégalités, sur la tyrannie des minorités, éloge décomplexé de la croissance économique...

Il y a quelques mois, nous avons appris que notre livre Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités (La Découverte, 2020) faisait partie des cinq nominés pour le 34e« Prix Turgot du livre d’économie financière ». Nous ne connaissions pas ce prix, créé en 1987 par l’Association des élèves et anciens élèves de l'Institut des Hautes Finances (AEEIHFI). Dans la liste des nominés, il y avait des livres que nous ne connaissions pas, mais aussi l’ouvrage d’un collègue dont nous estimons les travaux, publié chez le même éditeur que nous. Le président de l’association du Prix Turgot nous pressant de confirmer notre disponibilité pour la cérémonie de remise des prix, et notre curiosité maladive d’ethnographes aidant, nous nous sommes dit : pourquoi pas.

À mesure que l’échéance s’est rapprochée, le programme s’est précisé, et notre curiosité s’est aiguisée en même temps que nous commencions à nous demander où nous mettions les pieds. Un entretien entre membres du jury et auteur·rices nominé·es, qui s’est finalement déroulé en visioconférence, devait initialement se tenir à la Maison de la Chasse, un hôtel particulier du Marais géré par une fondation dédiée à la promotion de ce sport et dont l’accès est réservé aux membres du club de la fondation. La cérémonie de remise des prix, elle, aurait lieu au Ministère de l’économie et des finances, à Bercy. Le ministre, Bruno Le Maire, ferait une allocution. Un prix spécial pour « l’ensemble de son œuvre » serait remis à Christine Lagarde, ancienne ministre de l’économie et des finances, ex-directrice générale du FMI et actuelle directrice de la Banque centrale européenne. Le président du Grand Jury du prix s’avérait être Jean-Claude Trichet, ancien gouverneur de la Banque de France et ex-directeur de la Banque centrale européenne, connu pour sa promotion des politiques d’austérité. Ces gens auraient donc lu et apprécié notre livre ?

Le 2 juin 2021 arrive le jour de la cérémonie, qui a lieu dans la grande salle de conférences de Bercy. L’audience est composée aux trois quarts d’hommes âgés, voire très âgés, en costumes et cravates, réunis autour de Jean-Louis Chambon, président de l’AEEIHFI (72 ans) et de Jean-Claude Trichet (78 ans). Apparemment, la cérémonie est organisée quasiment à l’identique depuis 34 ans, et a lieu depuis 2008 dans les locaux du Ministère. Pour ajouter à l’ambiance il faut compter un guitariste classique (qui joue en attendant le début de la cérémonie, face à un auditoire de gens affairés à se repérer, se saluer, se présenter, se demander des nouvelles, et à qui on lance à la fin de sa prestation : « À l’année prochaine ! »), trois employés en gilet préposés au déplacement du mobilier sur la scène (au contraire de la quasi-totalité des présent·es, ils sont noirs), et deux femmes en tailleur qui sont chargées de faire passer, de récupérer et d’essuyer les micros, protocole sanitaire oblige. Notre impression d’être plongées dans un livre de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot se précise – ces deux sociologues ont publié de nombreux ouvrages sur la grande bourgeoisie en France et ses rapports avec le pouvoir politique.

L’autre particularité de la cérémonie, c’est le peu de place qui y est donné aux livres et à leur contenu : un professeur au Collège de France se demande pourquoi il a fait le déplacement alors qu’on ne lui laisse pas du tout la parole, un ex-directeur de la Banque mondiale se désole d’avoir fait le trajet depuis Washington pour parler cinq minutes. Bien plus de temps est consacré à faire la promotion d’un groupe spécialisé dans l’enseignement supérieur privé, dont le dirigeant est par ailleurs l’associé d’un des membres du jury et annonce fièrement que ses parts de marché ont progressé de 25 % l’année dernière. À ce stade, vos serviteuses se disent qu’elles sont carrément venues se jeter dans la gueule de Lucifer. Christine Lagarde est la véritable vedette de la soirée : nous apprendrons au long d’une demi-heure de discours clair et léché, émaillé à intervalles réguliers de citations, d’anecdotes et de clins d’œil à plusieurs membres de l’assemblée, à quel point la politique de la BCE est efficace et juste.

L’entre-soi c’est aussi celui des idées : dans les commentaires échangés, haro sur la culture « woke », cette hypersensibilité maladives aux inégalités diverses et variées, haro sur la tyrannie des minorités, éloge décomplexé de la croissance économique.La cérémonie se termine par la remise du grand prix, à un livre dont la quatrième de couverture affirme que « si nous n’agissons pas, le numérique va détruire la civilisation ». Diantre.

La messe est dite : nous ne serons donc pas les deuxième et troisième femmes à être honorées du Grand Prix Turgot – oui, sur les trente-quatre Grands Prix Turgot remis depuis son origine, un seul a été décerné à une femme et c’était il y a trente-trois ans, en 1988. Compte tenu de nos orientations théoriques, nous avions peu de chances, de notre côté, que notre nomination aboutisse à une remise de prix. Dès nos premiers échanges téléphoniques, le président de l’association nous avait dit : « Avec votre nomination, on ne pourra plus dire que le prix Turgot ne s’intéresse pas aux femmes ! ». La cause était donc entendue : nous étions des alibis. Mais n’existe-t-il pas de femmes parmi les essayistes économistes, que le Cercle Turgot puisse honorer d’un Grand Prix ? Il y a peut-être une raison, en tout cas, pour laquelle il peine à s’intéresser à ces autrices : le grand jurychargé de décider du palmarès est composé de vingt membres, dont dix-neuf hommeset une seule femme. Elle a d’ailleurs été chargée de nous interviewer sur scène, au cours du moment girlyde la cérémonie, enrobé de « Mesdames » dissonant avec les « Monsieur le Professeur » servis à nos homologues masculins. Le cercle de lecturechargé de faire la présélection des livres nominés n’est guère plus équilibré : treize hommes, deux femmes.

Cela n’a pas empêché Jean-Louis Chambon, au moment de nous décerner notre « mention d’honneur », de citer à brûle-pourpoint une phrase attribuée à Christine Lagarde au sujet des quotas de femmes aux postes de direction : « Quand on légifère, on trouve les femmes. Quand on ne légifère pas, on trouve des excuses ». Quel rapport avec notre travail ? Mystère. Mais les inégalités de genre ont l’air de chatouiller le Cercle Turgot, à son corps défendant. Malgré l’impressionnante Christine Lagarde et son CV tentaculaire, cette plongée dans l’entre-soi masculin du pouvoir économique n’a ainsi pu que nous conforter dans nos convictions scientifiques : notre société de classes se reproduit par l’accumulation masculine des capitaux et du pouvoir et, inversement, l’ordre du genre se reproduit au travers des processus de conservation du pouvoir et des richesses au sein des classes possédantes. Déception de ne pas avoir ramené le magnum de champagne à la maison, mais victoire de la sociologie.

Nous reproduisons ci-dessous ce que nous avions prévu de dire dans les 6 minutes de parole qui nous avaient été octroyées. Notons que nous n’avons pas pu développer la dernière réponse, puisqu’on nous a coupé la parole. Nous n’avons pas pu non plus partager avec Bruno Le Maire notre perspective sur les réformes qu’il mène (retraites, défiscalisation des successions...) et les inégalités économiques de genre et de classe qu’elles contribuent à creuser – son discours a été livré sous forme de vidéo préenregistrée.

Nous avons été interviewées par Isabelle Job-Bazille, Directrice des Etudes Economiques Groupe Crédit Agricole, l’unique femme du grand jury.

  • Votre livre est fondé sur vingt années d’enquêtes, comment avez-vous travaillé ?

Ce travail a débuté bien avant que le constat de l’augmentation des inégalités de patrimoine entre les femmes et les hommes ne soit établi. Rappelons qu’elles sont passées de 9 à 16% entre 1998 et 2015. Il y a vingt ans, les modalités d’accumulation et de transmission des patrimoines familiaux, leurs liens avec l’organisation de la production domestique, n’intéressaient qu’une poignée de collègues. Nous avons eu la chance de mener notre travail au seul gré de l’évolution de nos questionnements scientifiques, en bénéficiant du statut de fonctionnaire. Nous avons eu aussi la chance de collaborer avec des collègues attaché·es à leur autonomie scientifique, en coopération et non en compétition. C’est ainsi qu’on a pu produire les résultats présentés dans ce livre. Ces dernières années, nos conditions de travail, mais surtout les conditions d’emploi de nos jeunes collègues dans l’enseignement supérieur et la recherche se sont considérablement dégradées. Avec la mise en œuvre de la loi de programmation de la recherche, notre autonomie scientifique comme nos possibilités de mener des recherches collectives sont plus que jamais mises à mal et rendent ce type de travail particulièrement difficile à mener. Nous tenions à le dire aujourd’hui face à cette assemblée.

Nous avons travaillé sur les relations économiques dans la famille, d’abord sur la transmission des entreprises familiales et la dimension familiale des stratégies immobilières, puis sur les implications patrimoniales des séparations conjugales, en combinant différentes méthodes, pour asseoir une démonstration scientifique la plus solide possible. Nous avons réalisé, ce que nous appelons des « monographies de famille ». On a suivi les trajectoires de plusieurs personnes apparentées dans la longue durée (parfois plus de dix ans), en les faisant parler de mêmes sujets, une succession par exemple. Nous avons aussi enquêté dans les cabinets d’avocat·es, les études notariales et les tribunaux. Nous avons ainsi accumulé des matériaux auprès de familles de milieux sociaux contrastés, des classes populaires à la grande bourgeoisie en passant par des petits indépendants, dans plusieurs régions en France. Nous avons aussi exploité différentes enquêtes statistiques, l’enquête Patrimoine de l’INSEE notamment, et une base de données originale constituée à partir de 4000 dossiers judiciaires de séparations conjugales.

  • Quels sont les grands résultats de votre livre ?

Aujourd’hui, on a un droit de la famille et du patrimoine formellement égalitaire. Tout le monde semble favorable à l’égalité économique entre les femmes et les hommes. Nous montrons comment, en dépit de tout ça, le capital économique reste un privilège masculin. Vous le savez, les femmes et les hommes ne font pas les mêmes carrières, elles sont moins présentes dans les instances du pouvoir économique et politique. Notre livre apporte un éclairage complémentaire sur ce qui se joue dans la sphère familiale.

Nous montrons comment les arrangements économiques familiaux sont pris dans des stratégies qui visent au maintien et à l’amélioration du statut social familial et, en particulier, à la conservation et à la transmission de biens structurants du patrimoine familial, entreprises et biens immobiliers notamment. Or ce sont les hommes, de la même façon qu’ils sont dépositaires du nom de famille et qu’on compte avant tout sur eux pour incarner la réussite familiale, qui se trouvent les dépositaires privilégiés de ces biens. Et ils bénéficient plus souvent des donations anticipées. La transmission du patrimoine d’une génération à l’autre repose ainsi sur des inégalités de traitement entre femmes et hommes. Les pratiques des professionnel·les du droit ne remettent pas en cause ces arrangements patrimoniaux inégalitaires, mais contribuent au contraire à les légitimer et les invisibiliser. Et les transformations de l’institution conjugale n’ont pas remis en cause ces mécanismes, au contraire. Les femmes continuent d’être spécialisées dans le travail domestique – depuis le nettoyage de la cuvette des toilettes jusqu’à l’organisation des galas de charité. Ce travail a pour constante d’être gratuit et de contraindre l’exercice d’une activité professionnelle rémunérée. Les séparations conjugales révèlent les inégalités de revenu et de patrimoine qui en découlent. Et elles les accentuent. Les mécanismes prévus par le droit pour les compenser sont d’une portée très limitée. Ils placent systématiquement les femmes en position de demandeuses (d’une pension alimentaire ou une prestation compensatoire) alors qu’elles contribuent au moins autant que les hommes à la production nationale, dès lors qu’on tient compte de la production domestique.

Tout au long du livre, n’en déplaise à nos ministres de tutelle, notre démonstration est résolument intersectionnelle. Nous montrons que la société de classes se reproduit par l’accumulation masculine du patrimoine et qu’à l’inverse l’ordre du genre se reproduit au travers des processus de conservation et de transmission des richesses aux sein des classes possédantes. Il n’y aurait aucun sens à étudier les inégalités de genre sans les articuler aux inégalités de classe et il y aurait encore fort à faire pour montrer qu’il existe des discriminations raciales en la matière, largement documentées dans d’autres pays.

  • Le genre du capital est masculin, quelles politiques pourraient être mises en œuvre pour réduire les inégalités économiques entre les femmes et les hommes ?

Il y a beaucoup à faire ! Et cela ne passe pas que par la présence plus importante des femmes dans les conseils d’administration des grandes entreprises ou au jury du prix Turgot. Bien sûr il faut continuer à se battre pour l’égalité salariale et contre le plafond de verre. Mais l’égalité économique ne se joue pas seulement pour les femmes les plus diplômées. Rappelons l’évidence : c’est dans les ménages les plus pauvres que vivent les femmes pour lesquelles les inégalités économiques de genre signifient la précarité matérielle la plus dure. Le chantier est immense.

Une politique ambitieuse de logement social qui permettrait aux mères seules de bien se loger, notamment en cas de violences conjugales, serait déterminante. Le montant moyen des pensions alimentaires est de 170€, l’allocation de soutien familial qui la remplace en cas non-paiement atteint 116€. Est-ce vraiment ce que coûte un enfant chaque mois ? Individualiser l’ensemble des prestations sociales (RSA, AAH), ne plus en conditionner certaines au fait d’être parent isolé comme c’est le cas pour l’Allocation de soutien familial, assurerait une plus grande autonomie financière aux femmes. Les prestations compensatoires aussi devraient être augmentées, et leur bénéfice devrait être étendu aux couples non mariés. Cela inciterait peut-être les hommes à mieux partager avec leurs conjointes tâches domestiques et temps pour la carrière, pendant comme après la vie de couple. Bien sûr, la Justice aurait besoin de temps et de moyens pour participer à ce bouleversement des façons de compter et des pratiques parentales et conjugales.

Bercy, aussi, aurait un grand rôle à jouer. Le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu devrait être l’occasion aussi de prélever automatiquement les pensions alimentaires (sans que les femmes aient à réclamer impayés et revalorisations), mais aussi d’appliquer par défaut un taux individualisé qui serait nettement plus favorable aux femmes. Il faudrait rediscuter aussi de la fiscalisation des pensions alimentaires.

Enfin, nous ne pouvons que conclure de nos recherches que les mesures de défiscalisation des donations que s’apprête à mettre en œuvre le gouvernement pour relancer l’économie post crise sanitaire vont contribuer à la fois à renforcer les inégalités économiques entre les classes sociales et entre les hommes et les femmes. Nous appelons au contraire de nos vœux une taxation redistributive des patrimoines et héritages.