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Lordon: pour un néo-léninisme
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Frédéric Lordon : Pour un néo-léninisme – ACTA
Nous avons retranscrit ici l’intervention de Frédéric Lordon lors du débat public avec Andreas Malm sur le thème « écologie et communisme », organisé dimanche 6 juin devant la librairie Le Monte-en-l’air par ACTA, Extinction Rebellion et les éditions La Fabrique. Contre les tentations jumelles du mouvementisme et du retrait marginaliste, Lordon plaide pour un « néo-léninisme » seul à même de dessiner une alternative stratégique et macroscopique à la domination capitaliste.
Konstantin Yuon, Nouvelle Planète, 1921
Le texte qui suit est la reprise d’une intervention faite à l’occasion d’un débat avec Andreas Malm, organisé par ACTA, Extinction Rébellion (PEPS) et la librairie Le Monte-en-l’air (6 juin 2021), à qui je dis toute ma gratitude pour avoir rendu cette rencontre possible.
Étant infiniment moins savant qu’Andreas en matière d’écologie, je vais parler d’autre chose, pensant d’ailleurs que nos deux interventions seront bien plus complémentaires que contradictoires. Au reste, contradictoires, elles risquaient peu de l’être. Je pense qu’en réalité nous avons de grandes convergences de vues, à propos de trois choses au moins – mais importantes ! : la première c’est d’où il faut partir ; la deuxième : vers où aller ; la troisième (pour autant qu’on puisse y répondre) : de quelle manière y aller.
D’où partir sinon du constat de l’urgence terrestre, en tant qu’elle incrimine sans appel le capitalisme, et détermine comme seul objectif politique conséquent d’en sortir, de le renverser. Ici l’accord se fait facilement entre « nous » – le « nous » de la gauche radicale, ou de la gauche d’émancipation, bref de la gauche anticapitaliste. Les difficultés arrivent ensuite : vers où aller, comment y aller ? Ici commencent les divergences. Disons d’emblée que ni Andreas ni moi ne sommes en état d’apporter à ces questions quelque réponse clarifiée et détaillée – c’est sans doute tant mieux. Il me semble que nous en avons quand même l’un et l’autre une idée suffisante pour que nous sachions être d’accord sur l’essentiel, à savoir une certaine manière d’attraper le problème, une manière, disais-je, qui fait désaccord à gauche – un désaccord ancien mais constamment réactualisé, investi de nouveaux contenus. Faut-il donner un nom à cette manière, je dirais néo-léninisme. À défaut de parler d’écologie, je voudrais donc dans cette intervention tenter de clarifier ce qu’on peut entendre par néo-léninisme aujourd’hui.
Andreas parle de « communisme de guerre » dans l’un de ses ouvrages. On ose espérer qu’il ne se trouve pas de lecteur assez idiot pour prendre l’expression au pied de la lettre historique avec images de fusils à baïonnettes et de casquettes à étoile rouge. Quel sens pour notre temps peut-on alors donner à l’idée d’un communisme de guerre ? Tout simplement le sens de l’urgence vitale d’une ligne anti-capitaliste, le sens d’une ligne anti-capitaliste en tant qu’elle est une urgence terrestre. Néo-léninisme est alors la position qui se construit à partir de l’idée d’un communisme de guerre ainsi redéfini.
Mais comment faire pour déjouer le réflexe qui fait pousser des cris d’effroi dès qu’est prononcé le mot « léninisme » ? – et pas seulement à France inter, sur Arte ou à Télérama : y compris dans notre gauche. Le centenaire de 1917 a vu une floraison de livres nous expliquer que le léninisme c’est la Tchéka, Cronstadt, les procès de Moscou et le goulag. Que l’URSS ait été ça, tout le monde le sait. Depuis le trotskisme des années 1950, toutes ces choses ont été méditées longuement et profondément. A quoi peut donc rimer d’enfoncer des portes aussi grandes ouvertes ? Personne n’a envie que ça recommence, personne n’a envie de réessayer ça. Comme pour « communisme de guerre », il faut donc consentir l’effort minimal de se décoller des images reçues, et de chercher les voies d’une actualisation historique à l’usage de notre temps – il n’y en a guère d’autres que celle de la définition ou de la conceptualisation si l’on veut que le léninisme soit compris aujourd’hui autrement que comme ce qui s’est fait en Russie, en 1917, à l’initiative de Lénine et sous son nom.
Détachée des conditions historiques de son apparition pour en dégager la généralité, une définition possible du néo-léninisme pourrait poser ceci : le léninisme consiste en 1) une visée, 2) une visée macroscopique, 3) un impératif explicite de coordination stratégique dans une forme adéquate. J’ai à peine besoin d’insister sur l’énormité des problèmes qui se trouvent repliés dans la clause de « forme adéquate ». Le point important ici est qu’un impératif en appelle un autre. L’impératif de la coordination stratégique appelle l’impératif d’en penser la forme qui convienne. Je m’empresse de dire qu’à ce sujet je n’ai pas la première idée. Mon temps est limité, c’est parfait : ça me permettra de ne pas en parler…
Mais il y a déjà faire avec les deux premiers points. Premièrement, le léninisme consiste en une visée. On peine à croire qu’on se sente tenu de dire chose d’une pareille trivialité. Et pourtant il le faut. C’est que nous vivons une époque politique un peu étrange, à gauche, où l’affirmation d’une visée a perdu toute évidence, est même perçue comme un mouvement dont il y a tout lieu de se méfier. Il y a tout un courant intellectuel et politique en France, très dynamique, très intéressant également, mais pour lequel la visée c’est l’ennemi, et qui ne conçoit plus la politique que sous la figure de l’intransitivité. C’est-à-dire le mouvement pour le mouvement. Et surtout, que personne ne s’avise de venir lui donner une direction.
D’où vient cette méfiance ? Elle vient de ce qu’une direction peut en cacher une autre. De la direction comprise comme indication du désirable politique, peut toujours sortir la direction comme commandement, prise en main des opérations, moment en effet périlleux entre tous. Le signifiant léninisme est resté collé à ce deuxième sens de la direction, la direction des dirigeants, mais on a oublié que dans le léninisme il y avait aussi la première, la direction du désirable, la direction qui dit ce qu’on veut faire et où on veut aller.
Ici je vais citer ici deux auteurs. Le premier est Daniel Bensaïd qui parlait de la nécessité « d’une hypothèse stratégique tirée des expériences du passé, et servant de fil à plomb sans quoi l’action se disperse sans but ». Le second auteur est un certain Andreas Malm : « la vieille formule trotskiste selon laquelle “la crise de l’humanité est la crise de la direction révolutionnaire”, cette vieille formule trotskiste doit être mise à jour. La crise est l’absence, l’absence totale, béante, de direction ».
Autant le dire sans détour : j’adhère profondément à ces deux énoncés. Je pense qu’il n’y a pas de lutte possible contre le capitalisme sans proposition politique puissante, c’est-à-dire générale et articulée, capable de faire pièce à la proposition capitaliste. Et je pense que les apologies de l’intransitivité sont un passeport pour l’impuissance politique. Voici donc la première ligne de fracture à gauche. Elle passe entre d’une part la position néo-léniniste qui maintient l’impératif d’une direction, c’est-à-dire d’une proposition, comme constitutive d’une politique anti-capitaliste, et, d’autre part, une pensée de l’intransitivité dont je crains qu’elle ne soit vouée à terminer en antipolitique.
Si l’on veut faire autre chose de cette fracture que de la regarder d’un air désolé, je pense qu’il faut retrouver le sens d’un geste intellectuel qui a été perdu. Le geste dialectique. Ici je parle de la dialectique non pas dans sa version hégéliano-marxiste, comme processus grandiose d’auto-dépassement et de synthèse. Je pense à la dialectique comme tension antagonique objective entre des contraires, tension insoluble dans une synthèse, et qui appelle donc la nécessité de son accommodation dans une forme. Exemple, de nouveau : sans ligne stratégique, sans organisation minimale pour la servir, il n’y aura pas de processus révolutionnaire. Il n’y aura que des flambées insurrectionnelles, et elles seront défaites. Mais, d’une direction comme ligne stratégique coordonnée dans une forme organisationnelle minimale, peut toujours sortir une direction comme commandement, c’est-à-dire comme séparation, et pour finir comme confiscation. Ceci est vrai. Et quand je dis « ceci », je dis les deux. Les deux sont vrais. Donc il faut faire avec les deux. Il faut tenir les deux, et les tenir dans une forme à jamais imparfaite et toujours à réviser.
C’est ça la version non hégéliano-marxiste de la dialectique, une version défaite des promesses de la synthèse réconciliatrice, et qui ne laisse que les possibilités imparfaites de l’accommodation des contraires, de la régulation de leur co-présence, dans des constructions institutionnelles. De ce que les antinomies à réguler sont irréductibles, indépassables dans quelque « dépassement », il suit que les institutions qui les accommodent sont d’une imperfection essentielle, raison pour quoi elles appellent le processus indéfini de leur révision, c’est-à-dire leur remise en question et leur remise en travail permanentes. Je le fais remarquer au passage mais ceci n’est pas autre chose que la conception que se faisait Castoriadis de la démocratie. La démocratie n’est pas la salade électorale additionnée de « presse libre » qu’on nous vend régulièrement. La démocratie, c’est la capacité d’un corps politique à constituer ses propres institutions et à les garder sous la main pour pouvoir les retravailler en permanence. C’est pourquoi, dès que nous voyons se présenter un olibrius « démocrate » nous expliquant qu’« il faut défendre les institutions », nous savons à qui nous avons affaire – à un escroc. La « défense des institutions », ça n’est pas une idée démocratique, c’est une idée pour tête policière, pour la tête de Lallement ou celle de Macron, c’est l’idée dont on a bourré les têtes de CRS au moment de les envoyer casser du Gilet Jaune : « vous êtes le dernier rempart des institutions », « il faut défendre les institutions », formules par excellence de l’anti-démocratie.
En premier lieu donc : restaurer les droits de la visée comme constitutive de la politique. Mais le néo-léninisme va tout de même bien au-delà de ce réquisit minimal. S’il affirme une visée, il en affirme aussi le caractère macroscopique. Ce qui signifie que le communisme ne se conçoit qu’à l’échelle d’une formation sociale, c’est-à-dire d’un ensemble humain de grande taille. Le néo-léninisme ne se désintéresse certainement pas des expériences locales, mais il rejette leur exclusivité comme principe organisateur. C’est sans doute ici que le préfixe « néo » fait le mieux valoir son utilité. On aura du mal à ne pas admettre que le léninisme « vintage » se moquait comme d’une guigne des autonomies locales – quand, en fait, il ne cherchait pas tout bonnement à les écraser. Parmi les douloureux enseignements du léninisme historique, l’annihilation de toute vie locale autonome a été l’un des corrélats désastreux de la centralisation étatique totalitaire – une sorte de modèle de ce qu’il ne faut pas refaire. Un néo-léninisme aura donc le devoir de s’intéresser aux expériences locales, non pas par respect poli des curiosités mais comme source de sa vitalité même. Alors il se reconnaîtra le devoir rationnel de les faire prospérer autant qu’il le peut. Pour autant, il considère qu’une formation sociale est autre chose qu’un archipel de communes. Pourquoi ? Parce que seul un ensemble de taille et d’intégration suffisantes est capable de soutenir un niveau de division du travail en-dessous duquel on ne descendra pas.
Bien sûr ce sera un niveau de division du travail qui en rabattra considérablement par rapport à la division du travail capitaliste – l’urgence terrestre l’impose –, mais qui n’en sera pas moins très supérieur à ce que pourrait soutenir une division du travail communaliste. Sortir du capitalisme ne signifie donc en aucun cas congédier la catégorie de mode de production. Le communisme aura à être un mode de production, tout simplement parce que les humains auront toujours à produire collectivement les moyens de leur vie matérielle, et à produire les moyens de cette production. Et c’est cela en quoi consiste un mode de production. Communes, expériences locales, s’insèrent parfaitement dans ce mode de production et dans sa division du travail. Mais elles ne sauraient l’épuiser.
Et voici la deuxième ligne de fracture au sein de la gauche : après celle qui séparait, si l’on veut, affirmation d’une visée et antipolitique de l’intransitivité, ou, pour le dire autrement, position d’une direction et conjuration de la direction, la deuxième ligne de fracture sépare, d’un côté, proposition alternative globale macroscopique et, de l’autre, autosuffisance du principe localiste d’autonomie. Et, de même que l’intransitivité finit par tourner en impuissance, l’exclusivité du localisme tourne, elle, en « escapisme ». L’escapisme est une tentation très forte dans notre gauche : on déserte, on s’en va, on laisse le capitalisme derrière nous – on se soustrait. Mais justement, et toute tautologie mise à part : si on laisse le capitalisme derrière nous, le capitalisme… reste derrière nous.
J’en suis venu à penser que l’escapisme n’a eu de succès que comme solution par défaut, une solution de résignation face à l’énormité de l’obstacle. C’est-à-dire la seule solution qui reste quand l’idée de renverser le capitalisme s’est établie dans les esprits comme un impossible radical – tout le monde a en tête la phrase de Jameson –, et que, de fait, on en abandonne le projet. Or nous savons que la situation terrestre est telle que le contournement par désertion n’est plus une option. Et nous savons aussi que le charme de la vie dans les cabanes, ou de la vie dans les arbres – parce qu’on entend beaucoup de poésie sur toutes ces choses –, ce charme, donc, ne fait pas un mode de production. Pour le dire de manière beaucoup plus prosaïque : si on tombe de l’arbre et que la fracture est mauvaise, on ne va pas s’en tirer avec un cataplasme de mousse ou une décoction de racines. On va se finir à l’hôpital du coin, dans un appareil d’imagerie qui sera sans doute siglé General Electric.
La question est de savoir si on laisse l’imagerie à General Electric ou pas. L’escapisme n’a pas le choix. Le communisme, lui, dit que non. Et ça, c’est la visée macroscopique d’un mode de production. Mais d’un mode de production qui fait entrer la question des forces productives dans un régime historique entièrement neuf. Le néo-léninisme ne se désintéresse certainement pas de la question des forces productives. Il sait qu’il aura à les maintenir à un certain niveau, qu’il n’aura pas besoin que d’amis des arbres mais aussi d’ingénieurs, de techniciens, de scientifiques. Mais il sait aussi ce que, jusqu’ici, la production matérielle a fait à la planète, à quelle extrémité elle l’a portée. Aussi le néo-léninisme se conçoit-il sans contradiction comme un communisme des forces productives radicalement ennemi du productivisme. Le productivisme, c’est la production entrée dans un régime d’intransitivité – produire pour produire –, et dans un régime d’absolutisme – la production matérielle absorbant la totalité de l’activité humaine. C’est pourquoi, s’il est un mode de production, le néo-léninisme ne perd aucunement de vue les nouvelles contraintes et les nouvelles finalités autour desquelles il s’organise : les contraintes de la situation terrestre, et les finalités du développement des puissances non-matérielles de la vie humaine.
Frédéric Lordon