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Capital contre Nature et Humanité. La double mutilation
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Capital contre Nature et Humanité. La double mutilation – A l'encontre (alencontre.org)
Par Michael A. Lebowitz
L’exploitation des travailleurs et des travailleuses est au cœur du capitalisme. Elle explique la volonté du capital de diviser les travailleurs afin de se développer. L’exploitation est la source de l’inégalité caractéristique du capitalisme. Pour lutter contre l’inégalité, nous devons combattre l’exploitation capitaliste. Cependant, l’inégalité n’est qu’un aspect du capitalisme. En soi, l’exploitation est insuffisante pour appréhender les effets de la pulsion du capital et donc les produits du capitalisme. Se concentrer sur l’exploitation est unilatéral car on ne connaît pas l’ennemi si on ne comprend pas la double déformation inhérente au capitalisme.
Rappelons que les êtres humains et la nature sont les intrants ultimes de la production. Dans la production capitaliste, ils servent spécifiquement de moyens aux fins de la croissance du capital. Le résultat en est une déformation, une mutilation: une nature transformée par le capitalisme et des êtres humains transformés par le capitalisme. La production capitaliste, souligne Marx, «ne développe la technique et le degré de combinaison du processus social de production qu’en sapant simultanément les sources originelles de toute richesse – le sol et le travailleur».
Mais pourquoi?
La déformation de la nature
En soi, la nature se caractérise par un processus métabolique par lequel elle convertit divers intrants et les transforme en la base de sa reproduction. Dans sa discussion sur la production du blé, par exemple, Marx identifie un «processus végétatif ou physiologique» impliquant les graines et «divers ingrédients chimiques fournis par le fumier, les sels contenus dans le sol, l’eau, l’air, la lumière».
Par ce processus, les composants inorganiques sont «assimilés par les composants organiques et transformés en matière organique». Leur forme est modifiée dans ce processus métabolique, de l’inorganique à l’organique par ce que Marx appelle «la dépense de la nature». Fait également partie du «métabolisme universel de la nature» la transformation supplémentaire des composants organiques, leur détérioration et leur mort par leur «consommation par les forces élémentaires».
Ainsi, les conditions de la renaissance (par exemple, la «vitalité du sol») sont elles-mêmes des produits de ce processus métabolique. «La graine devient la plante déployée, la fleur se fane, et ainsi de suite.» Naissance, mort, renouvellement sont des moments caractéristiques du «métabolisme prescrit par les lois naturelles de la vie elle-même».
Ce métabolisme universel de la nature doit cependant être distingué de la relation dans laquelle l’être humain «sert de médiateur, régule et contrôle le métabolisme entre lui-même et la nature». Ce processus de travail implique «l’appropriation de ce qui existe dans la nature pour les besoins de l’homme. C’est la condition universelle de l’interaction métabolique entre l’homme et la nature.» Cette «condition éternelle de l’existence humaine imposée par la nature», souligne Marx, est «commune à toutes les formes de société dans lesquelles vivent les êtres humains».
Comme nous l’avons indiqué, cependant, dans le cadre des relations capitalistes de production, le but préconçu de la production est l’accumulation du capital. Le processus métabolique particulier qui se produit dans ce cas est celui dans lequel le travail humain et la nature sont convertis en plus-value, la base de cette accumulation.
Par conséquent, plutôt qu’un processus qui commence avec «l’homme et son travail d’un côté, la nature et ses matériaux de l’autre», dans les relations capitalistes, le point de départ est le capital, et «le processus de travail est un processus entre des choses que le capitaliste a achetées, des choses qui lui appartiennent». C’est «l’appropriation de ce qui existe dans la nature pour les besoins» non pas de l’homme mais du capital.
Comme on l’a noté, «l’exploration de la terre dans toutes les directions» s’est faite (et se fait) dans un seul but: trouver de nouvelles sources de matières premières pour assurer la production de profits. La nature – «la matière universelle du travail», le «garde-manger originel» de l’existence humaine – est ici un moyen non pas de l’existence humaine mais de l’existence du capital.
Comme nous l’avons vu, si la tendance du capital à croître à pas de géant se heurte à une barrière dans la mesure où les produits végétaux et animaux sont «soumis à certaines lois organiques impliquant des périodes de temps naturellement déterminées», le capital ne cesse de dépasser chaque barrière à laquelle il est confronté.
Cependant, il existe une barrière à laquelle il ne peut échapper. Marx notait, par exemple, que «tout l’esprit de la production capitaliste – qui est orienté vers le profit monétaire le plus immédiat – est en contradiction avec l’agriculture qui doit s’occuper de toute la gamme des conditions de vie permanentes requises par la chaîne des générations humaines». En effet, la nature même de la production dans le cadre des relations capitalistes viole «l’interaction métabolique entre l’homme et la terre», elle produit «une faille irréparable dans le processus interdépendant du métabolisme social, un métabolisme prescrit par les lois naturelles de la vie elle-même».
Cette faille métabolique «irréparable» décrite par Marx n’est ni une perturbation à court terme ni propre à l’agriculture. La «dilapidation de la vitalité du sol» est un paradigme de la manière dont le «métabolisme prescrit par les lois naturelles de la vie elle-même» est violé dans le cadre des relations de production capitalistes.
En fait, il n’y a rien d’inhérent à la production agricole qui conduise à cette «dilapidation de la vitalité du sol». Au contraire, Marx a souligné qu’une société peut léguer la terre «dans un état amélioré aux générations suivantes». Mais pour cela, il faut comprendre que «l’agriculture forme un mode de production sui generis, parce que le processus organique est impliqué, en plus du processus mécanique et chimique, et que le processus de reproduction naturel est simplement contrôlé et guidé». Il en va de même pour la pêche, la chasse et la sylviculture. Le maintien et l’amélioration de la vitalité du sol et des autres secteurs dépendant des conditions organiques exigent la reconnaissance de la nécessité d’une «restauration systématique en tant que loi régulatrice de la production sociale».
Avec chaque augmentation de la production capitaliste, s’expriment des exigences croissantes sur l’environnement naturel, et la tendance à épuiser le garde-manger de la nature et à générer des déchets non absorbés et non utilisables n’est pas du tout limitée à la faille métabolique que Marx a décrite en ce qui concerne l’agriculture capitaliste.
Ainsi, Marx a indiqué que «l’industrie extractive (l’exploitation minière est la plus importante) est également une industrie sui generis, parce qu’aucun processus de reproduction ne s’y déroule, du moins pas sous notre contrôle ou connu de nous». Et il a également noté «l’épuisement des forêts, des mines de charbon et de fer, et ainsi de suite». Etant donné qu’il est préoccupé par son besoin de croissance, le capital ne s’intéresse pas à la contradiction entre sa logique et les «lois naturelles de la vie elle-même». La contradiction entre sa volonté de croissance infinie et une terre finie et limitée n’est pas une préoccupation car pour le capital il y a toujours une autre source de croissance à trouver.
Comme un vampire, il cherche la dernière goutte de sang possible et ne se soucie pas de maintenir son hôte en vie. [Voir à propos du rapport entre capital et vampirisme les deux articles d’Alain Bihr publié sur ce site en date du 4 mai 2021]
En conséquence, puisque le capital ne se soucie pas de «saper simultanément les sources originelles de toute richesse – le sol et le travailleur», tôt ou tard, il détruit les deux. Le commentaire de Marx concernant la volonté du capital de drainer chaque once d’énergie du travailleur décrit précisément la relation du capital au monde naturel:
«Après moi le déluge! est le mot d’ordre de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne tient donc aucun compte de la santé et de la durée de la vie du travailleur, à moins que la société ne l’y oblige.»
Nous voyons les signes de l’approche de ce déluge. Les incendies de forêt dévastateurs, les sécheresses, les puissants ouragans, le réchauffement des océans, les inondations, l’élévation du niveau de la mer, la pollution, les pandémies, la disparition d’espèces, etc. deviennent monnaie courante – mais rien dans le processus métabolique du capital ne permet de l’enrayer. Si, par exemple, certains matériaux deviennent rares et coûteux, le capital ne réduira pas ses activités et n’acceptera pas une croissance moindre ou nulle; au contraire, il parcourra la terre à la recherche de nouvelles sources et de substituts.
La société capitaliste peut-elle empêcher la crise du système terrestre, le déluge? Pas actuellement. La déformation ultime de la Nature est la perspective car la seconde déformation, mutilation dans ce système permet d’envisager plus facilement la fin du monde que la fin du capitalisme.
La déformation des êtres humains
Les êtres humains ne sont pas statiques et fixes. Au contraire, ils sont en construction permanente, car ils se développent sur la base des résultats de leurs activités. Ils se transforment au fur et à mesure qu’ils agissent dans et sur le monde. A cet égard, il y a toujours deux produits de l’activité humaine – le changement des circonstances et le changement de l’être humain. Dans l’acte même de produire, commente Marx, «les producteurs changent aussi, en ce sens qu’ils font apparaître en eux de nouvelles qualités, qu’ils se développent dans la production, qu’ils se transforment, qu’ils développent de nouveaux pouvoirs et de nouvelles idées, de nouveaux modes d’échanges, de nouveaux besoins et un nouveau langage».
Dans le processus de production, le travailleur «agit sur la nature extérieure et la modifie, et de cette façon, il modifie simultanément sa propre nature». Dans cette «auto-création de l’homme en tant que processus», le caractère de ce produit humain découle de la nature de cette activité productive. Dans des circonstances particulières, ce processus peut permettre aux gens de développer leurs capacités de manière complète.
Comme l’a dit Marx, «lorsque le travailleur coopère de manière planifiée avec d’autres, il retire les chaînes de son individualité et développe les capacités de son espèce». Dans une telle situation, les producteurs associés peuvent dépenser «leurs nombreuses formes différentes de force de travail en pleine conscience de soi comme une seule force de travail sociale». Et les moyens de production sont «là pour satisfaire le besoin de développement du travailleur lui-même».
Par exemple, si les travailleurs décident démocratiquement d’un plan, travaillent ensemble à sa réalisation, résolvent les problèmes qui apparaissent et passent dans ce processus d’une activité à l’autre, ils s’engagent dans une succession constante d’actes qui élargissent leurs capacités. Pour les travailleurs dans cette situation, il y a «l’épanouissement absolu de leurs potentialités créatrices», «l’épanouissement complet du contenu humain», «le développement de toutes les forces humaines comme fin en soi».
L’activité collective dans le cadre de ces relations produit «une libre individualité, fondée sur le développement universel des individus et sur la subordination de leur productivité collective et sociale en tant que richesse sociale». Dans la société de l’avenir, conclut Marx, les forces productives des personnes auront «augmenté avec le développement intégral de l’individu, et toutes les sources de la richesse coopérative coulent plus abondamment».
Mais ce n’est pas ce caractère de l’activité qui existe sous l’empire des relations de production capitalistes dans lesquelles «ce n’est pas le travailleur qui emploie les conditions de son travail, mais plutôt l’inverse, les conditions de travail emploient le travailleur». Alors que nous savons combien l’exploitation est centrale du point de vue du capital, considérez maintenant les effets sur les travailleurs de ce que le capital fait pour assurer cette exploitation. Nous avons vu comment le capital tente constamment de diviser, de séparer les travailleurs et, en fait, encourage l’antagonisme entre eux (le «secret» de son succès); comment le capital introduit des changements dans la production qui les divisent encore plus, intensifie le processus de production et étend l’armée de réserve qui favorise la concurrence entre les salarié·e·s.
Quel en est l’effet? Marx a souligné que «tous les moyens de développement de la production» sous le capitalisme «déforment le travailleur en un fragment d’homme», le dégradent et «l’aliènent des potentialités intellectuelles du processus de travail». Dans Le Capital, il décrit la mutilation, l’appauvrissement, «la déformation, la défiguration du corps et de l’esprit» de l’ouvrier «pieds et poings liés à vie à une seule opération spécialisée» qui se produit dans la division du travail caractéristique du processus capitaliste de fabrication.
Mais le développement ultérieur des machines a-t-il mis fin à cette paralysie des travailleurs? La réponse de Marx est que, dans les relations capitalistes, de tels développements achèvent de «séparer les facultés intellectuelles du processus de production du travail manuel». La pensée et l’action deviennent séparées et hostiles, et «chaque atome de liberté, tant dans l’activité corporelle qu’intellectuelle» est perdu.
En bref, un type particulier de personne est produit dans le capitalisme. Produire dans le cadre des relations capitalistes est ce que Marx a appelé un processus d’«évidement complet», «d’aliénation totale», le «sacrifice de la finalité humaine à une finalité entièrement extérieure». En effet, le travailleur est tellement aliéné que, bien qu’il travaille avec d’autres, il «aborde en fait le caractère social de son travail, sa conjugaison avec le travail d’autrui dans un but commun, comme un potentiel qui lui est étranger».
Dans cette situation, pour combler le vide de nos vies, nous avons besoin de choses – nous sommes poussés à consommer. En plus de produire des marchandises et le capital lui-même, le capitalisme produit donc un être humain fragmenté, estropié, dont la jouissance consiste à posséder et à consommer des marchandises. De plus en plus de marchandises. Le capital génère constamment de nouveaux besoins pour les travailleurs. C’est sur cela, note Marx, que «la puissance contemporaine du capital repose».
En bref, chaque nouveau besoin de marchandises capitalistes est un nouveau maillon de la chaîne dorée qui relie les travailleurs au capital. En conséquence, plutôt que de produire une classe ouvrière désireuse de mettre fin au capitalisme, le capital tend à produire la classe ouvrière dont il a besoin, des travailleurs qui considèrent le capitalisme comme une question de bon sens. Comme le concluait Marx:
«Le progrès de la production capitaliste développe une classe ouvrière qui, par éducation, tradition et habitude, considère les exigences de ce mode de production comme des lois naturelles évidentes. L’organisation du processus de production capitaliste, une fois qu’il est pleinement développé, brise toute résistance.»
A cela, il ajoute que l’engendrement par le capital d’une armée de réserve de chômeurs «scelle la domination du capitaliste sur le travailleur». Cette production constante d’une population excédentaire relative de travailleurs signifie, selon Marx, que les salaires sont «confinés dans des limites satisfaisantes pour l’exploitation capitaliste et, enfin, que la dépendance sociale du travailleur vis-à-vis du capitaliste, qui est indispensable, est assurée».
En conséquence, Marx conclut que le capitaliste peut compter sur la «dépendance de l’ouvrier à l’égard du capital, qui découle des conditions de production elles-mêmes et est garantie à perpétuité par celles-ci».
Cependant, s’il est possible que les travailleurs puissent rester socialement dépendants du capital à perpétuité, cela ne signifie pas que la croissance incessante du capital puisse se poursuivre à perpétuité. En fait, étant donné que les travailleurs déformés par le capital acceptent l’exigence de croissance du capital «comme des lois naturelles évidentes», leur mutilation soutient la mutilation de la nature.
A son tour, l’augmentation des inondations, des sécheresses et d’autres changements climatiques extrêmes, ainsi que les migrations de masse qui en résultent, qui sont le produit de la mutilation de la nature, intensifient les divisions et l’antagonisme entre les travailleurs. La crise du système terrestre et la crise de l’humanité ne font qu’un. (Article publié sur le site Climate&Capitalism, le 17 juin 2021 et initialement, en juin de même, dans la revue Links. International Journal of Socialist Renewal; traduction rédaction A l’Encontre)
Michael A. Lebowitz est professeur émérite d’économie à l’université Simon Fraser de Vancouver, au Canada. Il a notamment publié Following Marx. Method, Critique, and Crisis (Haysmarket Books, 2009) et Between Capitalism and Community (Monthly Review Press, février 2021). (Réd.)