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POUR UNE HISTOIRE DE LA COMMUNE DE TOBLIAC

Tolbiac

Lien publiée le 5 juillet 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Pour une histoire de la commune de Tobliac (lundi.am)

Au printemps 2018, face à une énième offensive gouvernementale, la France s’arrêtait, du moins ses trains et ses universités. À Tolbiac, des centaines d’étudiants décident d’occuper l’université et d’y déclarer la commune. Nous avons reçu ce texte remarquable qui propose d’écrire l’histoire de cette brèche dans la morosité étudiante.

Aux autres,
A ses ami.e.s,
Le 10 Mai 2021.

POUR UNE AUTRE MÉMOIRE

Je ne veux pas perdre la mémoire. Nous ne voulons pas perdre la mémoire. J’écris cela pour nous, pour les autres, parce que je sais qu’il y aura plus tard des historiennes, des historiens pour le lire. Je regrette de ne pas avoir tenu un carnet des évènements. Je dois écrire – je dois, car je m’en fais un devoir – écrire mon témoignage, 150 ans après la Commune, 3 ans après notre commune, la commune de Tolbiac. Car il m’est impensable : que nous nous laissions oublier.

J’ai participé à cette expérience étudiante et militante de Février à Avril 2018. Après un blocage de plusieurs jours du centre universitaire Pierre Mendès France de l’université Paris I, alias Tolbiac, des étudiant.e.s ont investis le lieu et s’y sont installé.e.s en opposition à la loi Travail, au projet Parcours Sup et au gouvernement.

Alors étudiant en histoire et en science-politique, je ne me considérais pas comme l’un.e des occupant.e.s. Je participais à ce mouvement social qui animait une partie de la jeunesse, et à la vie nouvelle de cette collectivité basée à Tolbiac. Je m’y rendais souvent et y dormais parfois. Je n’en sais pas tout et il faudrait – il faut – que d’autres se prononcent, offrent les archives qu’iels ont à offrir. Ainsi, plus qu’une déposition, je souhaiterais que cet écrit soit d’abord un appel.

NOUS ÉTIONS MILLE

Nous étions mille. Souvent nous étions moins. L’amphithéâtre N, le plus grand, était souvent rempli, le monde assis, je dirais, entre quatre-cents et six-cents personnes, parfois moins, peut-être trois cents, chaque semaine – car il y avait une Assemblée Générale par semaine, parfois deux, les Mardi, et les Jeudi. Ce jour-là, nous étions mille.

Je n’oublierai jamais. C’était dément. Effervescent. Toutes les places étaient prises. Les gens restaient debout, partout. Le calme sensoriel n’existait plus. C’était impossible, électrique, apaisé. Le tumulte était en nous, on était lui. Encore, les gens arrivaient. On se demandait si l’immense amphi soudain si petit pourrait tout.e.s nous contenir. Il y avait une énergie... L’énergie de celles et ceux qui savent qu’elles se lèvent pour quelque chose. Multiplié par mille. Une Assemblée Générale est souvent chiante. Là, c’était différent. On ne faisait pas que parler, nos paroles se mouvaient en actes.

Cette AG était particulière. Car ce jour-là – je veux dire vraiment plus que d’habitude – il y avait des gens qui était clairement contre nous. Contre le blocus, contre l’occupation. C’était devenu l’enjeu du débat : la poursuite ou non du blocage et de l’occupation. Nous la revotions chaque séance depuis maintenant une (deux, trois ?) semaine(s). Par principe. Le principe selon lequel on ne peut imposer à d’autres et à soi une action lourde de conséquences sans la réévaluer à nouveau. En somme, à l’instar de « nos » député.e.s qui ne le font plus, c’était une reddition de comptes.

Mais cette fois c’était différent. Pour les un.e.s, il s’agissait de tester, peut-être disperser la force d’un mouvement se réappropriant l’université à contre-courant de la doxa laminante. Pour les autres, c’est-à-dire nous, il s’agissait qu’on cesse enfin de traiter les occupant.e.s de despotes, et de tester, peut-être d’ancrer une fois pour toutes, leur légitimité.

Les Assemblées Générales ont toujours été ouvertes à tou.te.s. Qui voulait venir venait. Pour ces raisons, cette AG avait amené plus de monde. Sans doute parce que la contre-offensive, la contre-rêve étudiante s’était organisée. La Fédération Paris I avait appelé massivement à venir voter contre le blocus. Je ne sais pas ce qu’iels s’imaginaient. Le rapport des forces était trompeur. Aujourd’hui je peux le dire, nous avions peur qu’iels réussissent à nous contrer. J’ignore ce que nous eûmes fait, ce que les occupant.e.s eussent fait, si le veto de la Fédé était tombé. Car il faut reconnaître le point faible et le point fort de ces AG, ouvertes à tou.te.s et tellement informelles. Elles permettent à tou.te.s de s’exprimer en tout temps, sans aucune contrainte institutionnelle d’aucun ordre, ni élu.e.s, ni quorum. Mais leur malléabilité les rend évanescentes. Et à l’instar d’une chambre des députés vide qui vote des lois contre sa majorité, il arrive qu’une AG passe contre la majorité des absents l’avis des présents. C’était pourquoi nous avions nous aussi rassemblé nos troupes. Cela faisait du monde.

Les étudiant.e.s indécis.es et les curieu.x.ses étaient également venu.e.s participer, peut-être uniquement pour le spectacle, peut-être uniquement parce qu’iels savaient que cette fois, iels en auraient pour leur temps  : la confrontation promettait de la houle. Encore plus de monde.

Pour autant nous avions peur. Nous avions peur, a minima j’avais peur, qu’une trop nette minorité soutienne notre mouvement, qu’on nous renfloue, que nous nous soyons trompé.e.s.

Aussi, chose que je n’avais pour l’instant pas faite, je prononçais un discours. De toute la durée de l’occupation, je ne me suis inscrit que deux fois aux tours de parole. Non que j’eusse crains de m’exprimer. J’aimais ça. Seulement je voulais ne pas parler pour rien dire, ne pas parler pour rien faire. Pour moi la situation de l’occupation était cette fois périlleuse. Je décidais de parler.

Certain.e.s dirent de moi : « éloquent comme la foudre ». J’aurai dit plutôt : « sophiste comme Gorgias ». Toujours est-il que ça avait fonctionné. Les mots déchaînèrent la salle de haut en bas. Ovation digne d’un meeting. En résumé, j’avais défendu la Commune, le blocus et l’occupation.

Je commençais ainsi : «  Salam à toutes et tous, merci aux occupants, occupantes... Bonjour, poli et courtois, à nos ami.e.s de la Fédé Paris I et associé.e.s. La Fédé Paris I et associé.e.s qui, s’iels sont à gauche [de l’amphi] sont pourtant bien de droite  ! ». Premiers applaudissements. Après cette attaque ouverte à la « Fédé Paris I et associés  » – attribut qui fut d’ailleurs repris par nos adversaires en une vaine tentative – j’expliquais (pardon, j’illusionnais un peu) que le blocage et l’occupation étaient les moyens de se réapproprier la faculté, de prôner une nouvelle éducation, d’apprendre à être autonomes, « auto-entrepreneurs » (le terme dit avec ironie), en somme, à être libres  : « En bloquant et en occupant, camarades, nous créons un espace de dialogue, de rencontre. En bloquant et en occupant, camarades, nous nous rendons aptes à organiser, à nous politiser, et à politiser, nous nous donnons le pouvoir de changer les choses  ! » L’assentiment général engloutissait. Malgré ses répercussions synchrones dans les haut-parleurs, ma voix dans le micro ne s’entendait plus. J’insistais. On écoutait. « … Et c’est pourquoi... Et c’est pourquoi, il faut continuer à bloquer et à occuper ! Et nous réussirons... et nous réussirons, camarades... » Je m’apprêtais à lever les bras en croix dans la posture fantasque, ridicule et criante du candidat présidentiel, prophète nouveau : « Et nous réussirons, camarades, parce que c’est Notre PROJET !!! ». La réappropriation réussie de la parole ennemie comme final ajouta au comble de la salle en émoi. Les cris fusèrent. Au balcon de l’amphi, le tam-tam des occupant.e.s tou.te.s de noir vêtu.e.s tambourinait l’atmosphère d’une incandescence guerrière. Un instant je crus que j’’étais le tribun et qu’iels étaient mon peuple. Fausse route de l’orateur ; je compris en un instant, ce qu’était la démagogie.

Nous étions plus de mille. On estimait les anti-blocus et les membres de la Fédé Paris I à quatre-cents, au moins trois-cents. Le vote sanctionna la prolongation du blocage, puis de l’occupation à près de sept-cents mains levées contre trois-cents. Si j’étais plus partial, surtout si la mémoire me faisait moins défaut, j’aurai dit huit-cents contre trois-cents. Mais c’est assez flou. Cependant nous gagnâmes avec certitude d’une très large majorité. Indiscutable. Dans la foulée, on proposa et on vota dans les mêmes proportions pour la prolongation ad vitam aeternam de l’occupation, pour l’occupation « illimitée ». Je crois que l’euphorie de la victoire nous donnait des ailes, qu’on surfa sans même s’en rendre compte sur notre frénésie mimétique pour tout faire passer. Le blocage n’était plus d’actualité. Pas plus que sa reconduite. L’occupation était actée.

AINSI ALLAIT LA VIE...

De tant de joie accumulée par cette victoire, la fête s’invita en nos murs. Les amphis qui n’étaient pas utilisés pour dormir se reconvertirent ponctuellement en piste de danse. Les tubes pourris des années 2000 et 2010 s’enchaînaient (des soirées du samedi soir de Sexion d’Assaut à numa numa yey d’Ozone) ; sublimaient paradoxalement la liesse de notre bonheur. Nous dansions sur les chaires, les gradins, grimpions sur les tables. C’était de la récupération étudiante. On récupérait notre fac. On en faisait ce qu’on voulait. A ce stade, je ne crois pas pour autant que l’on puisse dire que l’on l’abimait. On la respectait. C’était un lieu de mobilisation, un lieu de vie et un lieu d’éducation pour tou.te.s, en devenir.

Ces soirées n’étaient pas systématiques, mais régulières. C’était une bouffée d’air frais. L’occasion, en plus, d’amener des gens qui n’étaient pas tou.te.s politisé.e.s à se côtoyer. Bref, ça créait du liant. Ça créait du lien. C’est là que j’ai rencontré personnellement les occupant.e.s. C’est là que j’ai appris à connaître et plus seulement croiser les complices de ma promotion. (Nous jouâmes par exemple à un Loup-Garou rebaptisé « Loi Travail » dans lequel les loups étaient les membres du gouvernement, les villageois de pauvres manifestants, et leurs piètres adjuvants les membres de l’opposition.) Quelque chose se produisait, des fils invisibles, lentement, solidifiaient.

Les jours plus doux du Printemps s’annonçaient. Il arriva que les soirées se fissent dehors, dans la fosse, à la vue de tou.te.s, à la vue de la rue. Entrée libre, partie gratuite. On aimait et on animait le quartier. Surtout, on ranimait la fosse de Tolbiac. Ses amas de pierres gris et laids, nous les rendîmes vifs et gais.

On s’amusait beaucoup, un peu trop peut-être. Les occupant.e.s n’étaient pas sérieu.x.ses avec leur sommeil et iels se reposaient mal. Au début ce devait être drôle, puis ce fut dur. Nos corps ne suivaient plus le désir de nos âmes. Je crois que certain.e.s et moi-même, comme d’autres avant nous, voulions tout  ; tout en sachant, tout en se cachant que c’était impossible.

La festivité, les libations de l’occupation fut ce que l’on nous reprocha le plus car ce fut le plus voyant. De la musique, des jeunes qui gueulent forts et l’échauffourée nourrissent les bouges à faits-divers. Néanmoins, l’intérêt principal de la commune fut de procurer un endroit de rassemblement évident, un endroit clôt et protégé où confectionner ses banderoles, aiguiser ses stratégies de lutte et ses slogans. Il y eut sur le sujet des conflits de savoir quel était le vrai sens de la commune : un espace de vie (étudiante) et de réappropriation éducative de l’université, ou une base-arrière dans la lutte inter-syndicale de gauche contre le gouvernement. Les occupant.e.s et leurs sympathisant.e.s penchaient plutôt pour la première, les syndicalistes et consort plutôt pour la seconde. Une entente ne fut jamais trouvée. Par manque de temps (?). Le compromis à toute heure tendu se fit pratique. Des fois, comme nous le verrons, les antagonismes larvés implosaient un instant, essaim de stupidité aux urticantes piqûres.

Mais la vie de l’occupation était aussi l’opportunité de créer des petites choses en attendant de construire. Des groupes de discussion entre personnes racisé.e.s, en non-mixité, des groupes ouverts à toutes et tous favorisaient l’échange et l’apprentissage par l’échange. Divers ateliers réglant les nécessités de la commune se mirent en place. Le plus prometteur dans ses intentions, je crois, fut l’atelier de l’auto-média. Nous méfiant des canaux d’information standards, il avait été voté en AG la mise en place d’un média autogéré dont la mission serait la récolte et la production d’information concernant la commune à destination du public et des autres médias (si ceux-ci avaient daignés reprendre nos images). Par manque de moyens, d’investissement humain – c’était surtout un certain X qui portait tout sur ses épaules – le projet en resta à l’état amateur. Ses quelques fruits furent malgré tout savoureux. Et permirent de former sur le tas plusieurs étudiant.e.s aux balbutiement du travail médiatique, la déontologie en sus. Je me rappelle qu’un individu extérieur à l’occupation venait à ce titre nous soutenir et nous aider dans notre tentative journalistique. La commune et ses étudiant.e.s intéressaient et attiraient aussi positivement le monde extérieur.

Nommément, les professeur.e.s. Peu, très peu. Il ne m’appartient pas ici d’en juger ni d’expliquer pourquoi. Cependant le but de l’occupation n’était pas et ne fut pas d’arrêter les cours. Dans les faits, ce fut le cas. Sur le long-terme le but était de mettre en place un système d’enseignement fondé sur des bases participatives et volontaires, où chacun, chacune pourrait s’initier à, aux disciplines qui lui convenaient. Utopie  : pensée sur laquelle le monde marche.

Durant l’occupation, nous eûmes plusieurs cours dispensés bénévolement par quelques professeur.e.s. Au fort de notre temps, il y en avait au moins trois ou quatre par semaine, ce qui paraît peu. Compte tenu des bâtons constant que l’Institution mettait dans nos roues, des pressions qu’elle pouvait exercer, du climat précaire de notre installation, ce n’était pas si mal.

Entre autres, j’assistais à un cours d’histoire médiévale sur la place des femmes dans la société occidentale, dans lequel on discuta de la position précaire mais non condamnée des femmes de la noblesse en ces temps reculés. Je participais à un cours sur la temporalité des premiers mois de la Révolution Française : comment les députés du Tiers étaient-ils parvenus à ralentir, allonger le temps du débat face aux nobles et aux clercs pour gagner du temps, avant d’accélérer, s’agiter, saisir l’occasion du renversement quand il en était temps ? Je questionnais un professeur qui partageait avec nous la pertinence de la pratique de l’exploration urbaine en histoire contemporaine dans la collecte de sources enfouies, cachées, non répertoriées parmi tant et tant d’autres usines, fabriques désaffectées d’ancienne Allemagne de l’Est. Je chantais l’hymne des femmes à la fin d’une conférence-débat avec les intervenant.e.s sur les enjeux du féminisme en Histoire. Je profitais des lumières anticapitalistes d’un sociologue et de son homologue économiste lors d’une présentation binôme rassemblant plusieurs centaines de personnes.

Le nombre de participant.e.s à ces enseignements variait en fonction de l’heure et des aléas militants. Parfois nous étions vingt, parfois quarante. Ce qui comptait c’était la justesse de l’intervention, les questions posées au cours de celle-ci, l’intérêt du colloque qui l’accompagnait. Bien que leurs spectres refissent souvent leur apparition – par habitude – ce n’étaient pas des cours magistraux. Nous touchions maladroitement à quelque chose de mieux.

…À BORD DE L’OCCUPATION

N’en déplaise, ce qui transportait le plus et avant tout autre, demeurait pour moi la vie, l’existence, la vitalité, la vivacité journalière de l’occupation. Il y aurait des tas de choses à dire de cette partie immergée de l’iceberg. Une fac habitée par ses étudiant.e.s, ça change les choses.

Aux lavabos des toilettes, il y avait des brosses à dents. Elles étaient dans deux ou trois verres pleins à ras bord, vertes, bleues, roses, jaunasses pétaradantes de gaieté. Pas très hygiénique, ça changeait de la tristesse inhérente aux sanitaires. Je crois qu’on se lavait peu. Car on n’avait pas de salle de bains, seulement des éviers.

Des éviers qui ne servaient d’ailleurs pas à faire la vaisselle. Trop petits, trop utilisés pour le toilettage pour se mélanger à la saleté de cuisine. Des grands bacs remplis d’eau attendaient, conservaient le temps qu’on se détermine à les laver les assiettes, les couteaux, les fourchettes. Vaisselier composé de récup’ et de dons.

Tout comme la nourriture : récupération de supermarchés – ardue et peu rentable à Paris intra-muros – achats des occupant.e.s, dons des sympathisants, une pincée de chourre. La cuisine était dans la salle de repos, les trappes des distributeurs de bouffe réaffectées à la fonction de frigo. Il y avait beaucoup de provisions de toutes sortes. Si l’alimentation de la journée était plus autonome, les repas du soir étaient faits collectivement par des volontaires. De grandes marmites de légumes et de pâtes chauffées sur des plaques de cuisson défectueuses – mais délicieuses parce que gratuites – sans parler des coupures de courants, régulières.

A la cuisine on côtoyait tout le monde. Des cons et des connes qui n’avaient besoin de rien, ne donnaient rien et tapaient dans la ripaille, dans les chocolats et les gâteaux spécialement, parce qu’iels n’avaient pas vraiment faim, comme par hasard. Des décidé.e.s qui préparaient. Des généreux qui approvisionnaient. Des curieu.x.ses qui venaient voir. Des occupant.e.s qui venaient juste manger. La cuisine de la commune était cet endroit de coudoiements qui se faisaient rencontres.

Pour le ménage c’était comme pour la vaisselle. Sitôt qu’il s’agit de s’autonomiser et de faire avec indépendance et esprit d’équipe, le ménage et la vaisselle reviennent aux mêmes : celles et ceux qui se donnent. Toujours les mêmes, et à la fin iels n’en peuvent plus.

Ce fut l’un des problèmes de l’occupation. Non pas que les quarante à quatre-vingt occupant.e.s fussent sales ou irresponsables. Je dirais : au contraire. Mais en comptant les soirées, plusieurs centaines de personnes devaient passer par jour. Ça en fait de la poussière, des détritus, des traces de miasmes répandus. Surtout que beaucoup de gens ne respectaient pas Tolbiac. Des gens extérieurs à l’occupation j’entends. Iels venaient, voyaient, se vidaient ; se vidaient de leurs soucis, de leurs tracas – une bonne chose – de tout respect aussi. Un lieu autonome était un lieu sans hiérarchie, c’était donc pour elleux un lieu sans foi ni loi. L’anarchie n’est pas l’absence d’ordre... Mais passons. Ces gens-là ne nous respectaient pas parce qu’iels ne se respectaient pas.

Lorsque je passais, si je n’accordais pas vingt minutes à la vaisselle, j’accordais systématiquement ce temps au ramassage de leurs conneries. Coup de balai, collecte des déchets, poubelle et compagnie. Un matin, un type groggy semblait interloqué. Il n’était pas occupant. Avachi sur son gradin, il me demanda : « Mais c’est toi qui a fait ça ? » « Non, pas moi » « Et tu nettoies alors que ce n’est pas toi ? » Il avait l’air scandalisé, avec ses yeux écarquillés d’enfant qui apprenait la vie. « Oui je nettoie parce qu’il faut le faire et parce que personne ne le fait. Prends un balai si tu veux, et viens m’aider... » Je ricanais. Il ne répondit pas, il partit. « Idiot » pensais-je « il n’est pas méchant, mais quel idiot... ».

Autre sujet de conflit rémanent autour du ménage : les tags et les graffitis. Graffer et taguer les murs froids et moches de Tolbiac pour l’embellir ne gênait personne. Sauf l’Institution. Il est vrai toutefois que certains – car il s’agissait d’hommes, et en particulier d’un seul – taguaient véritablement tout, partout et n’importe quoi. Sur les murs extérieurs de la fosse, passait encore. Dans les lieux d’occupation et de vie de commune, c’était un souci. Des occupant.e.s gaspillaient leur énergie à effacer ces marques. D’autres cherchèrent à dialoguer avec l’individu spécifique qui à lui seul avait bien dû recouvrir la moitié de la fac, graffant son blaze de tagueur absolument, absolument partout. Très laconique, j’eus l’honneur d’être là le soir où il nous lâcha quelque chose dans ce genre : « Je continuerais à taguer partout sans respect comme vous dites, tant que vous et ceux parmi vous qui n’acceptent pas mes potes de cité et nous discriminent n’arrêterons pas sans respect de nous discriminer... ». Tolbiac était ouverte à tou.te.s, en théorie. Peut-être moins dans les faits, comme ailleurs. Je ne sais pas de qui il parlait exactement. Je sais que certains individus au respect matériel et aux tendances machistes oppressives inacceptables traînaient parfois dans nos soirées et causaient des accrocs. Un soir, il semblerait que ce soient ces individus et en ce tagueur qui aient détruit le matériel de vidéo-projection à plusieurs milliers d’euros d’un amphithéâtre, forfait dont on nous blâma. Mais je ne ferais pas d’accusation car rien n’est sûr. Les tags légions et dégradants nous dérangèrent. Le comble pour des anarchistes de devoir faire la police, siffleront certain.e.s. En tout cas nous n’en fîmes rien. Il semble que le tagueur fusse l’ami de certain.e.s occupant.e.s. Et il était difficile pour moi-même ou les autres d’organiser une lutte contre lui, juste pour des tags. Nous avions d’autres préoccupations. Nonobstant cette anecdote expose un de nos points exquis : notre aria à filtrer celles et ceux qui entraient, nos difficultés devant le paradoxe pratique de l’ordre et de la liberté.

Certain.e.s mauvaise-langues bavèrent que les occupant.e.s auraient pu se charger de la gestion et de la propreté tou.te.s seul.e.s. La plupart le faisaient. Et ce n’était pas l’enjeu qu’iels se transformassent en gardien.ne.s bénévoles. Les gens n’ont pas compris qu’il s’agissait de vivre ensemble. Et donc de participer aux tâches quotidiennes ensemble. C’est ce qui a dû miner le mouvement. Car selon moi, des seul.e.s camarades de promo que je connaissais sympathisant.e.s de la commune, si seulement la moitié avaient fourni les vingt minutes de ménage que je fournissais à chaque passage, la fac eut été propre. Aussi ne blâmons pas les occupant.e.s. Les occupant.e.s étaient fatigué.e.s.

Dormir sur des matelas d’appoint ou de récup dans de grands amphis prévus pour que cela soit désagréable, tout en prenant part à la lutte épuise. Subir en sus la pression d’être expulsé.e, les soirées à répétition, l’intimité néant et le tapage harassent. Au bout de quatre semaines, certain.e.s occupant.e.s étaient abattues. Ça se voyait à leurs visages, à leurs yeux tirés qui se rendaient, cernés, les pétages de plomb ponctuels ou les crises de larmes. C’était dur de vivre à l’occup, de faire vivre l’occup. Une gageure. D’autant que chemin s’occupant, survinrent les « jaunes » que l’on ne pressentait pas.

DIVISIONS

Les étudiant.e.s militant.e.s syndiqué.e.s et partisanes n’ont pas à être jugé.e.s ici. Iels se sont battu.e.s pour la cause et nous ont régulièrement soutenu.e.s. Les représentant.e.s, les militant.e.s du NPA et du PCF (même de l’Unef !) venaient souvent à l’occupation. Iels participaient comme tout le monde aux AG, comme n’importe qui – bien qu’iels ne prissent plus souvent et plus longtemps la parole... loi d’airain de l’oligarchie. La lutte inter-syndicale était leur priorité quand celle des occupant.e.s était l’occupation. On voyait peu les militant.e.s syndiqué.e.s faire le ménage où s’occuper de la vie banale de la commune. Et ce n’est pas une pique. C’était logique : leurs stratégies, leurs objectifs différaient. Je veux seulement rappeler un fait particulier qui m’a profondément choqué. Aujourd’hui encore je me demande dans quelle mesure, à quel point les étudiant.e.s à l’origine de ce moment terrible iels ont-iels honte de ce qu’iels ont fait.

La question des médias dans l’occupation était un nœud gordien. Nœud tendu entre les occupant.e.s et leurs sympathisant.e.s d’un côté, les syndicalistes et consort de l’autre. Les premiers, les premières ne voulaient pas parler aux médias, se revendiquaient a-partisans et a-syndicaux. Les seconds, les secondes cherchaient dans leur grille de lecture usitée à communiquer avec les médias, à utiliser la commune à des fins de mobilisation avant tout et non comme nouvel espace de vie et d’enseignement. A force, un compromis amas de tensions latentes ressurgissant localement définit nos relations. C’est à l’une de ces implosions fratri-soeuricides que j’ai assisté. Ce fut pour moi l’un des évènements les plus horribles, pour ne pas dire des plus infâmants, des plus compromettants de l’occupation.

Après-midi de Mars ou d’Avril, la nouvelle tombe, subitement s’empare des couloirs, des respirations : la chaîne de télévision LCI propose à la commune une place pour un.e représentant.e ce soir en direct dans un débat avec d’autres figures de l’opposition. A l’avers, une opportunité en or : s’exprimer nous-mêmes sur un média de grande diffusion. Au revers, l’occasion de s’égratigner contre les maîtres de la parole et de l’image, qui nous dominent. Une Assemblée d’organisation est convoquée. Dans l’amphi nous sommes une cinquantaine, ce qui est commun pour une AG d’orga. Mais – je ne le remarquais pas tout de suite – les occupant.e.s n’étaient pas là. J’ignore pourquoi, peut-être étaient-iels absentes de Tolbiac à ce moment-là ? Peut-être ne les avait-on pas prévenu.e.s ? Toujours est-il que les étudiant.e.s syndiqué.e.s et partisanes, elles et eux, étaient là.

Les occupant.e.s absent.e.s, le principe de participer au débat télévisé fut adopté à la quasi-unanimité. Le problème se posait de ses modalités. Comment choisir un.e représentant.e de la commune ? Devait-on pour cela voter, ou bien tirer au sort ? Son mandat se réduirait-il à la lecture d’une feuille avec des indications précises ou même à un simple texte qu’iel ne pourrait que lire, et rien d’autre ? Son mandat devrait-il être plus large, moins impératif ?

L’atmosphère vrillait. Des étudiant.e.s voulaient qu’on fisse une élection parmi elles et eux, et par le vote. Les quelques sympathisant.e.s des occupant.e.s et moi-même déglutissions. Je proposais un compromis idoine qui ne serait pas le pensais-je une compromission : l’élection d’un.e représentant.e parmi les volontaires par tirage au sort. De la sorte, choisi.e parmi des volontaires on pouvait gager de son « aptitude » – le terme fut employé – puisqu’iel serait décidé.e. En même temps, ce moyen permettrait de tempérer tant bien que mal les effets néfastes d’une élection, en ramenant l’élu.e à la précarité d’une position échue du hasard. La proposition fut rejetée. Il fallait pour elles et eux faire une élection.

Je les revois encore dans leur zone de saillance soudaine au bas des marches. Celles et ceux-là qui avaient quitté le fort anonymat des hauts gradins pour gagner la lumière basse des futur.e.s élu.e.s. Je ne doute pas qu’iels fussent (peut-être) plein.e.s de bonnes intentions. Mais on distinguait trop bien sur leurs visages cette impression singulière de celles et ceux qui se voient déjà au-devant de la scène, en photographie, le Printemps à l’antenne, l’Hiver au parti.

Il fallait choisir parmi elleux qui serait le, la plus « apte » à nous représenter. Parmi ces gens que je ne connaissais pas il me fallait choisir, discriminer. Je vomissais. Iels se mirent à se présenter à nous comme des candidat.e.s devant d’hypothétiques employeurs, employeuses : « Bonjour moi c’est X je suis étudiante au NPA depuis trois ans donc je m’y connais en médias et en représentation des autres. Aussi je crois que je suis mieux placée pour vous représenter et... », « Salut, je m’appelle X, étudiant en journalisme et en communication, donc je sais de quoi je parle, forcément. C’est pourquoi je... » ...

Je grinçais des dents. C’était scandaleux. Se rendaient-iels seulement compte de ce qu’iels faisaient ? Premier problème parmi les candidat.e.s : une majorité d’hommes blancs. Deuxième problème : une majorité d’étudiant.e.s syndiqué.e.s, voire représentant.e.s d’organisation. Les nuées du pouvoir représentatif revenaient nous tourmenter de leurs arcanes figés. Qu’est-ce que c’était que cette mascarade ?

Heureusement, de nulle partde partout, les occupant.e.s surgirent du bas de l’amphi et déséchouèrent les candidat.e.s dans leur coin. Deus ex machina, iels étaient accouru.e.s sans que je sache ni d’où iels venaient, ni qui les avait prévenu.e.s. D’emblée, les invectives vives, virulentes fusèrent. Les occupant.e.s ne supportaient pas qu’on ne les aient pas attendu.e.s. La commune de Tolbiac c’était d’abord la leur, à elleux qui occupaient, ensuite – mais sur une même marche symbolique – celle des étudiant.e.s et participant.e.s aux AG : ce n’était pas l’occupation des syndiqué.e.s, des syndicats et des partis. La peur de la récupération et le sentiment d’avoir été trahi.e.s les rendaient âpres, hargneu.x.ses, peut-être injustes. Les femmes et les hommes des deux camps, redevenu.e.s mâles et femelles se jappaient à la face comme des chiens et des chiennes. Combat sauvage sur l’enjeu de l’image. Nos ennemi.e.s aurait ri aux éclats de nous avoir vu ainsi.

Le temps pressait. La voiture de LCI arrivait et les occupant.e.s ne lâchaient rien : ce serait un.e représentant.e par tirage au sort, avec un texte préétabli collectivement, et un.e représentant.e masqué.e, c’est-à-dire anonymisé.e, sinon rien. Pour les autres, c’était impensable. Les cris et la peur, la colère et l’erreur empêchèrent de s’accorder. L’aubaine accidentée du champ médiatique filait sous notre nez.

On me raconta que dans la cohue une étudiant.e du NPA parvînt cependant à se glisser dehors. L’air déterminé dans sa démarche et la conviction dans son regard interrogea. Un occupant l’arrêta. Elle allait effectivement se rendre aux studios de LCI. Il lui cracha au visage. Pour lui, c’était une jaune. Violence d’un individu. Elle ne put se rendre aux studios.

De toute façon, il était trop tard. L’émission avait commencé. Ironie attendue des journalistes : un représentant masculin blanc ni jeune ni étudiant s’appropria en notre nom et en notre temps notre parole. Tout ça pour ça ! Violence d’un système.

VIOLENCE(S) ? 

On a reproché beaucoup de choses à la commune. N’importe quoi. Des médias au président de l’université, on nous qualifia de déviants, de délinquants, de tyrans, de dictateurs. Les honnêtes gens ne sont pas contents qu’on bouscule leur quotidien. C’est de bonne guerre. C’est prévisible car c’est dans l’ordre des choses  : « Chaque chose à sa place et une place pour chaque chose ». Je ne défendrais pas notre point de vue ici. Ce serait inutile. Ce serait malvenu.

Comme les premiers qualificatifs ne suffisaient pas, on n’inventa pour nous comme pour les communar.d.e.s avant nous les pires histoires de « sauvages » : chez nous il y avait des gangs, de la drogue en très grande quantité, des armes, de la prostitution, et même, pour faire folklorique, des combats de chiens. Vous m’en direz tant. Si cela avait été vrai, pourquoi l’aurions nous fait ici, à la vue de tou.te.s ? Peu importe. Ne discutons pas l’indiscutable. Si des gens qui voient deux chiens au détour d’un couloir crient au loup, que voulez-vous... Les braves gens s’émeuvent de tout. A la fin la cerise médisante sur le couscous, inattendue, fut ce à quoi l’on s’attendait le moins : on nous affubla « d’antisémites ».

Personnellement je n’ai assisté qu’à une représentation de violence physique au sein de notre occupation. Et trois autres faits de violence, deux physiques, l’un matériel et symbolique, me furent rapportés.

Le premier se tînt lors d’une AG. Tout allait bien. Quand, soudainement, des occupant.e.s se mirent à s’agiter à gauche de l’amphithéâtre. J’entendis les mots : « Lui là ! C’est un de l’UNI, c’est un de l’UNI ! » « Faut qu’y dégage ! Dégage ! » L’UNI était et est un groupe politique étudiant très à droite, pour ne pas dire d’extrême droite. Son faible poids à Tolbiac ne le rendait pas méchant mais ces adhérents s’opposaient à nous, nous détestaient, nous haïssaient. L’aversion était réciproque. Venir pour eux en AG à Tolbiac occupée par une majorité d’étudiant.e.s anarchistes était évidemment une provocation. D’autant qu’ils prenaient des photos. Des informateurs, des espions ? Je ne sais pas. Mais décidément ils – et j’insiste sur le « ils », car il n’y avait que des mecs – cherchaient la merde. Quelques personnes leur ont dit de s’en aller. Vertement mais sans menace. Comme ils ne bougeaient pas. Un étudiant grimpa sur les tables des gradins pour aller jusqu’à leurs places. Au moment où il les atteignit, il fut projeté par eux sur le rang d’en face. La bousculade violente du camarade entraîna l’esclandre. Les militants de l’UNI s’enfuirent. On les poursuivit à peine, juste pour être sûr.e.s qu’ils quittaient la fac. Les occupant.e.s n’étaient pas des brutes. Jamais je n’aurais laissé qui que ce soit être passé à tabac. Je ne dirais pas que je fus, ni que nous fûmes pacifistes. Juste que parfois : « c’est l’ennemi qui vous désigne ».

L’autre fait de violence physique dont je me souvienne et qui me fut rapporté concerne l’agression sexuelle et la tentative de viol d’une fille de l’occupation. Sujet tabou, je n’en su guère plus. Des bruits de couloir – qui valent sans doute quelque chose, mais quoi ? – ce que je sais, c’est qu’un soir, lors de l’une des fêtes qu’on organisait, arrosées comme toute autre fête il est vrai, quelqu’une qui était (qui dormait ?) dans un amphi fut agressée par quelqu’un. Cet homme fut empêché dans son crime. In extremis à quel point, je ne saurais le dire. Qui était cet agresseur, ce violeur probable, je ne sais pas non plus. Ce pouvait être un garçon de l’extérieur, car nos soirées étaient ouvertes et ça aurait alors pu être n’importe qui. Ce pouvait être un occupant. Toutefois j’en doute. Car cet inexcusable aurait laissé des traces. Quand bien même ce fut le cas, j’ai beau m’horrifier de ce que j’écris, statistiquement, il faut bien que les violeurs puissent être partout pour qu’autant de femmes les subissent. Les anarchistes et les gens de gauches aussi sont concerné.e.s par MeToo.

L’autre cas de violence dont les occupant.e.s furent accusé.e.s fut l’attaque d’un gardien de l’université. J’ai entendu dire qu’un jour, un membre du personnel de sécurité reçut un sceau de liquide corrosif sur la tête en ouvrant une porte. Le sceau était placé de manière à chuter. Je ne sais pas ce qu’il en fut réellement. Ce que je peux en dire, c’est que mis à part les membres du PC sécurité incendie qui étaient peu commodes, les membres de la sécurité du site PMF demeurèrent cordiaux avec nous, et nous avec eux. Travailleurs précaires – je ne me souviens pas qu’il y ait eu de femmes – nous les respections. Représentants de l’Institution au plus près des occupant.e.s, ils nous respectaient. Malgré les directives scélérates de l’Institution, nous trouvions un terrain d’entente. Certain.e.s occupant.e.s voulaient qu’ils soient jetés hors de l’occupation. Car iels ne voulaient pas de garde-chiourme à l’université. Mais la perspective d’une confrontation physique avec eux n’enchantait pas. Surtout, l’Institution menaçait d’envoyer la police sitôt que les gardiens seraient renvoyés. Pression tangible ou épouvantail ? L’enjeu ne fut pas tranché. Je ne sais pas ce qui s’est passé avec ce gardien attaqué à l’acide – acide, substance caustique dont on ignora totalement les effets et la composition, il semblerait cependant que le vigil en question ne fusse pas grièvement blessé. Peut-être une (ou des ?) brebis galeuses de l’occupation voulurent agir sournoisement par elles-mêmes ? Personnellement, je préfère me rappeler une autre image dont on a pas parlé : celle d’un vigil jouasse pédalant tout content sur un Vélib’ ramené par les occupant.e.s dans la fosse, à l’aube d’une matinée à peine commencée. Celui-là grava dans nos mémoires et dans la sienne un magnifique souvenir.

L’autre agression dont je me souvienne concerne le local d’une organisation juive situé dans les tours du centre Pierre Mendès France. Un matin en AG, j’appris par l’un de leurs délégués que leur local – dont j’ignorais l’existence – avait été saccagé, profané de croix gammées et autres plaies antijuives. Nous n’étions pour l’instant accusé.e.s de rien. Seuls des faits étaient rapportés : tandis que l’on occupait la fac, des gens avaient attaqués le local de cette association parce qu’elle était juive. Je ne suis moi-même jamais allé dans ce local. Je ne l’ai jamais vu. J’ignore qui avait accès aux étages. En théorie, personne. Seul le personnel de Paris I (mais qui, car plus personne de ceux et celles-là n’entrait, si ?), les membres de la sécurité du centre, les groupes étudiants disposant d’un local aux étages supérieurs disposaient de clefs pour s’y rendre. Dans mes souvenirs, les portes d’accès et les ascenseurs étaient condamnés. Néanmoins la confusion était grande. Et je ne crois pas qu’il fût très difficile de forcer ces barrières à qui voulait. Aussi, le seul fait de disposer d’une clef d’accès, si cela pouvait rendre suspect, ne rendait pas coupable. Des militant.e.s de gauche anti-israël et non pas antisémites qui auraient dérapé.e.s ? Mais alors, pourquoi des tags – que je n’ai pas vu, que je ne peux attester – à consonnance nazie ? Des militant.e.s d’extrême-droite ou tout simplement antisémites qui se seraient plus ou moins infiltré.e.s, ou juste de très grosses connes et de très gros cons ? Cette hypothèse doit encore tenter comme moi celles et ceux qui cherchèrent à nous dédouaner. A l’origine, les grands médias n’émettaient que des soupçons, soulignèrent ce qu’il jugeait comme notre incapacité à gérer l’université et les manquements qui en résultaient. Le journal télévisé « Quotidien » se chargea des fausses accusations. Emission satirique qui tournait, qui tourne en ridicule les politiques, j’appréciais beaucoup ce programme et sa mauvaise-foi. On a des illusions quand on a vingt ans. Je grandis. Cette fois, je compris que ce journal n’avait de politique que sa vanité impulsive, incisive et impudente pour la polémique. Après leur avoir refusé l’accès à nos AG pour l’unique raison qu’une majorité ne souhaitait pas la présence des principaux médias, leur équipe c’était introduite dans le bâtiment, par la force et/ou probablement via l’appui de l’Institution. Ils filmèrent trois images de graffitis antisémites dans les cages d’escalier qui traînaient là depuis des années, d’avant mon entrée à la fac, qui n’avaient aucun rapport avec l’évènement et a minima aucun rapport avec l’occupation. En reprenant l’interview maladroite – très maladroite, il est vrai – d’une occupante donnée à un autre journal, Quotidien nous tourna en ridicule avec brio – ce à quoi je dis bravo, chapeau l’artiste. En exposant de fausses assertions, de fausses preuves, sinon fallacieuses, Quotidien insinua que nous étions antisémites – ce à quoi je dis à mort, mort à ce journalisme. Nous avons tenté de répondre bon gré mal gré par une autre version des faits. Depuis la violence de cette diffamation, je n’ai plus jamais regardé Quotidien.

Ultime violence que je n’oublie pas, celle des groupuscules d’extrême-droite. Ils menaçaient, intimidaient depuis les débuts. Ils disaient sur les réseaux à qui voulait les lire qu’ils viendraient en masse et armés en finir avec nous. On savait qu’ils viendraient – « ils » parce qu’encore une fois, ces groupes manquent de femmes. On se passait le mot. On se préparait. Un soir où je n’étais pas là, un groupe de l’Action Française était venu. Les militants coiffés d’un casque de motard façon BRAV [1] s’étaient subrepticement emparés de la banderole de notre commune. Juste le temps de prendre un cliché, pied-de-nez pour nous narguer. A l’alerte des occupant.e.s de l’autre côté de la grille d’entrée suivit l’échange de caillasses et la fuite des razzieurs. Ces derniers ratèrent même l’exploit minable du kidnapping de notre banderole, réussissant seulement son décrochage. Que voulez-vous, il semblerait que l’amateurisme phraseur ne touchasse aussi les activistes d’extrême-droite.

Je ne parlerais pas de la police. Ou plutôt je ne parlerais pas à la place de la police. Car la police parle d’elle-même. La répression du mouvement des Gilets Jaunes et plus récemment le passage à tabac du producteur Michel Zecler en témoignent. Pour ce qui est de la pression constante d’une expulsion manu militari dans laquelle l’occupation a vécue, je l’atteste. Pour ce qui est de son « évacuation », je ne peux rien en dire. Car je n’y étais pas. Nous nous étions réuni.e.s plusieurs fois pour en parler et pour organiser notre défense. Nous étions divisé.e.s quant à la stratégie à suivre. Certain.e.s voulaient se battre barre de fer, pavés et molotov au poing. D’autres voulaient « piégeailler » gentiment les policiers dans une Tolbiac remake de Maman, j’ai raté l’avion. Je crois qu’à notre façon on avait tou.te.s beaucoup de gueule. A peine capables d’organiser convenablement des tours de garde, j’en fus si peu étonné : le moment de l’expulsion venu, j’ai cru comprendre que rien ne se fit.

LE BLOCAGE DES PARTIELS – À CHARGE D’UNE RENAISSANCE ? 

La commune était partie. Où ça ? Au néant. On nous avait chassé.e.s. La police nous avait cueilli.e.s. Les amphis tagués ne noircirent pas de notre sang, sales, peut-être juste un peu délavés de notre sueur, saisis par les volutes, émanations d’émancipation. Marquée comme par des éphémères, Tolbiac ne tînt plus trace de notre passage. Squatteu.r.ses délogé.e.s de notre maison, la lutte sociale continuait et, bien que vaincu.e.s, notre baroud d’honneur raviva nos sourires.

En dépit des conditions d’enseignement désastreuses du second semestre, l’Institution prétendait quand même nous imposer ses partiels. Il fallait « qu’on assume ». L’Institution ne voulait pas perdre la face. Sans police, elle ne contrôlait rien. Pourtant, les vrai.e.s pénalisé.e.s de cette politique étaient les étudiant.e.s extérieur.e.s à l’occupation. Tactique vieille comme le monde, diviser pour mieux régner : « Vous voyez » disait l’Institution « à cause de ces blocages et de cette occupation vous allez rater votre année, nous n’y pouvons rien ». Si, vous y pouviez. Vous pouviez donner des devoirs maison (ce qui fut fait, par ailleurs, dans d’autres facultés moins obtuses), ou mieux, exempter de partiels.

Nous refusâmes de composer. Puisqu’on ne pouvait plus se réunir, puisqu’on ne nous entendait pas, ni dans la rue, ni à la fac, encore moins au gouvernement, on n’accepterait pas de se livrer à une session d’examens fantoches, basés sur l’absence de cours pendant trois mois. Ineptie punitive et stupide. D’autant que les plus pénalisé.e.s eurent été celles et ceux qui ne souhaitaient pas cette occupation, les minoritaires en actes, certainement majoritaires en nombre – (à leur procès, si je les excuse, je dirais que s’iels étaient contre le blocage et l’occupation il fallait se mobiliser pour leurs idées avant, se mobiliser un jour pour leurs idées tout court).

Certaines épreuves eurent lieu. Certaines virent leurs conditions modifiées. Une grande partie furent annulées. On les annula.

Je me rappelle le partiel d’histoire médiévale. Tou.te.s les étudiant.e.s exporté.e.s à Rungis dans ces grands hangars de caserne loués très chers ; piètre victoire de martyr.e.s, le centre Tolbiac était – à en croire l’Institution – hors d’usage. Dans cet entrepôt à jeunes cervelles, nous, les « écervelé.e.s », nous liguâmes contre la tenue des épreuves. C’était succulent, faire voter aux étudiant.e.s l’abolition immédiate de leur examen. Les surveillant.e.s, les professeur.e.s présent.e.s – certain.e.s – psalmodiaient leurs entourloupes de magicien d’Oz : « Si vous ne faites pas l’épreuve, vous aurez zéro. C’est certain ». Mensonge. Personne ne fit l’épreuve et personne n’eut zéro. Pour une fois la loi du nombre fit son effet : si tout le monde refusait de faire son partiel et rendait copie blanche, tout le monde serait exempté, personne ne serait noté.

Il y eut des récalcitrant.e.s. Trop peu pour renverser la vapeur. Enclenchée, l’attraction des instincts grégaires de l’être humain.e pesait trop. Le partiel fut avorté, les professeur.e.s et surveillant.e.s dépité.e.s. Ce n’étaient peut-être pas nos ennemi.e.s. Ce n’étaient pas nos allié.e.s. L’Institution (et ses maîtres-chanteu.rs.ses), qui avait déboursé coquette fortune pour nos examens, asphyxiait. Elle non plus le gouvernement ne la soutenait pas, pas plus que ce qu’il n’était nécessaire à l’assurance de l’ordre dans une république fondée sur le corps expié des communeu.x.ses, l’ordre et la sécurité. A leur tour de s’être dit, je l’espère : « Tout ça pour ça ».

Notre commando s’emparait du micro, récapitulait haut et fort les tenants et les aboutissants de notre combat. Après nous l’opposition prenait la parole : « C’est important pour nous de faire ces partiels parce que... » Arguments de pétrifié.e.s. Que je compris. Iels avaient peur, peur pour leur avenir, peur pour leur voiture, peur pour leurs enfants... qu’iels n’avaient pas. C’était, c’est cela le drame et l’atout léthal du Capital, savoir nous faire peur, quand bien même il n’y a nulle raison d’avoir peur. Car, si jeunes, nous n’avions, nous n’avons rien. (Les récents évènements de la Covid le montrent : qui pouvait prévoir ça ? Celles et ceux qui ont fait des études de tourisme uniquement pour gagner de l’argent... ne s’en mordent-iels pas les doigts ?)

La fille qui défendait la tenue des partiels me fit sonner du mot : « apolitique ». Iels qui voulaient les partiels étaient apolitiques. C’était impossible. A minima souhaiter la tenue des partiels quoiqu’il en coûte et dans ces conditions se faisait contre nous. C’était politique, en rapport avec la société organisée des étudiant.e.s. Je ne pus me retenir de hurler : « Elle est de droite ! » Ce qui était vrai. Elle représentait à ses heures perdues, pardon, gâchées, les Républicains Sorbonne. Je manquais de fairplay. Mais les autres devaient savoir : égalité de l’information.

« Qui vote pour l’annulation du partiel ? » Classique avantage des choix à l’emporte-pièce, vote à main levée. Majorité écrasante de « pour ». Du fond du bâtiment froid gémit, chanta la mélodie de Lykke Li, I Follow Rivers. Les barreaux glacés de nos cages soudainement vibrèrent d’humour, sombrèrent d’amour. Les étudiant.e.s lancèrent le hourra. Et la foule quitta ses cases.

Cet après-midi je fus heureux. Rien que pour ce minuscule après-midi de rien, je fus heureux. Si c’était à refaire. Je dis : « Définitivement. À refaire ». Restait une lutte à poursuivre, que nous perdîmes. Encore. Et alors ? Ça n’empêche qu’on ne se laisserait pas faire. Depuis Tolbiac, les recteurs, les rectrices sont pris.e.s de vertiges à l’unique mention du bruit «  blok-age  ». Ce fut un plaisir, à quelques centaines d’ardents cœurs de leur causer ces souleurs.

***

Gare à la renaissance, quand tou.te.s les étudiant.e.s s’y mettront... Gare à la renaissance, quand tou.te.s les étudiant.e.s s’y mettront.

Avril-Mai 2021,

Yvain Kounine

[1] Brigade de Répression des Actions Violentes (Police Nationale).