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Guatemala. Un Etat et des «élites» corrompus. L’imposition du silence
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Daniel Gatti s’entretient avec Ana Cofiño
«Au Guatemala, nous sommes à un moment où les trois branches du gouvernement sont cooptées sans vergogne par un vaste réseau de fonctionnaires et d’ex-fonctionnaires corrompus, liés au trafic d’armes, au trafic de la drogue, à la traite des êtres humains et aux violations des droits de l’homme», déclare Ana Cofiño, anthropologue, historienne et fondatrice de la revue féministe La Cuerda. Le terme «moment» doit être pris dans un sens relatif. En effet, cet état de fait dure depuis longtemps, depuis de nombreuses années. «Ce qui se passe, c’est qu’elle s’approfondit.»
D’un gouvernement à l’autre, la situation s’aggrave. «La prise de contrôle de l’Etat par les “élites” n’est pas vraiment nouvelle au Guatemala. C’est une stratégie de prise de contrôle.» Et, en tant que stratégie, c’est une stratégie à long terme et progressive. Selon Ana Cofiño, ce qui frappe aujourd’hui, c’est l’effronterie, l’impunité croissante dont bénéficient les auteurs de toutes sortes de crimes et la diminution du nombre d’institutions et d’organes de contrôle indépendants. Les assassinats «sélectifs» de leaders sociaux (paysans, écologistes, syndicalistes) se poursuivent année après année, sans que personne ne semble s’en inquiéter. Le silence de la communauté internationale ou des institutions régionales face à ce qui se passe au Guatemala ne surprend pas Ana Cofiño.
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En 2019, le Guatemala était le sixième pays au monde avec le plus grand nombre de meurtres de militants écologistes. La Colombie a été au premier rang. Le mois dernier (juin 2021), 25 organisations sociales des deux pays ont déposé une demande d’audience devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme pour dénoncer le «continuum de violence» auquel sont soumis les «défenseurs des droits territoriaux, fonciers et environnementaux».
Elles affirment que les processus de paix respectifs (lointain, celui du Guatemala; récent, celui de la Colombie) n’ont pas modifié la situation, car ils étaient loin de modifier ce qu’on appelle communément le modèle de développement. Et ce modèle – marqué par «l’expansion sans précédent des activités extractives telles que l’exploitation minière, l’extraction d’hydrocarbures, l’agriculture à grande échelle, les monocultures et la déforestation» – est très souvent imposé par la coercition.
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La semaine dernière, Juan Francisco Sandoval, procureur spécial attaché au Bureau du procureur spécial contre l’impunité, a été démis de ses fonctions par la procureure générale, Maria Consuelo Porras (ministre de la Justice depuis mai 2018). Il s’agit de l’un des derniers épisodes de l’offensive contre ceux qui tentent d’ériger des digues de retenue contre «l’appareil de corruption qu’est cet Etat corrompu», déclare Ana Cofiño. Aux premières heures du samedi 24 juillet, Juan Francisco Sandoval a quitté le Guatemala. «J’ai craint pour ma vie», a-t-il dit. Juan Francisco Sandoval avait l’appui de Jordán Rodas Andrade, le Défenseur des droits de l’homme (pour la période 2017-2022). Jordán Rodas est le représentant d’une des rares autorités étatiques indépendantes. La seule entièrement fiable, insiste Ana Cofiño.
Début juin, le parquet des droits de l’homme a inculpé 12 militaires et policiers à la retraite dans une affaire connue sous le nom de «Diario militar»: l’enlèvement et la disparition d’au moins 183 opposants entre 1983 et 1985, dans le cadre d’une sale guerre qui a duré 36 ans (de 1960 à 1996). Entre assassinats et disparitions, elle a fait quelque 245 000 morts, dont plus de 90% sont attribués par une commission indépendante aux forces armées et aux groupes paramilitaires. Les 12 accusés (six comparaîtront devant le tribunal et les autres sont «hospitalisés») faisaient partie des services de renseignement ou de contre-insurrection de l’Etat.
Même s’ils sont reconnus coupables, il est très peu probable qu’ils aillent en prison. Il y a le précédent du général Efraín Ríos Montt, sous la dictature duquel, de 1982 à 1983, des dizaines de milliers de personnes ont été tuées et au moins 400 villages indigènes ont été complètement rasés. En mai 2013, Ríos Montt a été condamné à 80 ans de prison pour génocide et autres crimes contre l’humanité, mais la Cour suprême a annulé le procès pour un vice de forme absurde. Devant le tribunal, des survivants des massacres ordonnés par ce général évangéliste avaient énumérés des horreurs de toutes sortes.
Ríos Montt est mort en 2018, à l’âge de 91 ans, après n’avoir passé que peu de temps en résidence surveillée. Le gouvernement et les partis qui le soutiennent promeuvent une loi d’amnistie pour les militaires accusés de crimes contre l’humanité. Mais ce n’est pas tout. Le projet de loi prévoit même des sanctions contre des juges qui ouvrent des dossiers pour ces crimes et d’autres crimes graves. «Il y a de plus en plus d’impunité dans ce pays pour commettre n’importe quel type de crime, qu’il s’agisse d’un génocide, d’un trafic de drogue ou d’êtres humains, d’un détournement de fonds, peu importe», déclare Ana Cofiño.
Le président, Alejandro Giammattei, «a l’impression d’avoir les mains libres car tout l’appareil d’Etat est coopté par le crime organisé». Il s’offre le luxe, par exemple, d’attribuer des décorations à des personnes corrompues qui font l’objet d’une enquête dans d’autres pays. Il provoque constamment, et il sait qu’il ne prend aucun risque.
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La pandémie a été une source de toutes sortes de faits. Elle a été le révélateur de «l’énorme fossé social qui existe dans ce pays». Le Guatemala est l’un des pays d’Amérique où le pourcentage de personnes vaccinées contre le Covid-19 est le plus faible: moins de 9% ont reçu deux doses, selon les données de fin juin. Au rythme actuel, il faudrait neuf à dix ans pour vacciner la population cible. Le profil des personnes vaccinées est clair: seuls 16% sont amérindiennes dans un pays où plus de 43% des quelque 15 millions d’habitants sont reconnus comme tels.
«Le plan de vaccination du gouvernement est exclusif et discriminatoire», a déclaré au Congrès Lucrecia Hernández Mack [médecin, ayant travaillé auprès de l’OMS], la fille de Mirna Mack, une anthropologue assassinée en 1990 par un commando paramilitaire. La députée a notamment dénoncé le fait que la population doit s’inscrire sur une plateforme numérique alors que moins de 30% des Guatémaltèques ont accès à Internet, que les centres de vaccination dans les zones rurales brillent par leur absence, que les vaccins sont arrivés au compte-gouttes et qu’ils ont été distribués selon des critères très flous. Certaines personnes se rendent à l’étranger (à la frontière mexicaine, aux Etats-Unis) pour se faire vacciner. Miami est plus sûre que le Chiapas. Le voyage est moins risqué, il est plus facile de se faire vacciner. Mais il est également plus cher de se payer le séjour jusqu’à l’injection. «Là, on peut aussi voir les différences entre ceux qui restent et ceux qui peuvent voyager, et entre ceux qui vont à l’étranger (et qui ne sont pas des migrant·e·s). Il est d’ailleurs un peu absurde qu’ils se fassent vacciner à l’étranger, parce qu’ils reviennent ensuite et constatent que le virus circule presque librement ici. Il est préférable de ne pas parler des mesures de confinement prises par le gouvernement», déclare Ana Cofiño.
Jordán Rodas a appelé à la démission des autorités sanitaires du pays, à commencer par la ministre Amelia Flores, en raison de la gestion globale de la pandémie. Début juillet, Amélia Flores a également été accusée de «détournement de fonds par soustraction» pour un contrat déloyal consistant à acheter 16 millions de doses de Spoutnik V à un obscur homme d’affaires russe qui n’en a livré que quelques centaines de milliers. La ministre aurait «absorbé» un pot-de-vin, tout comme les autorités qui ont toléré le fonctionnement d’un laboratoire illégal à l’aéroport de Guatemala City. Il effectuait des tests frauduleux de dépistage du coronavirus sur des voyageurs arrivant de l’étranger.
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Les organisations de la société civile se sentent piégées. Une loi sur les ONG autorise le président à interdire toute association qu’il soupçonne de «troubler l’ordre public» et prévoit des mécanismes pour les étouffer financièrement. Tous les recours contre cette loi ont échoué. A la mi-juin, la Cour constitutionnelle a jugé que la loi sur les ONG ne violait aucun droit et lui a donné le feu vert. «C’était prévisible. Il y a très peu de fonctionnaires dans tout le système judiciaire qui ont la volonté de résister. On peut compter ces juges sur les doigts d’une main. Quatre d’entre eux ont dû se rendre auprès du bureau du Défenseur pour se protéger, car le pouvoir veut leur retirer leur immunité. Nous sommes dans une impasse, attaqués de toutes parts. Les médias indépendants n’ont pas de marge non plus, le harcèlement qu’ils subissent de la part des autorités est énorme», souligne Ana Cofiño.
Face à l’attaque contre les organisations sociales, des manifestations de protestation ont eu lieu», dit-elle, «mais il n’y a pas de choix d’opposition claire». «Le mécontentement est très perceptible, mais cela ne va pas au-delà. Il est difficile d’expliquer pourquoi les gens votent pour ces personnes. L’attitude du “chacun pour soi” domine la société. On continue toutefois d’espérer une relance des mobilisations, et l’histoire montre que lorsque les gens en ont assez…» (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha en date du 29 juillet 2021; traduction rédaction A l’Encontre)