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Sur l’article du Monde "Le lambertisme, une histoire clandestine de la gauche française"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
L’intéressé fait un travail classique de journaliste faussaire au compte du Monde sur le lambertisme. Cet article cependant arrive au moment où se profile la campagne présidentielle de 2022 contre un mouvement profond dans le salariat et la jeunesse, de nature pré-révolutionnaire. Pourquoi donc un article sur le lambertisme à ce moment-là ? Sinon pour sous- entendre que le courant secret qui tenait en sous-main la gauche française, le lambertisme, est en train de disparaitre avec son dernier avatar, Mélenchon. Une vision policière de l’histoire qui fait de la gauche française un grand corps manipulé par une organisation secrète. Le travail d’un chien de garde
Ces notes reviennent sur un bilan personnel : de 1978 à 1986, j’ai milité dans l’environnement proche de Mélenchon, de la préparation du congrès de Metz du PS à la constitution de la gauche socialiste. Donc quelques éléments qui voudraient contribuer à tirer un vrai bilan du lambertisme.
Nous sommes en 1986, Abel Mestre écrit :
« Cette scission de 1986 est un énorme coup porté aux lambertistes : près de 500 départs. Que faire ? « On part pour créer une tendance de gauche au sein du PS avec Convergences socialistes [structure créée par les scissionnistes] comme sas, avance M. Stora. On veut peser sur la direction. Mais Jean-Christophe Cambadélis entre dans l’appareil central. Et moi je m’en vais pour des raisons personnelles. » M.
Cambadélis répond : « J’étais contre le courant à la gauche du PS car il ne fallait pas reproduire nos erreurs. Il fallait soutenir le centre du parti en étant les aiguillons, renforcer le centre de gravité de la social-démocratie. »
La position de Cambadélis de 1985 n’était nullement contradictoire avec celle définie par Pierre Lambert en 1970, imposée à la direction de l’ OCI, à savoir il n’est pas question de construire une aile gauche, un courant « centriste de gauche » comme l’était la gauche révolutionnaire de Marceau Pivert. Le centrisme de gauche, c’est dangereux pour la classe ouvrière, dit la maison Lambert, d’ailleurs reprenons les positions de Trotsky et la polémique contre Pivert. Jacques Kirsner, ex-Charles Berg, raconte honnêtement dans un article publié par le site Club Politique Bastille, il y a 5 ans je crois, une rencontre avec François Mitterrand après le rassemblement du Bourget de 9000 militants à l’hiver 1970. Mitterrand doit faire face à la montée du CERES de Chevènement qui prend des fédérations importantes dont celle de Paris et les attaques de la direction du PCF. Il a besoin de sortir de l’impasse pour imposer son leadership sur la gauche. Il propose que des militants trotskystes entrent dans le parti et y constituent une aile gauche. Mitterrand ajoute : quand les divergences seront trop fortes vous partirez, non sans avoir gagné une surface politique, des positions électives, un groupe parlementaire. Lambert refuse la proposition. Dans l’organisation la thèse de l’affirmation d’une force indépendante pour construire le parti révolutionnaire et le refus de jouer la carte des développements centristes dans le PS, qui était alors un parti en construction captant des aspirations progressistes, l’emporte auprès de la base militante de l’OCI. Le Vieux a raison ! Vive le parti des 10 000 ! En fait, l’idéologie de critique du centrisme de gauche sert de dédouanement à Lambert : la solution qui est adoptée, c’est l’entrée de trotskystes dans « tous les courants intéressants du parti » (dixit Berg), ce qui inclut le magma mitterrandiste, ramassis de candidats à un poste électif, le CERES pro stalinien et souverainiste et les contingents Vie Nouvelle, ACO, CFDT, venus du catholicisme social. En fait, les éléments infiltrés ne défendent pas une politique. Ils ne développent aucune orientation à gauche dans la social-démocratie, ils ne servent à rien, tout au plus à gagner un bout d’étoffe bleu-blanc-rouge dans une élection s’ils savent naviguer entre deux eaux. Mélenchon d’ailleurs formule cette même critique à l’encontre de la direction de Lambert : plusieurs réunions houleuses auront lieu quand Jospin descendra en Essonne. Lambert déteste Mélenchon. D’une stratégie en tenue de camouflage l’affaire prend une autre dimension lorsque le BP de l’OCI en présence de Lionel Jospin (selon le témoignage de Charles Berg) donne à ce dernier le mandat d’accepter le poste de 1er secrétaire du parti sur proposition de Mitterrand. La suite, on la connait : ce dernier commencera à entériner les mesures prises par un gouvernement de Front Populaire, et a aussi pour mission de s’opposer aux développements gauches dans le parti. La véritable raison de la crise de l’OCI elle est là, elle entrainera la liquidation d’un courant révolutionnaire qui avait concentré de 1970 à 1981 ce qu’il y avait de meilleur dans le mouvement ouvrier en France.
Cambadélis, dont le niveau de réflexion théorique et de connaissance de la langue française, est resté très faible (sa thèse de doctorat bidon a été rédigée par Pierre Fougeyrollas et lorsqu’il écrivit pour la première fois un texte politique devant Mitterrand, ce dernier malicieusement corrigea les fautes d’orthographe), en fait n’a pas fait autre chose que de continuer une ligne qui était celle de Pierre Lambert. Travail de fraction clandestine, pas de clarification politique donc à l’encontre de la politique de front populaire, donc forcément pas d’aile gauche évoluant vers une force réellement socialiste. Alors qu’il était encore membre du BP de l’OCI, dans une réunion sur les questions laïques dont j’étais organisateur en Essonne en 1982, Gérard Bloch laissait échapper à propos de Cambadélis : « ce charmant jeune homme qui sera bientôt aux ordres de l’Élysée… »
Avec la politique du gouvernement de Front populaire, l’organisation commencera progressivement à se déliter, c’est le groupe Just qui ouvre le bal des procès en sorcellerie, et dont les militants vont mettre le doigt sur un point très important… L’OCI comptait des militants enseignants de valeur. Elle s’est construite sur la défense du syndicalisme unitaire, le contrat de 1948 de refus d’avoir à choisir entre la CGT dirigée par les staliniens et la CGT-FO, dirigée par une branche du courant social-démocrate. Le passage des enseignants trotskystes à Force Ouvrière a été une véritable catastrophe pour l’OCI et pour le syndicalisme unitaire. Aucun combat sérieux n’a été mené contre la majorité UID de la FEN, soumise à l’exécutif mitterrandiste. Nous avons offert la FSU sur un plateau d’argent au courant Unité et Action. Et comme dirait Trotsky : « les faits sont têtus », l’écrasante majorité des enseignants syndiqués choisiront de rester dans le syndicalisme unitaire ! On ne balaie pas dans une profession une tradition ouvrière, celle des militants instituteurs, qui remonte à 1919 ! De plus, suivra l’abandon de toute politique de défense de l’enseignement public au sein de la FCPE, et plus largement au sein des organisations du CNAL. L’éphémère FCDL (Fédération des Cercles de Défense Laïque) servira de sas de rupture avec la FEN et l’ensemble des organisations du CNAL vers Force Ouvrière. Soulignons au passage que la scission qui donnera naissance au POID en 2015, longtemps après l’acte de naissance du Parti de Gauche, n’établira aucun bilan sur la politique concernant la destruction de la FEN et le passage à Force Ouvrière.
Venons-en à Mélenchon. L’auteur de l’article, Abel Mestre, écrit en conclusion :
« Même si le tribun s’est éloigné de certains fondamentaux du lambertisme, notamment quand il substitue la notion de peuple à celle de classe et quand il devient mouvementiste, restent de nombreux points qui continuent de structurer la pensée mélenchonienne : le combat contre les institutions de la Ve République, la mise en avant de l’identité républicaine et laïque du mouvement ouvrier français. Sur la forme, aussi : sa façon de parler en public, sa virulence verbale, sa défiance envers les médias et un certain culte du secret. Un peu comme si le lambertisme avait réussi à occuper une dernière place d’influence à gauche. »
Mélenchon lui a bien compris la nature de la crise du lambertisme, au point de départ de manière positive. Il s’est entouré de militants qui venaient de cette crise et qui ont fait le choix de travailler, mais pas en tenue de camouflage, pour construire une aile classiste dans le parti socialiste. C’était le choix autour du journal « Données et Arguments » (1978-1986). Le Mélenchon des années 1978-1981 est l’organisateur d’un parti qui est poussé par une montée en puissance de la classe ouvrière et de la jeunesse après la grève générale de 1968. La majorité sociologique doit trouver sa majorité politique. Quelle est la part là-dedans du carriérisme et d’une réelle conviction politique positive ? Peu importe, personnellement je pense qu’il y avait une réelle conviction pour dépasser la crise du lambertisme. Sa politique sert en faisant feu à la fois contre le CERES et contre le courant de Rocard qui apporte les contingents du corporatisme chrétien dans ses bagages, déblaie les obstacles pour que le PS prenne le pouvoir. La naissance de la Gauche socialiste Mélenchon-Dray-LIenneman en 1988 était déjà autre chose. Elle était dans le respect absolu des principes du parti d’Epinay, l’alliance des deux cultures, laïque et chrétienne. Le journal « Données et Arguments » lui, n’avait pas d’éditoriaux assez durs contre Lienneman-Finel, têtes de proue du courant rocardien en Essonne, et caractérisés comme des néos. Mélenchon devient alors un mitterrandiste de gauche : sa culture trotskyste sert à galvaniser des militants dans un parti d’une grande indigence théorique et pourri d’électoralisme. La Gauche socialiste n’a rien à voir avec une gauche révolutionnaire : elle repose sur l’accord de continuité du contrat d’Epinay (1971) et de Metz (1979). Elle est dans la défense du trône bonapartiste. C’est la campagne « pour nous, c’est lui » de défense de la candidature de François Mitterrand en 1988, appréciée du président qui ouvre les portes de l’Elysée au couple Mélenchon-Dray.
Abel Mestre souligne que « le combat contre les institutions de la Ve République, la mise en avant de l’identité républicaine et laïque du mouvement ouvrier français », sont une marque de fabrique du lambertisme. Mais c’est un principe qui va disparaitre lorsqu’on passe de « la notion de classe à celle de peuple ». Exact ! C’est à peu près la seule chose qui soit vraiment exacte dans la vision policière de l’auteur. Le mouvement social actuel contre Macron et pour la liberté et l’égalité, dans son contenu profond, remet en cause, non pas encore en conscience mais de fait, les institutions de la Vème République. Si Mélenchon avait encore aujourd’hui une quelconque volonté de remettre en cause ces institutions, il s’appuierait dessus. « L’identité républicaine et laïque du mouvement ouvrier français » n’est pas une propriété du lambertisme, mais du mouvement ouvrier tout court, elle puise ses racines dans « l’effort prolétarien » (Formule de Marceau Pivert) de la Commune de Paris. S’appuyer sur le mouvement actuel, c’est sortir de la logique électorale de la présidentielle de 2022. Et cela Mélenchon n’en veut pas ! Il n’a plus le verbe haut. Par contre, c’est Philippot qui reprend à son compte les thèmes qui sont ceux des Insoumis, cette fois au compte de l’extrême droite. Si je prends en compte le discours de sa dernière vidéo, il se situe lui en dehors du cadre électoral. Ne sous-estimons pas cette affaire !
Robert Duguet, le 17/08/2021.
Nous reproduisons ci-dessous l’article du Monde dont parle Robert Duguet :
Le lambertisme, une histoire clandestine de la gauche française.
Ecole de pensée majeure de la gauche, à la vie interne tumultueuse, le trotskisme « lambertiste » a fourni plusieurs hommes politiques de premier plan. Lionel Jospin (premier ministre), Jean-Christophe Cambadélis (premier secrétaire du PS) ou encore Jean-Luc Mélenchon (candidat à plusieurs présidentielles) sont issus de ses rangs.
C’est un entretien qui serait passé inaperçu pour les non-initiés, si Le Canard enchaîné ne l’avait pas relevé. Fin mai, Jean-Luc Mélenchon répondait aux questions d’un hebdomadaire méconnu, aux 5 000 abonnés revendiqués, Informations ouvrières. Le candidat à la présidentielle y dénonçait la « dérive » d’une partie des forces de l’ordre, et jugeait « consternante » l’attitude de ceux qui, à gauche, « ont accepté les injonctions de syndicats factieux de la police ». Ce journal confidentiel est celui du Parti ouvrier indépendant (POI). Avec leurs frères ennemis du Parti ouvrier indépendant et démocratique (POID, issu d’une scission en 2015), ils sont les derniers avatars d’un vieux courant de l’extrême gauche française, le trotskisme lambertiste, du pseudonyme de son chef historique, mort en 2008, Pierre Lambert.
Ce courant minoritaire, entretenant volontiers le secret et la paranoïa, a mauvaise réputation : ses contempteurs le disent « sectaire », « violent » ou encore « misogyne ». Il est auréolé de mystère : ses membres utilisent des pseudonymes et il pratique l’entrisme ; n’a-t-il pas envoyé clandestinement des dizaines de militants à Force ouvrière (FO) et au Parti socialiste (PS), dont l’un d’entre eux, Lionel Jospin, a fini par être premier secrétaire du parti au poing et à la rose ?
Le lambertisme fut, en réalité, une école de pensée majeure de la gauche française. Ce courant a irrigué la social-démocratie hexagonale, aussi bien d’un point de vue politique, syndical, que dans le monde associatif et la franc-maçonnerie. Chez les intellectuels aussi sa marque est présente, avec plusieurs historiens et journalistes passés par ses rangs.
Cependant le lambertisme reste largement méconnu. « Il y a eu un ostracisme envers les lambertistes. On a été effacé de l’intelligentsia gauchiste », regrette Jean-Christophe Cambadélis, l’un de ses plus célèbres anciens. Comme lui, beaucoup rappellent que sur les plus de mille pages des deux tomes de Génération, œuvre de référence sur Mai 68 écrite par Hervé Hamon et Patrick Rotman (Seuil, 1987), pas une ligne n’est consacrée à l’Organisation communiste internationaliste (OCI), la dénomination des lambertistes à l’époque. Deux occurrences évoquent Lambert. Point. Ils sont effacés de la photo.
Pourtant, quelle organisation politique radicale peut-elle se vanter d’avoir fourni un premier ministre (Lionel Jospin), deux premiers secrétaires du PS (Lionel Jospin et Jean-Christophe Cambadélis), deux candidats à la présidentielle (Lionel Jospin et Jean-Luc Mélenchon), et plusieurs parlementaires ou syndicalistes ? Encore aujourd’hui, M. Mélenchon (qui a fait savoir, par son entourage, qu’il ne souhaitait pas répondre aux sollicitations du Monde), principale figure de la gauche, en tête de cette famille politique dans les sondages, ne renie pas son passé lambertiste, mais ne le met pas non plus en avant. Il entretient, d’ailleurs, de bonnes relations avec le POI, qui le soutient (contacté, le parti n’a pas donné suite à nos demandes de rencontre).
Pureté idéologique.
« Le lambertisme, ça n’existe pas ! », lance, dans un demi-sourire, Daniel Gluckstein. « Le premier à rire de cette expression était Pierre Lambert lui-même, continue le chef du POID. Léon Trotsky contestait le terme de “trotskiste”, inventé par ses adversaires. » A 68 ans, M. Gluckstein reçoit dans les locaux flambant neufs du POID, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), entouré de nombreux livres, aussi bien les classiques marxistes que le dernier opus d’un ancien « lamberto » qu’il apprécie, le député « insoumis » Alexis Corbière. « Ce que l’on appelle lambertisme est réductible au marxisme, enrichi par l’expérience de la révolution russe et par le combat de Léon Trotsky pour la IVe Internationale [fondée par Trotsky en 1938] et contre le stalinisme », précise encore Daniel Glusckstein.
Pour définir ce courant politique, Christophe Bourseiller, auteur d’une enquête de référence sur le lambertisme et FO (Cet étrange Monsieur Blondel, Bartillat, 1996) remonte à la scission de 1952 au sein de la IVe Internationale entre lambertistes et pablistes, les partisans de Michel Raptis, dit « Pablo ». « Le lambertisme est un courant historique du trotskisme qui apparaît au début des années 1950. On voit alors se dégager deux sensibilités : l’une moderniste, incarnée par la IVe Internationale, qui s’intéresse par la suite au combat anticolonialiste, à la lutte des femmes, à l’écologie. L’autre est orthodoxe. Elle s’attache au Programme de transition [texte de Trotsky], reste fidèle à une forme d’invariance et rejette les “nouveautés” qui lui semblent factices. » Le courant lambertiste s’oppose donc aux « liquidateurs » de l’héritage trotskiste.
Cette scission de 1952 est fondatrice non seulement du courant lambertiste en tant que tel, mais aussi d’un état d’esprit et d’une stratégie. L’état d’esprit, d’abord : le groupe Lambert est porteur de la pureté idéologique contre les traîtres, les pablistes. Ils sont honnis. Encore aujourd’hui certains anciens, comme M. Mélenchon, se servent de cette épithète pour définir ceux qu’ils méprisent. La stratégie, ensuite : en 1952, Pablo plaide pour un entrisme sui generis au sein des partis communistes (« staliniens » dans le jargon trotskiste). Les lambertistes, eux, estiment que leur ennemi principal est au contraire le stalinisme, qu’il n’est pas question de se déployer en son sein. Ils préfèrent donc une stratégie d’accompagnement de la social-démocratie – parmi les socialistes et surtout à Force ouvrière – contre le Parti communiste et la CGT.
Dans ces années de guerre froide, le mouvement trotskiste est au plus mal. Divisé, il subit l’hégémonie et la franche hostilité des communistes. Les lambertistes se distinguent par un sens inné du contre-courant, avec l’anticommunisme comme boussole. Ainsi, sur les luttes anticolonialistes, ils soutiennent, en Algérie, Messali Hadj et le Mouvement national algérien, contre le FLN. Au Vietnam, ils se réclament de Ta Thu Thau, leader trotskiste assassiné en 1945 par le Vietminh.
Autre erreur d’analyse : les lambertistes n’ont pas vu venir Mai 68. Leurs militants ne sentent pas monter la révolte étudiante, au contraire de leurs rivaux de la Jeunesse communiste révolutionnaire, autre organisation trotskiste emmenée par Alain Krivine, Henri Weber et Daniel Bensaïd. Eux sont à l’avant-garde des mouvements sociétaux. Ils compteront parmi les leaders du « joli mois de mai ». On ne peut pas en dire autant des lambertistes, qui décident même de fuir le théâtre des combats. « Ce fut une grande erreur de se retirer de la “nuit des barricades”, le 10 mai 1968. Cela a discrédité l’OCI chez les militants révolutionnaires, se remémore l’historien Benjamin Stora, qui racontera sa jeunesse lambertiste dans La Dernière Génération d’octobre (Pluriel, 2008). La grève de SUD-Aviation [à Nantes], qui donne le départ de la grève générale, c’est l’OCI. On passe à côté des nouveaux mouvements sociaux. »
Cela est un choix délibéré. Le primat est donné à la lutte des classes, à la classe ouvrière et donc au travail syndical. François Coustal, coauteur avec Hélène Adam de C’était la Ligue (Syllepse, 2019), qui retrace l’aventure de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), confirme : « Le courant lambertiste ne voyait de solution que dans la mise en marche du mouvement syndical traditionnel. Tout le monde s’y intéressait mais pour eux, c’était essentiel. » Malgré ces ratages, c’est pourtant juste après 1968 que le lambertisme va connaître sa plus forte expansion, jusqu’au début des années 1980. Ceux qui font ce choix racontent tous la même histoire. Celle d’une attirance pour l’austérité intellectuelle, l’ascèse militante.
Dans son grand bureau sur les Champs-Elysées, Marc Rozenblat s’amuse à évoquer ses années de jeunesse. « Pour nous, les gauchistes étaient des petits-bourgeois qui jouaient à la guéguerre, alors que tout devait se jouer dans les syndicats. Ils étaient sales, ce n’était pas mon mode de vie. Je ne voulais pas d’un monde du désordre, les gauchistes voulaient le bordel. Et là, je trouve une organisation à la fois révolutionnaire et pour l’ordre. Il est interdit de se droguer, ils étaient habillés correctement. L’OCI offrait une autre porte. » Les lambertistes se veulent des léninistes, des révolutionnaires professionnels, à l’image de Jan Valtin dans Sans patrie, ni frontières, l’une de leurs lectures favorites parue dans l’Hexagone en 1947. Selon une expression appréciée des « lambertos », les gauchistes sont qualifiés de « décomposés ».
Exclusions, excommunications, procès.
Sur un autre ton, plus discret et pondéré, le journaliste Denis Sieffert, ancien directeur de l’hebdomadaire Politis, raconte plus ou moins la même histoire. « J’adhère en 1971. Je suis un enfant de 1968, j’avais 18 ans. Je suis arrivé par les livres. A Censier, je frappe à la porte de leur local, le responsable me raconte le lambertisme. Un gars qui vient tout seul, comme moi, c’était super suspect. On s’est longtemps méfié de moi, on me prenait pour un flic », rembobine l’auteur de Gauche : les questions qui fâchent (Les Petits Matins, 230 pages, 16 euros). Denis Sieffert fut le président de l’UNEF-Unité syndicale, dirigée par le groupe Lambert après une scission en 1971 avec les étudiants communistes qui, eux, étaient à l’UNEF-Renouveau.
« Les lambertistes ont constitué un courant d’ordre hostile à la révolution et à l’esprit de Mai 68, estime pour sa part le préfet Didier Leschi, ancien dirigeant étudiant, ex-membre de la LCR et auteur du livre Rien que notre défaite (Editions du Cerf, 2018). Ils ont été dans les années 1970 le fer de lance de la social-démocratie – à partir de FO, au sein de l’université et à travers l’entrisme dans le PS – contre l’extrême gauche, le PCF ou encore le Ceres [Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste, aile gauche du PS, dont le leader était Jean-Pierre Chevènement]. »
Autre trait spécifique aux lambertistes que M. Leschi tient à souligner : « Ils étaient contre les mouvements sociaux et sociétaux de l’époque, hermétiques au mouvement des femmes par exemple. Au moment de l’épuisement de l’élan de Mai, ils ont aidé la social-démocratie à reprendre pied dans la jeunesse. »
Comme dans toute organisation disciplinée, il faut faire ses classes, accomplir des étapes, si l’on veut entrer dans le cercle fermé des militants. Tous ceux passés par le lambertisme insistent ainsi sur la formation reçue. Dans les groupes d’études révolutionnaires (GER), on doit lire les classiques du marxisme, du léninisme et du trotskisme, puis en faire un exposé et en débattre. « L’OCI m’a structuré. C’était comme une yeshiva, ça avait tout du judaïsme ashkénaze. Il y avait une déification du livre : si vous modifiiez le Programme de transition, vous étiez un révisionniste liquidateur, avance M. Rozenblat. Dans les GER on devait lire, faire des comptes rendus de lectures, apprendre les textes sacrés. Il fallait aussi apprendre à polémiquer sur ces textes sacrés. On était les meilleurs polémistes dans les halls de fac. »
Mais les plus fins tribuns d’assemblées générales deviennent parfois les pires procureurs politiques. Comme souvent chez les trotskistes, la vie du lambertisme est rythmée par les exclusions, les excommunications, les procès. Dans ce cénacle, Pierre Lambert règne en maître. Quand on revoit la propagande officielle de la présidentielle de 1988 où Lambert est candidat (il fera moins de 1 % des voix), difficile de croire au chef charismatique : on découvre un petit monsieur terne. Benjamin Stora se souvient pourtant de quelqu’un de « super gentil, mais aussi impitoyable et rusé. C’est lui qui donnait la ligne. Sa force était de jouer avec toutes les sensibilités. Dès qu’il y avait une dissidence, il la remplaçait par quelqu’un de plus jeune, sans mémoire. Comme ça, il n’y avait pas de menaces ».
Marc Rozenblat : « Il était charismatique, un vrai tribun. On se retrouvait en réunion du comité central et c’était le maître et ses élèves. Les mecs forts quand Lambert n’était pas là devenaient des gosses devant lui. Personne ne lui répondait, ils baissaient la tête. » Jean-Christophe Cambadélis : « Il avait un certain charisme avec un grand sens tactique. C’était un personnage double : à la fois révolutionnaire intransigeant avec une discipline de fer, et en même temps c’était un homme d’un entregent extraordinaire, parlant à tout le monde. »
Lente agonie.
Malgré cette vie interne tumultueuse, les lambertistes traversent la décennie 1970 avec un dynamisme inattendu. La décision de s’arrimer au PS face au PCF s’avère payante, les adhésions se multiplient. Les lambertistes sont en nombre à FO et ont des « sous-marins » chez les socialistes. Le plus connu d’entre eux, Lionel Jospin (qui n’a pas souhaité s’exprimer) gravissant même les échelons jusqu’au sommet.
Sauf qu’au jeu de l’infiltration, les risques sont grands de voir ses « agents » se faire « retourner ». Ainsi, Lionel Jospin s’éloigne peu à peu. « Lambert rompt avec Jospin car il prend conscience qu’il est passé de l’autre côté, raconte Daniel Gluckstein. Quand il devient premier secrétaire, il est encore trotskiste, et au bout d’un certain temps Lambert se rend compte que leur relation est superficielle, sans contenu. » En clair, M. Jospin était devenu un socialiste auprès de Lambert et non plus un trotskiste au sein du PS.
Le coup le plus dur viendra en 1986, et de la part des jeunes. Les lambertistes contrôlent l’UNEF-Unité syndicale et décident, en 1980, d’opérer un rapprochement avec une petite organisation, le Mouvement d’action syndicale, proche de la LCR et menée par Julien Dray. Cela donnera l’UNEF-Indépendante et démocratique (UNEF-ID). Jean-Christophe Cambadélis mène l’opération et prend la tête du syndicat. Comme l’UNEF-US quelques années auparavant, l’UNEF-ID est essentielle pour les lambertistes : ils sont des interlocuteurs pour les négociations et peuvent organiser des bataillons d’étudiants. C’est leur deuxième jambe syndicale, le corollaire parfait à l’implantation dans FO. L’UNEF-ID sera aussi le point d’appui dans la jeunesse pour le futur gouvernement socialiste. Le syndicat est donc au cœur du pas de deux entre le PS et le mouvement de Pierre Lambert.
Mais peu à peu les « unéfiens » s’autonomisent, en ont assez du sectarisme groupusculaire. Ils décident d’organiser une « fraction clandestine » à l’OCI. Jean-Christophe Cambadélis et Benjamin Stora, notamment, sont au cœur de l’opération. « On se structure comme le FLN. Par groupes de trois. Un militant n’en connaît que deux autres, raconte aujourd’hui M. Cambadélis. Après notre départ, des mecs du service d’ordre me poursuivent, je ne dormais pas chez moi. » L’état de menace permanent fatigue « Kostas », son pseudonyme, et il finit par prévenir le parti : « Je leur dis : “Vous touchez un militant, on touche un militant. Vous touchez un dirigeant, on touche un dirigeant. Vous me touchez, on touche Lambert.” Ça s’est arrêté tout de suite. »
Cette scission de 1986 est un énorme coup porté aux lambertistes : près de 500 départs. Que faire ? « On part pour créer une tendance de gauche au sein du PS avec Convergences socialistes [structure créée par les scissionnistes] comme sas, avance M. Stora. On veut peser sur la direction. Mais Jean-Christophe Cambadélis entre dans l’appareil central. Et moi je m’en vais pour des raisons personnelles. » M. Cambadélis répond : « J’étais contre le courant à la gauche du PS car il ne fallait pas reproduire nos erreurs. Il fallait soutenir le centre du parti en étant les aiguillons, renforcer le centre de gravité de la social-démocratie. »
A partir de ce moment-là, c’est le début d’une lente agonie pour le lambertisme. Les « ex » arrivés au PS se diluent dans la « vieille maison ». Côté OCI, devenu entre-temps Parti communiste internationaliste (PCI), puis Parti des travailleurs et enfin Parti ouvrier indépendant, les effectifs se réduisent comme peau de chagrin. Ils ne retrouveront plus jamais leur lustre des années 1970.
Le goût de l’histoire.
Que reste-t-il aujourd’hui du lambertisme ? Une méthode, plus qu’un héritage idéologique. Christophe Bourseiller résume : « Peser sur la ligne n’était pas leur stratégie. Leur entrisme de fraction visait avant tout à renforcer leur propre réseau », notamment à FO. Benjamin Stora, lui, a l’impression d’une « immense déception » : « On s’était investi dans cette organisation, c’était une famille, on était entré en religion. C’est une très grande désillusion. On sort d’une structure léniniste pour le PS. Tout paraît tiède. On passe de l’héroïne à la cigarette mentholée. »
Beaucoup retiennent l’apport intellectuel, une méthode de travail et une vision du monde. Alexis Corbière a adhéré à la fin des années 1980, quand le lambertisme est moribond. Il y reste jusqu’à son exclusion, en 1992. « Ça m’a laissé le goût de la lecture et de l’histoire. De prendre la formation au sérieux. L’internationalisme. Convoquer l’histoire pour parler du présent. C’était un trotskisme national : républicain, laïc, contre la Ve République, à la fois antistalinien et antifasciste. C’était une force indépendante qui se faisait respecter, même si on n’était pas nombreux. »
Reste à savoir qui porte l’héritage du lambertisme. Les anciens (sauf Alexis Corbière, qui ne veut pas évoquer ce sujet) ont une réponse unanime : Jean-Luc Mélenchon. Militant local dans les années 1970, sans charisme particulier, selon certains qui l’ont croisé à cette époque, il se révèle être la continuation d’une longue histoire. « Jean-Luc Mélenchon porte l’imaginaire qui a été le nôtre, la lutte des classes, la lutte contre la Ve République, le mouvement ouvrier, 1789. Mais aussi la façon de raisonner, de dérouler les arguments, son intelligence. C’est un orateur de type lambertiste, à l’ancienne. Il a des tics de langage, une façon de poser sa voix, une logique implacable », énumère Benjamin Stora. Marc Rozenblat abonde : « Jean-Luc Mélenchon est un lambertiste total. Mais Pierre Lambert n’avait pas son côté colérique. »
Même si le tribun s’est éloigné de certains fondamentaux du lambertisme, notamment quand il substitue la notion de peuple à celle de classe et quand il devient mouvementiste, restent de nombreux points qui continuent de structurer la pensée mélenchonienne : le combat contre les institutions de la Ve République, la mise en avant de l’identité républicaine et laïque du mouvement ouvrier français. Sur la forme, aussi : sa façon de parler en public, sa virulence verbale, sa défiance envers les médias et un certain culte du secret. Un peu comme si le lambertisme avait réussi à occuper une dernière place d’influence à gauche.
Abel Mestre.