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Printemps de Prague 5 janvier au 21 août 1968, par Karel Kostal

histoire Tchéquie

Lien publiée le 24 août 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Printemps de Prague 5 janvier au 21 août 1968, par Karel Kostal – Arguments pour la lutte sociale (aplutsoc.org)

Article publié sur le site Midi Insoumis.

On ne saura jamais qui le premier a prononcé l’expression « Printemps de Prague », à propos des événements qui se déroulaient en Tchécoslovaquie à partir de janvier 1968. Le Printemps de Prague désignait initialement le célèbre festival de la musique classique qui avait lieu dans la capitale tchécoslovaque depuis 1945.

En janvier 1968, la Tchécoslovaquie est considérée comme le « dernier bastion du stalinisme ». Le président de la République et premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque Antonin Novotny est considéré comme plus stalinien que Kadar en Hongrie.

Le 5 janvier 1968, Antonin Novotny est démis de ses fonctions de premier secrétaire du PCT, à l’issue d’une réunion du CC presque ordinaire. Il garde sa fonction de Président de la République. Il est remplacé par un certain Alexander Dubcek, de nationalité slovaque, que personne ne connaît à l’étranger. Les journaux français ne savent pas orthographier son nom. La société tchécoslovaque cependant se met en marche, le « printemps de Prague » commence.

Neuf mois plus tard, le 21 août, les dirigeants soviétiques se voient obligés d’envoyer contre ce mouvement parfaitement pacifique 600 000 soldats et 50 000 véhicules de combats, l’équivalent grosso modo de l’armée soviétique engagée dans la bataille de Stalingrad. La démocratie commençait à ce moment-là à menacer le flanc occidental de l’URSS post-stalinienne elle-même. Dans l’histoire de l’Europe de l’après-guerre on ne trouverait pas d’autre exemple d’un revirement aussi brusque. Que s’est-il passé ?

Les traditions émancipatrices démocratiques, ouvrières, socialistes, communistes tchécoslovaques, tchèques et slovaques, déterminent la nature de ce mouvement et expliquent sa puissance, mais c’est surtout le contexte européen et mondial qui a permis au printemps tchécoslovaque de s’épanouir. D’autres « printemps » ont fleuri en 1968 sur le sol européen : en France, en Pologne, en Yougoslavie, en Italie, en Allemagne, et aussi au Mexique, sur les campus universitaires américains et dans d’autres lieux. Et Moscou a connu son bref été, avant de replonger dans les froides ténèbres.

Il semble que l’Histoire ait voulu rassembler toutes ces circonstances, pour placer la Tchécoslovaquie au centre du mouvement émancipateur européen des années 1960. Le regretté Pierre Broué a intitulé son livre d’histoire sur cet événement capital : « Le Printemps des peuples commence à Prague ». Ouvrage militant par excellence, il prend pour référence historique les révolutions européennes de 1848. Le printemps des peuples commence à Paris et à Prague en même temps et se poursuit parallèlement.

La Tchécoslovaquie était entre les deux guerres une démocratie parlementaire du type de la Troisième République, perdue au milieu des régimes fascistes et semi fascistes européens. Le parti communiste était un parti de masse, les syndicats étaient puissants. La Tchécoslovaquie était réputée être un « pays de mécréants ». Et ce pays de 12 millions d’habitants était dans les années 30 la dixième puissance industrielle mondiale. Dans la deuxième moitié des années 1960, la certitude était fondée sur des preuves évidentes que la Tchécoslovaquie était « mûre pour le socialisme », « le vrai, démocratique », disait-on, a gagné les esprits.

Nous sommes 23 ans après la guerre, 15 ans après la mort de Staline, 12 ans après les révolutions hongroise et polonaise, 12 ans après le 20ème congrès du PC soviétique. La Tchécoslovaquie sort de la terreur stalinienne. Le pays sort des pénuries de l’après-guerre. Les hommes commencent à manger à leur faim, à vivre dignement, après une longue période de privation. Cela donne des idées politiquement incorrectes, c’est bien connu. C’est la « démocratie » qui est désormais au centre des préoccupations des hommes, ce n’est plus le pain quotidien, qui manquait souvent auparavant.

Les Tchèques et les Slovaques revendiquent la « démocratie. Quelle démocratie ? On parle avant tout de « démocratie socialiste ». La Tchécoslovaquie n’est pas un pays « socialiste », mais ce n’est plus un pays capitaliste. La bourgeoisie en tant que classe a été expropriée en 1945, par les nationalisations de l’ensemble des moyens de production, avant même la prise du pouvoir par l’appareil stalinien en février 1948. Aux dernières élections libres au printemps 1946, le parti communiste a obtenu près de 40 % des suffrages. C’est un pays de transition entre capitalisme et socialisme. A présent, il s’agit de « démocratiser » la société tout entière. D’autres parlent tout simplement de « faire triompher les libertés démocratiques dans une société socialiste » ou encore de « faire triompher le socialisme démocratique », « le socialisme dans la liberté », tout simplement. La fraction des « réformateurs » au comité central s’apprête à lancer l’idée d’un « socialisme à visage humain ».

La Tchécoslovaquie était dans les années 1960 une société sans classe. L’aspiration démocratique, antibureaucratique, antistalinienne n’a pas poussé au rétablissement du capitalisme. Le retour au capitalisme est-il possible, est-il envisageable dans une société sans classe, où la majorité écrasante exige le « socialisme dans la liberté » ?

La première révolte ouverte contre le régime a lieu en juillet 1967, au 4ème congrès des écrivains tchécoslovaques. L’Union des écrivains était un organisme officiel, affilié au comité central du PC, et dans lequel les écrivains communistes, partisans du socialisme démocratique, étaient majoritaires. L’hebdomadaire de l’Union des écrivains, Literalni Noviny, tirait à 160 000 exemplaires. L’écrivain Ludvik Vaculik affirme à la tribune du congrès : « Aucun problème humain n’a été réglé dans notre pays depuis 1948 ». C’est une « provocation », qui aurait entraîné des arrestations de masse quelques années auparavant. Novotny, qui ne reçoit aucun soutien de la base militante, doit se contenter d’exclure plusieurs écrivains du parti communiste. La première défaite des forces conservatrices est consommée.

La première manifestation étudiante a lieu à la cité universitaire de Prague en novembre 1967. Les étudiants, qui protestent contre les coupures de courant, descendent dans la rue au cri « Vive la lumière », « Vive les lumières ». Ils reçoivent des coups de matraques sur la tête. Un groupe de cinéastes de la « nouvelle vague » tchèque est là, et huit jours plus tard, les images passent au cinéma. Encore un « complot », une « conspiration », pour déjouer, pour court-circuiter la censure, la surveillance policière, pour tester le régime.

La crise au sein de l’équipe dirigeante s’aggrave. Brejnev, qui arrive de Moscou, par sa fameuse déclaration à l’aéroport : « eto vase dielo », « c’est votre affaire », ouvre sans s’en apercevoir une brèche géante dans le pouvoir du Kremlin. Le stalinien Novotny est limogé le 5 janvier 1968 , remplacé par Alexander Dubcek. Le Printemps commence. Quelques jours plus tard, le Viêt Công déclenche l’offensive du Têt. L’Amérique a perdu la guerre.

A partir de février, une mobilisation générale est décrétée spontanément, le pays se couvre de meetings. Ça commence plutôt gentiment : « Toute la vérité sur la situation économique du pays ». Mais rapidement, une autre revendication fait son apparition, plus redoutable : « Toute la vérité sur la répression policière et les procès politiques des années 50 ». Le maître mot à cette époque-là est « réhabilitation . Réhabilitation des victimes de la répression stalinienne, réhabilitation des victimes des procès politiques des années 50, réhabilitation des hommes et femmes injustement condamnés. » Bientôt, des victimes de la répression et les survivants des procès vont monter à la tribune. Les victimes demandent « justice », les responsables des crimes de la période stalinienne sont nommément désignés, beaucoup sont encore au pouvoir à Prague et à Moscou. Situation intenable pour le Kremlin.

Entre temps, la censure est abolie, mieux, elle est « interdite » par la loi. C’est un événement inédit dans l’histoire des pays de l’Est. Le regretté Jiri Pelikan, nommé à la tête de la télévision peu de temps après, applique à la lettre cette « interdiction ». Tous les citoyens tchécoslovaques pourront suivre sur écran en directe les meetings, la défaite américaine au Vietnam et bientôt les événements de mai en France, et, aussi hélas, l’assassinat de Martin Luther King.

Peu de temps après, Novotny est obligé de démissionner de sa fonction de président de la République, également sous la pression de la rue. Le gouvernement reçoit des milliers de « résolutions », prises de position, qui exigent que Novotny s’en aille : Ces messages viennent des usines, des hôpitaux, des écoles, des facultés, des syndicats, des unités de l’armée. Et surtout, des cellules du parti communiste. Le PCT, qui est une organisation de masse de plusieurs centaines de milliers de membres, est en train de rompre avec son passé stalinien. Novotny est remplacé par le général Svoboda, ancien commandant en chef de l’armée tchécoslovaque en URSS pendant la deuxième guerre mondiale, « héros de l’Union soviétique ».

En juin, le Manifeste des 2000 mots, bientôt signé massivement, appelle à la création de « comités d’actions » indépendants, afin de « faire triompher la démocratie en Tchécoslovaquie ». Ce texte pose pour la première fois le problème de pouvoir politique de citoyens, en dehors de l’appareil stalinien, dans un pays contrôlé par la bureaucratie du Kremlin.

A l’est, les nuages obscurcissent le ciel, on sent que l’orage est sur le point d’éclater. La calomnie d’une envergure inouïe est lancée par la presse moscovite. La diffamation devient un facteur politique de premier ordre. Le Kremlin dénonce le printemps tchécoslovaque comme un « complot impérialiste ».La police politique du régime est-allemand organise sur le territoire tchèque des « découvertes » d’armes « d’origine impérialiste ». Le Kremlin et l’état-major du pacte de Varsovie prépare une intervention militaire dès le mois de mars 68, seule capable de stoppe la marche irrésistible de la démocratie.

Un autre événement inédit dans l’histoire des pays de l’Est a lieu au début de l’été à la frontière occidentale. Les groupes du génie de l’armée tchécoslovaque arrivent début juillet à la frontière tchéco-allemande et commencent à démolir le rideau de fer. L’opération est décidée et supervisée par la direction politique de l’armée tchécoslovaque et le général Vaclav Prchlik en personne. Le département politique de l’armée, pourtant entre les mains des « anciens » du front Est de la deuxième guerre mondiale, satisfait ainsi la jeunesse tchécoslovaque qui revendique la liberté de voyager. La jeunesse du monde entier profite de ce trou dans le rideau de fer à la frontière bavaroise, pour arriver en masse à la rencontre de cette grande nouveauté qu’on appelle « socialisme dans la liberté ». L’été 1968 est pluvieux, l’essentiel se passe dans les tavernes pragoises. L’été 1968 sera court…

Le journaliste communiste Jiri Hochman écrit le 31 juillet 1968 : « Nous sommes en train d’approcher de la destruction du pouvoir de cette caste, maintenant presque héréditaire, qui est attachée par mille liens de corruption et d’intérêt mutuels à ses propres équivalents à l’étrangers. Nous ne mettons pas en danger le socialisme. Bien au contraire. Nous mettons en danger la bureaucratie qui est en train, lentement mais sûrement, d’enterrer le socialisme à l’échelle du monde ». La ruée de 600 000 hommes en armes lâchés par le Kremlin le 21 août allait donner raison aux militants conscients.

Tous les militants connaissent aujourd’hui, dans les grandes lignes, le déroulement de l’intervention des cinq armées du Pacte de Varsovie, et l’extraordinaire sursaut d’unité nationale autour des dirigeants tchécoslovaques, Dubcek, Svoboda, Smrkovsky, Cernik, Cisar, Kriegel, arrêtés comme des malfaiteurs, la participation à cette résistance passive et pacifique de masse de l’armée dans sa totalité, des forces de police, des milices ouvrières. La complicité de toute une population pour cacher les militants menacés, pour égarer et désorienter les envahisseurs, l’extraordinaire propagande spontanée pour inquiéter, démoraliser, désintégrer les troupes de l’occupant par l’emploi combiné d’arguments politiques et d’humour, tout cela n’est pas près de disparaître de nos consciences.

Il fallait bien une résistance aussi gigantesque pour que les dirigeants du Kremlin renoncent à trouver leur « Kadar tchèque », et qu’ils réussissent cette opération qu’au printemps 1969, en la personne de Gustave Husak. Si la « normalisation » de Husak a été une infamie sans nom, elle est cependant difficilement comparable avec celle de Kadar, qui commence son règne en dressant plusieurs milliers de potences, dès le lendemain de l’intervention soviétique, le 4 novembre 1956.

Il faut le rappeler, quarante ans après. Le 29 juin 1968, les communistes russes Piotr Grigorendko, Ivan Iakimovitch, Alexis Kosterine, Serguei Pissarev, V. Pavlintchouk écrivaient « Aux communistes de Tchécoslovaquie, au peuple tchécoslovaque tout entier ! ». « Nous avons le plus grand respect et la plus grande confiance à l’égard des communistes de Tchécoslovaquie, à l’égard des travailleurs et de toutes les forces socialistes de votre pays ». Le 22 juillet 1968, l’ouvrier débardeur Anatole Martchenko écrivait : « La lutte décidée pour sauvegarder le régime socialiste en Tchécoslovaquie n’est pas la tâche des seuls communistes tchécoslovaques, c’est notre tâche à tous ». « Vive la démocratisation en Tchécoslovaquie ». « J’ai honte pour mon pays, qui assume une fois de plus le rôle infâme de gendarme de l’Europe ». Ils sont tous arrêtés et emprisonnés, est-il besoin de le rappeler ? Le 25 août, ils étaient sept, Larissa Bogoraz, Constantin Babitski, Vadim Delaunay, Vladimir Dremliouga, Pavel Litvinov, Victor Fainberg, Natalia Borganevskaia, sur la Place Rouge, à déployer leurs mots d’ordre : « Vive la Tchécoslovaquie libre et indépendante » (en langue tchèque), « Honte aux occupants », « Bas les pattes devant la Tchécoslovaquie socialiste », « Pour votre et notre liberté ». Savons-nous aujourd’hui ce que signifie d’avoir manifesté à Moscou, alors que chaque parole non autorisée valait des années de goulag ? Si nous ne le savons pas, nous ne pouvons juger le geste de ces sept citoyens soviétiques, le 25 août 1968, sur la Place Rouge. Et pendant que la jeunesse pragoise écrivait sur les murs de la capitale tchèque : « Lénine réveille-toi, ils sont devenus fous », Ivan Iakhimovitch écrivait : « Léninisme oui, stalinisme non ! »

Au printemps de 69, les jours du printemps de 68 sont comptés. La campagne de suicide par le feu en Tchécoslovaquie, commencée le 16 janvier, avec le suicide de l’étudiant pragois Jan Palach, en signe de protestation contre la violation répétée de la démocratie, pousse toute une population à descendre dans la rue, dans l’ultime sursaut d’unité nationale, à portée de canons soviétiques. L’engrenage fatal tournait par à-coups. Il semblait parfois que sous la pression de l’opinion démocratique européenne son rythme se ralentît, mais bientôt de nouveaux mouvements l’agitaient. Les Tchèques et les Slovaques sont désormais seuls.

Les diffuseurs de tracts « Vive l’héroïque peuple tchécoslovaque, vive l’amitié soviéto-tchécoslovaque », rédigés par Piotr Grigorenko et Ivan Iakimovitch, sont arrêtés à Moscou et disparaissent tous courant février mars 69. Au moment où la foule pragoise pleure son printemps et Jan Palach, Ivan Iakhimovich s’apprête à livrer son ultime message devant ses juges, avant de disparaître pour de longues années : « Les puissants de ce monde sont forts parce que nous sommes à genoux. Levons-nous ! ».

J’estime que nous n’avons pas suffisamment médité ce message que le militant communiste russe Iakhimovitch nous a délivré il y a quarante ans.