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" Le marxisme offre des outils pour saisir les nouveaux modes opératoires du capitalisme en Haïti"

Haïti

Lien publiée le 7 septembre 2021

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Jean-Jacques Cadet : « Le marxisme offre des outils pour saisir les nouveaux modes opératoires du capitalisme en Haïti » – Le Comptoir

Docteur de l’Université Paris 8, Jean-Jacques Cadet enseigne la philosophie à l’École Normale Supérieure (Haïti). Il vient de publier aux éditions Delga « Le Marxisme haïtien », livre qui analyse les apports du marxisme à l’anticolonialiste radical haïtien entre 1946 et 1986. S’y côtoient de grandes figures révolutionnaires de l’île comme Étienne Charlier, Jacques Stephen Alexis, Gérard Pierre-Charles, Yves Montas, Michel Hector, ou encore l’écrivain et poète René Depestre.

Le Comptoir : En quoi le marxisme est-il utile en Haïti ?

Jean-Jacques Cadet : L’histoire d’Haïti est marquée par une lutte contre la colonisation, l’esclavage et l’impérialisme.  La Révolution de 1804 symbolise cette remise en question de la face coloniale de la modernité. Éric Williams[1] souligne l’importance historique de l’esclavage dans le rayonnement du capitalisme industriel.  La colonie de Saint-Domingue, l’une des plus prospères de la France[2] , a contribué à l’émergence de la modernité. L’histoire d’Haïti débute avec cette lutte anticapitaliste qui a perduré jusqu’au XXe siècle dominé par la présence de l’impérialisme américain sur le sol haïtien.  L’appropriation haïtienne du marxisme est entamée dans ce contexte de lutte contre l’impérialisme, défini par Lénine comme « stade suprême du capitalisme ». Ainsi, le marxisme offre de pertinents outils théorico-conceptuels pour saisir les nouveaux modes opératoires du capitalisme occidental en Haïti, société postcoloniale.

Le marxisme trouve encore son utilité dans l’exploitation à outrance des travailleurs haïtiens. Haïti fournit, en Amérique latine et en Europe, de nombreuses mains d’œuvres bon marché. Ce pays du sud fait partie de l’une des périphéries ayant contribué au développement du capitalisme-centre-occidental. La dépendance, souligne Samir Amin, structure ce rapport vertical entre ces pays doté d’histoires très distinctes, singulières, voire opposées. Le marxisme permet de comprendre ces formes d’aliénation traversées par le marché international du travail. Sur le plan national, l’orientation bourgeoise de l’État haïtien, la prédominance de l’idéologie marchande dans la société, les privatisations en cours de certaines institutions publiques et la vie misérable des ouvriers expliquent cet intérêt pour la pensée de Marx afin d’analyser ces phénomènes comme un tout systémique influencé par les contradictions du capitalisme international.

« Se tourner vers ce continent, c’est remettre en question l’hégémonie épistémique de l’Occident afin de forger de nouveaux outils d’analyse du réel postcolonial. »

Les marxistes décrivent le régime haïtien comme un régime “semi-féodal et semi-colonial”. Qu’est-ce que cela signifie ?

Ils évoquent la nature singulière de la société haïtienne traversée par plusieurs modes de production. Ces derniers se modifient au prisme des structures de cette société non-occidentale. Les marxistes haïtiens parlent de néocolonialisme dans l’économie haïtienne : Haïti produit des biens pour l’étranger et, ainsi ne répond pas aux besoins des consommateurs haïtiens. En plus, ce pays dont les industries sont très faibles est envahi par des produits étrangers. Ces éléments prouvent le caractère semi-colonial de la société haïtienne qui demeure, aux yeux de certains marxistes, précapitaliste. D’autres marxistes haïtiens argumentent la thèse postcapitaliste pour qualifier la complexité de la société haïtienne. Il devient même difficile d’identifier le mode de production qui domine cette société. Dans les années 1950, ce débat a marqué les marxistes haïtiens qui interrogeaient, au regard du matérialisme historique, les grands moments de cette société et aussi la place du capitalisme dans son développement. Les marxistes haïtiens proposent de nouvelles lunettes pour expliquer l’articulation contrastée des modes de production dans une société traditionnelle.

Pourquoi les marxistes haïtiens portent-ils une attention particulière à l’Amérique latine ?

Haïti se trouve dans le continent latino-américain. Tous les marxistes haïtiens ont entretenu des relations privilégiées avec ce continent : de Jacques Roumain à Gérard Pierre-Charles, cet espace s’est constitué en lieu d’exil principal de ces militants. À partir de 1959 avec la Révolution cubaine, l’Amérique latine propose de nouvelles pistes pour relire la pensée de Marx et surtout pour entamer la transformation sociale. Se tourner vers ce continent, c’est remettre en question l’hégémonie épistémique de l’Occident afin de forger de nouveaux outils d’analyse du réel postcolonial. Les marxistes haïtiens ont profité de la créativité épistémique du continent latino-américain pour sortir de la “colonialité européenne” et revoir les phénomènes d’aliénation. Le courant haïtien de la théorie de la dépendance explique cette orientation latino-américaine afin de saisir le retour singulier du colonial dans la société haïtienne. La meilleure façon de comprendre le marxisme haïtien, c’est l’inscrire dans les travaux latino-américains axés, depuis Carlos Mariategui, sur un mariage entre l’indigénisme et le marxisme. L’ouvrage du professeur Yves Dorestal (Jacques Roumain [1907-1944] : un communiste haïtien – NDLR) critique cette marginalisation d’Haïti dans les marxismes latino-américains nécessitant une décentralisation.

« Dans un pays comme Haïti, terre anciennement colonisée, le marxisme a besoin de s’appuyer sur un courant anticolonial pour qu’il soit pertinent face à certaines singularités culturelles et historiques. »

Les communistes haïtiens entendent marier marxisme et négritude. Comment est-ce possible ?

René Depestre

De prime abord, il faut dire que le marxisme a bien cohabité avec la négritude. D’abord, les premiers fondateurs de la négritude étaient de conviction marxiste. Certains d’entre eux étaient membres du Parti communiste français (PCF). Ensuite, la première publication de la négritude (L’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, 1948), a été préfacée par un marxiste français, Jean-Paul Sartre. Enfin, chez Césaire et Senghor, on trouve des références constantes aux œuvres de Marx pour comprendre le monde postcolonial. Le rapport d’Haïti à la négritude est particulier au point de considérer ce pays comme le « lieu où la négritude se mit debout pour la première fois », nous dit Césaire. L’histoire d’Haïti s’apparente aux revendications de la négritude. Ainsi, les marxistes haïtiens ont connu les grandes figures de la négritude au point d’être influencés par Aimé Césaire qui a accompagné René Depestre aux réunions du PCF. En 1956, la lettre à Maurice Thorez de Césaire livre une critique de l’eurocentrisme régnant au sein de ce parti. Césaire dénonce le marxisme occidental qui ne prend pas en compte la singularité des Noirs. Les marxistes haïtiens se tournent vers cette thèse pour signaler que le nègre est un prolétaire et un noir. Ils soutiennent que le prolétariat est loin d’être homogène car il est traversé par différentes conditions de vie. Au regard de la négritude, les marxistes haïtiens argumentent l’existence d’un prolétariat noir qui, étant doublement aliéné, se trouve exploité par le capitalisme et le colonialisme.

Le sociologue haïtien Claude Souffrant évoque un “marxisme negrituniste” pour expliquer ce mariage réussi entre marxisme et négritude. Dans son essai Négritude socialiste (1978), il inscrit ce courant haïtien dans un refus de l’économicisme afin d’accorder une importance spéciale à la question raciale. Le marxisme gagne la lutte antidogmatique en revalorisant les thèses de la négritude. Dans un pays comme Haïti, terre anciennement colonisée, le marxisme a besoin de s’appuyer sur un courant anticolonial pour qu’il soit pertinent face à certaines singularités culturelles et historiques.

Deux auteurs français attirent particulièrement l’attention des Haïtiens : Aimé Césaire et Frantz Fanon. Pourquoi ?

Frantz Fanon (1925 – 1961)

Aimé Césaire était présent en 1944 aux funérailles de son ami Jacques Roumain. Césaire se lie d’amitié avec beaucoup d’intellectuels haïtiens, ce qui lui a valu une réputation spéciale dans ce pays.  Il reconnaît la radicalité de la Révolution haïtienne de 1844 tout en y cherchant l’assise de la négritude. Aimé Césaire, auteur de la lettre à Thorez, fournit aux intellectuels haïtiens de nouveaux outils analytiques permettant d’élaborer une pensée anticoloniale.

Quant à Frantz Fanon, il permet de cerner les effets déprimants du colonialisme en Haïti. Les marxistes haïtiens développent, à partir des thèses de Peau noire masques blancs, l’idée de double caractère de l’aliénation. Fanon facilite la compréhension du phénomène du dédoublement des Haïtiens qui se comportent différemment avec son congénère et avec le Blanc. Les phénomènes de dépigmentation et du langage illustrent une forme d’aliénation spécifique aux noirs. Avec Césaire et Fanon, les marxistes haïtiens expliquent mieux les multiples vies menées par les nègres face au capitalisme et à la colonisation.

Pourquoi la théorie de “l’aliénation” marxiste est-elle importante pour les Haïtiens ? En quoi le concept de “zombification” diffère-t-il ?

La problématique de l’aliénation trouve son importance dans la dépersonnalisation de l’être subie par le nègre suite aux violences de la colonisation et du capitalisme. La modernité engendre une forme d’assimilation réduisant en objet les nègres. La théorie de l’aliénation peut expliquer la chosification des noirs lors de la traite négrière. Les séquelles de la colonisation touchent aussi la conscience dans une dynamique de rejet de soi au profit de l’Autre blanc, chrétien et capitaliste. L’aliénation soulève le problème de la fausse conscience et de la fétichisation de l’épiderme. Le concept de “zombification” se rapproche en deux moments à la question de l’aliénation : absence des capacités intellectuelles et introduction des travaux forcés. Le “zombi” subit un effondrement ontologique en perdant son essence humaine. La “zombification” tente d’expliquer l’expérience existentielle de l’esclavage et de la colonisation, d’où sa pertinence épistémique. Elle va au-delà du monde du travail pour s’intéresser au côté psychologique axé sur une déviation identitaire. Le concept de “zombification” renouvelle la théorie de l’aliénation vers la singularité des sociétés postcoloniales ancrées dans de multiples crises symboliques.

« Au regard de la négritude, les marxistes haïtiens argumentent l’existence d’un prolétariat noir qui, étant doublement aliéné, se trouve exploité par le capitalisme et le colonialisme. »

Le livre couvre la période 1946 -1986. Le marxisme a-t-il disparu depuis en Haïti ? Est-il devenu obsolète ?

Le choix de cette période se justifie par la prolifération de la littérature marxiste et l’augmentation des militants communistes. La « révolte de 1946 » a entamé la subjectivation politique des marxistes haïtiens. Les trente ans des Duvalier ont vu émerger une structuration efficace des organisions communistes afin de lutter contre les répressions de ce régime. Le marxisme n’est pas disparu après 1986, il est plutôt dévalorisé sur l’échiquier politique largement dominé par des forces conservatrices et réactionnaires. Les organisation politiques se réclamant du marxisme doivent se fonctionner au prisme de nouvelles lunettes idéologiques. Certaines figures intellectuelles empruntent ce chemin de renouveau théorique : Raoul Peck, Georges Eddy Lucien, Gérald Bloncourt et Yves Dorestal. Mon dernier essai, Marxisme et aliénation. Cinq études sur le marxisme haïtien, publié cet été par les éditions Gouttes-Lettres, esquisse ce retour renouvelé et hybride du marxisme haïtien. Le marxisme est tellement pertinent en Haïti au point d’être ouvert à l’idéal radical de la Révolution de 1804 et aux écrits anti-racistes d’Anténor Firmin. Il s’agit maintenant de savoir que peut apporter Haïti au renouvellement constant du marxisme.

Nos desserts :

Notes :

[1] Éric Williams (1944), Capitalisme et esclavage, Chapel Hill, Univ. of North Carolina Press.

[2] CLR James (1938), Les Jacobins noirs, Paris, Gallimard.