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Basculements et stratégies post-capitalistes
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.zones-subversives.com/2021/07/basculements-et-strategies-post-capitalistes.html
Face aux désastres provoqués par le capitalisme, il devient urgent d'élaborer des stratégies alternatives. Il est possible de s'appuyer sur les pratiques de lutte et d'auto-organisation pour inventer une société nouvelle.
L’économie est mise à l’arrêt pendant le confinement pour faire face à la crise sanitaire. Durant cette période, l'État retrouve un rôle central alors que les politiques néolibérales ont favorisé un retrait de la puissance publique. L’Etat est même longtemps considéré comme une institution au service des forces du marché. Pourtant, l’Etat apparaît comme un acteur incontournable qui permet d’encadrer et de stabiliser le capitalisme. Dans les périodes de crise grave, l’Etat demeure le garant de la sauvegarde de l’économie, mais aussi des conditions sociales et politiques de son fonctionnement.
Les crises sanitaires ne cessent de se multiplier. L’élevage industriel et la déforestation favorisent l’émergence et la propagation des épidémies. La Covid-19 apparaît comme une maladie du capitalocène, avec son projet de croissance illimitée et d’exploitation sans retenue des ressources naturelles. Le dérèglement climatique, l’effondrement de la biodiversité et la multiplication de nouvelles zoonoses découlent du capitalisme.
La crise du coronavirus marque avant tout un basculement dans une période d’instabilité. La révolte des gilets jaunes, mais aussi le nouveau cycle de soulèvements amorcé en 2019, ouvrent des possibilités nouvelles. Le dépassement du capitalisme devient indispensable mais également possible. Jérôme Baschet propose ses réflexions sur la situation actuelle dans son livreBasculements.
Crise sanitaire et crise du capitalisme
La crise sanitaire est marquée par plusieurs tendances. La relocalisation doit limiter la dépendance avec les pays étrangers, comme pour les produits pharmaceutiques fabriqués en Chine. Cependant, la relocalisation peut déboucher vers une augmentation des coûts de production, notamment les salaires. La relocalisation peut se révéler comme une mode passagère. Ensuite, l’intervention de l’Etat apparaît comme une tendance forte. Les dépenses publiques ont considérablement augmenté. Les chômages partiels, les aides aux entreprises puis les plans de relance tranchent avec le dogme néolibéral de l’austérité budgétaire. Mais cette intervention de l’Etat pour sauver le capitalisme reste ponctuelle. Les pertes sont socialisées pendant la crise, mais les bénéfices sont privatisés au moment de la reprise de la croissance économique. Néanmoins, l’intervention de l’Etat n’a jamais disparu durant la période néolibérale. Les institutions publiques ne cessent de jouer un rôle de régulation et de défense des intérêts du capital. La pandémie provoque également une crise de l’industrie pétrolière qui peut accélérer le développement des énergies renouvelables.
Mais la crise émerge bien avant la pandémie. Le dérèglement climatique et les ressources naturelles qui diminuent manifestent l’urgence de la crise écologique. Ensuite, la situation économique reste désastreuse avec une augmentation des inégalités, de la précarité et du chômage. Le travail semble confronté à une perte de sens, y compris pour les cadres et les ingénieurs. La crise se révèle également politique. Les partis de droite et de gauche s’alignent sur des politiques néolibérales qui ne permettent pas de les différencier. Un dégoût pour la démocratie représentative se développe.
Ces multiples facteurs de crise donnent du crédit à la théorie de l’effondrement. Mais cette mouvance des collapsologues nie la conflictualité qui traverse le capitalisme et l’importance des luttes collectives. La collapsologie se réduit à un discours dépolitisé à travers un cheminement individuel teinté de spiritualité un peu kitsch. Ensuite, la théorie de l’effondrement renvoie à un prophétisme implacable qui rappelle le déterminisme économique des marxistes vulgaires avec leur prédiction de la fin du capitalisme. La notion de « basculements » semble davantage plurielle et chargée d’incertitudes. La crise n’est pas simplement conjoncturelle, mais ce n’est pas non plus une crise terminale qui peut déboucher vers la fin du capitalisme. C’est davantage une crise structurelle qui s’observe.
La solution du Green New Deal propose des investissements dans le domaine de l’écologie et des énergies renouvelables. Cependant, cette proposition reste dans le cadre de la croissance économique et du modèle productiviste. Ce qui peut renforcer la logique extractiviste et la société de consommation. Ce capitalisme vert ne remet pas en cause la logique de la marchandisation de la nature et du vivant. « Mais, au-delà du fait qu’on ne saurait tenir pour acquise sa victoire sur le capitalisme fossile, il est clair que la très particulière écologie du capital ne ferait que perpétuer voire amplifier le règne de la quantification et de la marchandisation, de la dépossession et de la perte de sens, de la vie appauvrie et de l’abrasement des mondes sensibles », souligne Jérôme Baschet.
Sortir du capitalisme
Le confinement permet une mise à l’arrêt de l’économie. Le secteur de l’aéronautique, le tourisme de masse et la publicité s’effondrent. La société de consommation semble fragilisée et la notion de besoins essentiels émerge. Mais le capitalisme repose sur la croissance et ne peut pas remettre en cause la logique productiviste. « Dans ce système, on produit pour produire, parce que produire est la source du profit qui permet que le capital se transforme sans cesse en davantage de capital », analyse Jérôme Baschet. Le désir de consommer conduit à une exploitation croissante des ressources naturelles. La logique capitaliste repose sur le productivisme et sur la dimension quantitative.
Un recentrage s’observe sur les secteurs dits essentiels, comme l’habitat, l’alimentation, la santé, et les circuits d’approvisionnements qu’ils exigent. Les préoccupations quotidiennes de la population deviennent centrales. Ce qui permet d’envisager une réorganisation de l’économie. Ce sont des assemblées et des instances de délibération collective qui doivent définir ce qu’il est pertinent de produire. Cette démarche s’oppose au mythe de l’auto-régulation marchande, mais aussi à celui de la planification étatique. La logique productiviste doit disparaître pour permettre une production qui répond aux besoins et aux usages immédiats de la population. « Au lieu que la vie même soit soumise aux exigences de la production, c’est la production qui serait subordonnée au déploiement des formes de vie », tranche Jérôme Baschet.
La notion de travail doit également être remise en cause, contrairement aux traditions dominantes du mouvement ouvrier. Le travail repose sur la spécialisation, la subordination et la dépossession. Ce qui s’inscrit dans une logique capitaliste. La production, l’organisation collective et les tâches domestiques ne doivent plus apparaître comme un travail et une contrainte. Surtout, les moments de temps libre doivent se développer. « En finir avec le travail, c’est aussi faire passer au premier plan l’essentiel, le temps disponible, et c’est libérer le goût des activités libres et multiples. C’est inaugurer l’âge du faire », souligne Jérôme Baschet. Sortir du capitalisme doit permettre de briser la logique de la valeur. Le quantitatif de l’économie doit basculer vers la dimension qualitative de la vie.
Pendant la crise du coronavirus, des dynamiques d’auto-organisation émergent. Ce qui peut permettre d’esquisser des formes d’auto-gouvernement à l’échelle locale. Les mandats doivent être tournants et révocables. Les spécialistes et les personnalités charismatiques ne doivent pas monopoliser le pouvoir. Ce sont des instances de délibération collective qui doivent prendre les décisions, sans avoir peur de prendre le temps du débat.
Impasses stratégiques
Pour combattre le capitalisme, il semble important de bien le définir. Se contenter de dénoncer le marché ou la finance débouche vers des solutions comme les nationalisations. Mais le capitalisme repose avant tout sur l’exploitation et l’impératif de valorisation du capital. Autrement dit, « le fait que la majeure partie de la production est régie par l’exigence de transformer l’argent investi en davantage d’argent, ce dont la subordination salariale est le moyen historiquement privilégié », précise Jérôme Baschet. Néanmoins, le capitalisme ne réduit pas à un système économique. C’est également une civilisation qui façonne un rapport au monde et des subjectivités particulières. Toutes les sphères de la vie quotidienne sont soumises à la logique de la quantification.
La prolifération d’espaces de vie alternatifs devient une stratégie à la mode pour sortir du capitalisme. Mais ces îlots de liberté semblent bien trop isolés et s’enferment dans le localisme. Ils ne permettent pas une remise en cause de la logique du capital à grande échelle. L’économiste Frédéric Lordon attaque cette perspective dans son livre Vivre sans ?. Mais sa stratégie se limite à la conquête électorale du pouvoir d’Etat. Peu d’exemples historiques valident cette perspective.
Le mouvement de grève de 1936 est étouffé par les négociations imposées par la gauche au pouvoir. Le président social-démocrate Allende est même assassiné au Chili en 1973. Surtout, Frédéric Lordon reprend la posture vieillotte et autoritaire del’avant-garde éclairée qui doit guider les masses. Il reprend les illusions dunationalisme de gauche qui considère l’Etat comme un rempart face au capitalisme. Pourtant, le commerce est devenu largement transnational et la bonne vieille régulation keynésienne par l’Etat semble dépassée.
La stratégie du Grand Soir reprend le modèle de la révolution d’Octobre avec la prise du pouvoir d’Etat après une insurrection. Mais l’échec de la révolution russe, avec son bain de sang généralisé, condamne cette perspective. Le rôle de l’Etat semble survalorisé dans la transformation révolutionnaire. Ensuite, le Grand Soir peut aussi se réduire à une attente eschatologique d’un événement messianique. Au contraire, il semble important d’amorcer un processus dès maintenant, sans exclure des moments d’intensification de l’affrontement avec la civilisation marchande.
Les espaces libérés et lieux autonomes développent des pratiques d’auto-organisation, mais évitent l’isolement et le repli sur soi. Un local, une cantine, unsquat, des Zones à défendre (ZAD) comme celle de Notre-Dame-des-Landes peuvent permettre de développer des pratiques d’entraide et de solidarité. Ces espaces permettent de déployer une capacité collective à faire par soi-même, sans dépendre des circuits capitalistes et des institutions. Ces espaces peuvent ne pas s’ancrer dans un lieu précis mais tisser des réseaux de solidarité.
Néanmoins, il semble illusoire de croire que ces espaces échappent à la logique du capital et peuvent prétendre à la pureté. « Celles et ceux qui y vivent ne sont pas entièrement débarrassés des contraintes du monde capitaliste, à commencer par celles de l’argent et d’une consommation marchande en partie incontournable », nuance Jérôme Baschet. Ensuite, la stratégie du municipalisme libertaire peut s’enfermer dans l’échelle locale, voire institutionnelle, et délaisser la perspective d’un affrontement global avec le monde capitaliste.
Blocages et soulèvements
Les moments de soulèvement diffusent des pratiques de blocagehttps://infokiosques.net/spip.php?article880 du monde économique. Des formes de luttes diverses s’inscrivent dans cette démarche de blocage. Les grèves et les occupations d’installations bloquent la production. Mais il peut également se propager des blocages des flux de circulation et d’information, des blocages de la consommation, des blocages de la reproduction sociale avec les grèves scolaires. Ce mode d’action directe, plus ou moins pacifique, semble amené à se multiplier et à s’intensifier.
Ensuite, ces actions de blocage peuvent produire un basculement rapide dans un moment de crise structurelle. « Ainsi, malgré les puissants mécanismes de soumission aux normes de la société marchande que les décennies néolibérales avaient permis de perfectionner, de nombreux soulèvements récents, à commencer par celui des Gilets jaunes, montrent que le niveau de tension induit par la crise structurelle peut atteindre son point de rupture plus rapidement qu’on ne l’imagine », souligne Jérôme Baschet. De nouvelles personnes aspirent à de nouvelles manières de vivre et ne supportent plus les formes dominantes du travail et de la consommation. Dans le contexte actuel, les moments d'insubordination collective peuvent se multiplier. Avec les Gilets jaunes, le pouvoir a vacillé. La puissance d’un surgissement, soudain et imprévu, en dehors des appareils, peut ouvrir de nouvelles perspectives.
Des assemblées de lutte et des conseils de quartiers peuvent alors se multiplier, comme en Tunisie ou en Syrie. Dans l’histoire, la Commune de 1871les soviets dans la Russie de 1905 et 1917 révèlent les capacités d’auto-org anisation. Ces assemblées permettent d’organiser la lutte et de lancer des actions. Mais ce sont aussi des espaces de vie qui créent une nouvelle communauté. Dans un contexte de rupture, avec la paralysie du monde économique et la destitution des pouvoirs en place, les assemblées peuvent passer de la coordination de la lutte à la réorganisation de l’économie et de la société. Mais le pouvoir d’Etat peut aussi reprendre le contrôle, notamment à travers la proposition d’une Assemblée constituante. La dynamique d’auto-organisation s’épuise et revient dans le vieux cadre de la représentation repris en main par une classe politique plus ou moins renouvelée.
Erik Olin Wright propose d’articuler diverses stratéties de dépassement du capitalisme. La stratégie de rupture repose sur l’insurrection. La stratégie symbiotique vise à lutter à l’intérieur des institutions et l’Etat pour renforcer les aspects non capitalistes. La stratégie interstitielle repose sur les alternatives, comme les coopératives ou l’économie sociale et solidaire. Cependant, Erik Olin Wright semble abandonner la perspective de rupture. De plus, il insiste davantage sur la dimension institutionnelle. La matérialisation d’un rapport de force victorieux dans le droit semble importante. Néanmoins, la logique institutionnelle tend à déposséder de la capacité d’agir et de s’organiser par soi-même. Ensuite, les gouvernements de gauche, comme en Amérique latine, tentent de coopter et d’encadrer les mouvements sociaux pour affaiblir les luttes. Mais la contestation sociale peut également obliger les institutions à mettre en œuvre des réformes ou des mesures écologiques.
La dynamique de rupture avec le capitalisme repose sur un processus qui articule espaces libérés et moments de soulèvement qui intensifie la confrontation. « L’hypothèse proposée ici allie stratégies interstitielles antagoniques et stratégies non étatiques de rupture – les deux interagissant dans une dynamique de crise structurelle », résume Jérôme Baschet. Même si les évolutions à venir peuvent réserver d’autres scénarios.
Stratégie du milieu militant
Jérôme Baschet propose un livre précieux pour comprendre la situation actuelle. Il ne se contente pas de dresser un panorama de la crise, mais il lance également des perspectives stratégiques. Il semble intéressant de noter que, depuis l’amorce d’unnouveau cycle de lutte depuis 2016, la question stratégique revient sur le devant de la scène. Il devient à nouveau envisageable de changer la société, et non pas uniquement se contenter de déplorer une situation de crise.
Les analyses de Jérôme Baschet tranche avec le prêt-à-penser de la gauche radicale. Il ne se contente pas de défendre l’Etat et les services publics. Il pointe bien les limites de la logique institutionnelle et de la transformation depuis la prise du pouvoir d’Etat. Jérôme Baschet semble rejoindre une sensibilité appelliste, mais il développe une analyse du capitalisme plus approfondie. Dans le sillage de la critique de la valeur, il remet en cause l’ensemble des catégories du capital, comme l’argent, le travail et la marchandise. Le capitalisme n’est pas un système qui peut être aménagé, mais une logique qui traverse tous les aspects de la vie. Néanmoins, Jérôme Baschet reprend les travers de l’appellisme et de la critique de la valeur qui vise à gommer la critique du travail comme exploitation. Ce qui, dans une perspective stratégique, conduit à minimiser l’importance des conflits dans les entreprises et la lutte des classes.
L’approche stratégique de Jérôme Baschet propose une véritable réorganisation de l’économie et de la société. Il évite le double écueil qui traverse le milieu militant, comme dans le livre de Guillaume Davranche. Jérôme Baschet évite de dresser un projet de société clé en main qui semble déjà ficelé, plus qu’il ne semble ouvert au débat et à la discussion collective. Ensuite, il pointe clairement la nécessaire remise en cause de la logique marchande, du travail et de l’argent. Ce qui permet d’éviter l’écueil répandu d’une autogestion du capital comme modèle de société.
Jérôme Baschet semble affiner son propos. Il propose une critique des limites de l’alternativisme et du localisme. Certes, il ne cesse de promouvoir les ZAD et les expériences locales, mais il ne les présente pas comme des modèles infaillibles. Il montre que la logique du capital traverse également les milieux alternatifs. Il n’existe pas d’îlots débarrassés de l’argent et du travail. Surtout, Jérôme Baschet s’appuie davantage sur la possibilité de soulèvements et de révoltes globales. La rupture avec le capitalisme à partir d’une généralisation de l’insubordination n’apparaît plus comme une chimère lointaine.
En revanche, les pistes d’actions concrètes proposées semblent un peu trop rentrer dans le moule du milieu militant. Il insiste sur les « espaces libérés » et les lieux autonomes. Les squats, les ZAD, les locaux militants peuvent devenir des espaces de rencontres et d’organisation des luttes. Ils peuvent s’apparenter à des bases arrière pour construire un mouvement sur le long terme. Néanmoins, cette démarche débouche trop souvent vers un repli sur soi et sur l’émergence d’un milieu militant qui végète dans l’entre-soi. Les gauchistes préfèrent se consacrer à leur lieu autonome plutôt que de participer aux luttes sociales aux côtés des autres exploités, comme les grèves ou les luttes de quartiers.
Pour amorcer un processus révolutionnaire, il semble décisif de développer des réflexes d’auto-défense de classe et des pratiques de lutte. L’organisation collective face aux patrons, aux propriétaires ou aux administrations doit permettre de montrer l’importance du rapport de force pour régler les problèmes de la vie quotidienne. Durant le mouvement des Gilets jaunes, il a trop manqué de grèves, d’occupations, d’actions pour résoudre les problèmes du quotidien et exprimer une force collective en dehors des manifestations. Les luttes sociales montrent à l’échelle locale la capacité des exploités à s’auto-organiser et à changer la vie quotidienne.
Source : Jérôme Baschet, Basculements. Mondes émergents, possibles désirables, La Découverte, 2021
Extrait publié sur le site Les Amis de Bartleby
Extrait publié sur le blog En finir avec ce monde
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