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Entre modernité et nostalgie, le Travail au prisme des grands enjeux idéologiques du XIXe siècle
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Alors que l’expression de « valeur travail » irrigue le champ médiatique et politique, intéressons-nous aux manières dont nos sociétés occidentales ont historiquement pensé cette notion. Après avoir étudié la dimension morale du Travail, héritière en grande partie de la conception chrétienne et médiévale du Travail sanctificateur, étudions dans cette seconde séquence les différentes valeurs associées à ce terme, au XIXe siècle, période marquée par de grands bouleversements politiques et économiques et par l’essor des théories libérales et socialistes.
Libéraliser le Travail
Dans le contexte de l’industrialisation à marche forcée de l’Europe de l’Ouest, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle en Angleterre, puis avec un temps de retard en France, Belgique et Allemagne, des économistes développent une pensée libérale du Travail. Dès la fin du XVIIIe siècle, les intellectuels des Lumières prennent globalement leurs distances avec les valeurs chrétiennes d’Ancien régime, tels que le paternalisme, ou la charité chrétienne, comme en témoigne la criminalisation de la charité traditionnelle dès Turgot en France, dans les années 1760. Émerge ainsi, chez les Lumières, un nouveau corpus de valeurs, fondé notamment sur l’individualisme, à contre-courant de l’organisation en corps intermédiaires et en communautés qui prévalait sous l’Ancien régime. Une idéologie du Progrès, entendu comme une valorisation idéologique des améliorations, une métaphysique de l’histoire, est particulièrement promue par Condorcet, dans son Tableau historique, qui voit dans le développement des sciences, des techniques, en particulier de l’industrie, des facteurs du bonheur des sociétés et des individus. Cette confiance dans le progrès est un premier élément de contexte à prendre en compte pour comprendre les évolutions du siècle suivant.
Plus précisément sur la question du Travail, les économistes physiocrates français, promoteurs du libéralisme économique depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, théorisent le Travail comme le point de rencontre entre ces différentes valeurs du libéralisme : la liberté, le Progrès, la raison et l’individu. Cet éloge du Travail, dans un sens libéral, est très nette chez l’économiste suisse Antoine-Elisée Cherbuliez, proche du physiocrate français Jean-Baptiste Say, qui, dans Le Potage à la tortue (1849), souligne que le travail, au XIXe siècle, est dorénavant assimilable à la liberté « comme celle d’aller et de venir, d’acheter et de vendre, de prier Dieu. Cette liberté du travail était restreinte autrefois, en France, par des règlements très minutieux et très gênants qui ont été presque tous supprimés ». Cette analyse du travail repose sur une interprétation optimiste de la loi Le Chapelier, promulguée en juin 1791 qui, au nom de l’Individu, avait supprimé les corps intermédiaires professionnels (communautés de métiers, etc.). Sur le plan politique, cette nouvelle conception du travail fonde l’action du ministre libéral François Guizot, aux affaires entre 1840 et 1848, en France, homme politique qui souscrit dans ses Mémoires (1849) à une conception progressiste des sociétés ; il croit en la capacité des êtres humains à constamment s’améliorer. Les hommes doivent travailler pour épargner et améliorer leur confort matériel : nous sommes là au cœur du paradigme libéral du XIXe siècle, qui unit individualisme, progressisme et économicisme – c’est-à-dire un système d’analyse qui tend à tout expliquer par le jeu de facteurs économiques.
En outre, tout au long du XIXe siècle, les penseurs utilitaristes, au premier chef Jérémy Bentham et Stuart Mill, prônent le « laissez faire » comme moyen pour que s’établissent les équilibres nécessaires grâce au mécanisme du marché et au jeu de la concurrence. L’ouvrier ne peut compter que sur son travail pour améliorer ses conditions de vie, idéologie parfaitement résumée dans l’un des best-seller de l’époque victorienne : Self help de Samuel Smiles en 1859, ouvrage dans lequel l’auteur, un réformateur écossais, d’une grande austérité, que l’on présente souvent comme l’un des premiers théoriciens du développement personnel, appelle chaque individu à prendre sa vie en main et à épargner le plus possible. La responsabilité individuelle y est érigée en valeur suprême. Ainsi, pour les penseurs libéraux, le travail participe au perfectionnement des sociétés et des individus. Il y a donc bien une rupture dans la conception du Travail, par rapport aux siècles précédents : sous l’impulsion des penseurs libéraux, la force de travail est pensée comme une marchandise comme une autre, et non plus comme un état, un élément constitutif d’une identité collective. Également, la dimension morale du travail, caractéristique des sociétés encastrée d’Ancien régime et qui se traduisait par un lien fort unissant valeurs religieuses et Travail – notamment les valeurs de rédemption et réinsertion dans la société – est reléguée au second plan chez les libéraux, au profit d’une analyse strictement économique du Travail. Il ne faut toutefois opposer de façon trop caricaturale libéralisme et religion, en matière de théorie sur le Travail : certains courants du protestantisme en particulier – comme le méthodisme en Angleterre et aux États-Unis, ou encore le piétisme en Allemagne – ont pu légitimer l’ordre social et économique, par la prédestination, c’est-à-dire que la place des individus dans la société, et surtout leur réussite économique, serait dû aux faveurs divines.
Précisons tout de suite les conséquences sociales de ces théories économiques libérales sur la vie des travailleurs de l’industrie, en particulier le déclassement de la majorité des travailleurs anglais, au début du XIXe siècle, dans le contexte de l’industrialisation, comme l’a montré Edward Palmer Thompson dans son ouvrage The Making of the English Working Class (1963). L’auteur britannique met en évidence un nouvel ordre au XIXe siècle, où les relations humaines ne sont plus que des relations économiques. Son ouvrage marque le retour à une vision négative de la « Révolution industrielle » et s’oppose aux historiens et sociologues empiristes, qui arguaient d’une amélioration du niveau de vie, constatable à partir de données quantitatives (les salaires, la baisse des denrées alimentaires), alors que Thompson met au contraire en avant l’élément qualitatif (les modes de vie ouvrier, l’environnement urbain, les ressentis). Il souligne en particulier la hausse sensible du temps de travail ouvrier, au début du XIXe siècle, par rapport à l’époque préindustrielle : alors que les structures corporatives médiévales et modernes exerçaient un contrôle sur le temps de travail, il est fréquent de voir les industriels du premier tiers du XIXe siècle profiter du vide législatif en matière de temps de travail au sein de la grande industrie pour imposer des cadences inédites : de douze à quatorze heures par jour, même pour les femmes et les enfants. Il faut attendre la seconde moitié du siècle en Angleterre et en France pour assister aux premières régulations du temps de travail.
« Sous l’impulsion des penseurs libéraux, la force de travail est pensée comme une marchandise comme une autre, et non plus comme un état, un élément constitutif d’une identité collective. »
De même, E-P Thompson souligne le déclassement économique de nombreux artisans, en particulier les tisserands qualifiés, concurrencés par une main d’œuvre corvéables à merci, travaillant sur des machines. Notamment ces anciennes élites artisanes qui défendent l’ordre ancien paternaliste, moral, fondé sur la réciprocité. Apparent paradoxe qui voit ainsi les nouveaux pauvres défendre un Ancien régime, jugé moins violent que le nouvel ordre bourgeois et concurrentiel. Ces contestations se traduisent en particulier, dans toute Europe de l’ouest de la fin du XVIIe siècle au milieu du XIXe siècle, par le phénomène des bris de machine, étudié par l‘historien François Jarrige [1]. La libéralisation du travail aurait donc eu pour premières conséquences le déracinement des travailleurs, forcés de quitter leurs petites villes et villages vers les grands centres industriels, la rupture des cadres de solidarité traditionnel, et, in fine, la fragilisation des travailleurs.
Réenchanter le Travail
Toutefois, en contre-point de ce rapport désenchanté au Travail, s’exprime de plus en plus au cours du XIXe siècle, dans le sillage d’une part du mouvement littéraire romantique, et, d’autre part, des socialistes dits utopiques, une véritable dénonciations des effets de l’industrialisation et une revalorisation du Travail préindustriel. Pensons en premier lieu aux écrivains et poètes romantiques tels qu’Alphonse Lamartine et son éloge des horlogers jurassiens, qui auraient partagé leur temps, selon une subtile harmonie, entre les travaux agro-pastoraux et la confection d’horloges. Inutile de préciser que ce modèle, que l’historien Jean Marc Ollivier [2] appelle « l’industrialisation douce » est quelque peu idéalisé, Lamartine passant sous silence les nombreux effets indésirables liés au travail à domicile, tels que les cadences harassantes, les hiérarchies internes, parfois pesantes, entre apprentis et chef d’atelier, et puis les nombreuses maladies professionnelles, comme le saturnisme, engendré par le travail du plomb.
Dans le même registre romantique, George Sand porte aussi un regard idéalisé sur la vie paysanne, comme dans Le meunier d’Angibault (1844) ou encore dans François le Champi (1848) [3]. L’autrice aime faire des paysans et des artisans les personnages principaux de ses romans, bien que le récit de leur vie quotidienne trahit souvent un prisme élitaire, empreint d’images champêtres, qui véhicule un imaginaire sur la vie populaire, qui serait, par essence, solidaire, frugale et vertueuse. Citons en particulier son roman intitulé Compagnon du Tour de France (1840), dont le thème principal est l’engagement de deux menuisiers pour un monde plus fraternel. Le monde des compagnons imprègne alors les représentations collectives ; George Sand se serait d’ailleurs beaucoup inspirée du Livre du compagnonnage (1840) du menuisier Agricol Perdiguier, l’un des rares ouvrages s’intéressant aux organisations artisanales, à une époque où les tours de France des artisans connaissent une forte renaissance en Europe.
Ces ouvrages de George Sand s’inscrivent dans ce grand mouvement qui se développe en France entre les révolutions de 1830 et de 1848, et où s’élabore, chez les romantiques et les premiers socialistes, une conception du Peuple. Est distingué le « vrai » peuple, laborieux, vertueux, de la fripouille urbaine. En cela, cette cohorte d’écrivains romantiques, au sein de laquelle nous aurions pu rajouter une dizaine d’autres, est projeté sur ce peuple des ateliers et des champs un ensemble de fantasmes positifs. De même le Travail est considéré comme une notion foncièrement pure. Avec ces auteurs, les travailleurs occupent les premiers rôles, quitte à esthétiser le travail et le travailleur artisanal. Subsiste toutefois dans ce regard romantique porté sur le Travail un angle mort : la souffrance réelle des travailleurs, point sur lequel s’intéressent surtout les penseurs socialistes.
« J’ai vu et j’ai senti par moi-même, avec tous les êtres civilisés, que la vie primitive était le rêve, l’idéal de tous les hommes et de tous les temps. Depuis les bergers de Longus jusqu’à Trianon, la vie pastorale est un Éden parfumé où les âmes tourmentées et lassées du tumulte du monde ont essayé de se réfugier. L’art, ce grand flatteur, ce chercheur complaisant de consolations pour les gens heureux, a traversé une suite ininterrompue de bergeries. Et sous ce titre : Histoire de Bergeries, j’ai souvent désiré de faire un livre d’érudition et de critique où j’aurais passé en revue tous ces différents rêves champêtres dont les hautes classes se sont nourries avec passion. »
Avant-propos de François Champi, de George Sand, 1848
Les socialistes, et le souci de dignifier les travailleurs
L’un des premiers hommes à se réclamer du socialisme est le journaliste Louis Blanc, auteur notamment, dans son ouvrage L’organisation du travail (1840), du célèbre aphorisme « De chacun selon ses facultés à chacun selon ses besoins ». Louis Blanc aborde surtout le travail sous l’angle de l’hygiénisme et de la sociologie en s’appuyant sur les travaux des enquêteurs sociaux Ange Guépin et Louis-René Villermé qui ont étudié les conditions de vie des ouvriers de la grande industrie. La misère sociale est pour Blanc la conséquence de la concurrence, érigée en étalon suprême de la valeur. À terme, la concurrence conduirait au monopole et à la dictature. Il exhorte ainsi l’État à adoucir les effets de l’économie sur les ouvriers et sur les entreprises, victimes de la concurrence effrénée. Pour ce socialiste, qui, par ailleurs, se réclame des Évangiles, l’État est avant tout pensé comme un régulateur du travail, ce qui sonne comme une véritable rupture avec la pensée dominante libérale. Ces premiers socialistes, tels que Louis Blanc mais aussi Robert Owen en Écosse, Étienne Cabet et Charles Fourrier en France, critiquent ainsi une vision dévoyée du libéralisme : quand celui-ci favorise la concurrence et non la fraternité, le marché du travail doit être organisé.
« Pour William Morris, le bel objet, le beau logement, l’art en général peuvent être un instrument d’éducation ouvrière. »
Tous les penseurs socialistes du XIXe siècle ne voient pas forcément l’État comme la réponse pour mieux réguler le travail. Si la critique radicale de Pierre-Jospeh Proudhon, lui-même ouvrier typographe, et sa revendication d’un droit au travail, au sein d’une « République du travail » [4], après la révolution de février 1848, est bien connue, nous pouvons aussi nous référer à des penseurs socialistes de la seconde moitié du siècle, qui font du retour à la dignité du travail manuel, centrée sur la petite entreprise ou la communauté de métier, leur priorité. Ce courant du socialisme prend en particulier son essor dans l’Angleterre victorienne, cadre par excellence, pourtant, de la grande industrie. En 1851, dans l’ouvrage The Stones of Venice, le critique d’art John Ruskin en appelle à une revalorisation de l’artisanat, s’opposant au machinisme aliénant.
Ses idées rencontrent celles de son compatriote et militant socialiste William Morris (1834-1896). Pour ce dernier, les idéaux sociaux se doublent d’aspirations esthétiques. Ainsi fonde-t-il en 1861, sur le modèle des guildes médiévales, une société spécialisée dans la productions de tapis, vitraux, papiers peints à partir de savoir-faire ancestraux. Rebaptisée Morris and Co en 1875, la société devient le fer de lance du mouvement corporatiste Arts And Craft [5]. Prônant l’abolition des frontières entre arts majeurs et mineurs, artiste et artisan, travail intellectuel et manuel, conception et réalisation, ce mouvement trouve un écho en Belgique, en France, ou encore en Autriche, foyers de développement de l’Art Nouveau. « Nous sommes les derniers représentants de l’artisanat auquel la production marchande a porté un coup fatal » affirmait William Morris en 1889. L’embellissement de l’environnement des mains-d’œuvre ouvrières, en particulier les villes, serait consubstantiel de l’amélioration de leur condition sociale. Pour Morris, le bel objet, le beau logement, l’art en général peuvent être un instrument d’éducation ouvrière. Malgré la force de ses convictions, Morris ne parvient pas à rendre les créations de la société accessibles aux classes populaires en raison de leur coût de fabrication élevé. Bien que la politisation de ce socialisme de Morris reste insuffisante, ce mouvement Arts and Craft a participé à redonner une place à la question du dignité du travail en Angleterre.
En France, l’un des intellectuels tenants de ce socialisme des artisans, est Charles Péguy. Dans Notre Jeunesse (1910), il émet une certaine forme de nostalgie pour l’artisanat traditionnel, qui rentre en crise avec l’essor de la grande industrie : « [avant la « Révolution industrielle »] il y avait un véritable culte du travail, une religion du travail bien fait. […] comment a-t-on fait du peuple le plus laborieux de la terre ce peuple de saboteurs ? ». La réponse serait dans la mécanisation, qui transforme le travail en argent par l’asservissement de l’homme à la machine. Le travail doit dans la pensée socialiste susciter un art. Charles Péguy critique donc la déqualification du travail, à la fin du XIXe siècle, phénomène qu’il rapproche de la modernité, et de son corollaire : le désenchantement et la rationalité. Catholique et homme du peuple, Charles Péguy valorise au contraire une mystique du travail, qu’il retrouve dans l’artisanat d’Ancien régime : savoir-faire, solidarité professionnelle, sens de la mesure, etc. quitte à faire de la période médiévale un quasi-paradis perdu. À l’instar de William Morris, de Pierre-Joseph Proudhon et de bien d’autres, Charles Péguy se fait ainsi le contempteur du travail déshumanisé, et le promoteur d’un Travail porteur de sens. La mystique du travail se conjugue ici avec un parti pris en faveur de l’Ouvrier contre le Bourgeois, pour la Nation contre le déracinement.
« On retrouve chez des penseurs marxistes cette idée que la machine peut être au service de l’ouvrier et qu’elle peut être un instrument de l’émancipation du prolétariat. »
Révolutionner les structures du travail
Toutefois, chez les sympathisants du mouvement ouvrier, le regard sur le Travail est loin d’être univoque. Chez les marxistes, en particulier, il n’existe pas de réelle valorisation du Travail artisanal, ni même une réelle aversion à l’égard de la mécanisation. Sur la question des machines, Karl Marx (1818-1883) voit dans la mécanisation un facteur d’aliénation, quand celles-ci sont aux mains des patrons, mais, à la différence de la plupart des socialistes du milieu du XIXe siècle, il reconnaît aussi dans la machine un moyen de faciliter le travail quotidien des ouvriers. Ainsi, Le philosophe Cornélius Castoriadis rappelle dans ses Entretiens et débats 1974-1997 (paru en 2005) que Marx reste imprégné de l’imaginaire de son époque, qui voit l’augmentation de la production comme un bienfait. C’est seulement lorsque la production atteindra un niveau suffisamment élevé que les individus seront émancipés. La technique capitaliste et ses produits font pour lui partie intégrante du processus de développement humain et du Progrès. Il ne critique pas non plus l’organisation du processus de travail dans les usines, si ce n’est certains abus. Les critiques marxistes du Travail et de l’industrie portent ainsi surtout sur les usages de cette technique, qui, au lieu de profiter au prolétariat, bénéficie surtout aux intérêts du Capital.
Le gendre de Karl Marx, Paul Lafargue, est certainement celui qui pousse le plus loin cette connivence entre socialisme et machinisme, dans son ouvrage Éloge de la paresse, paru en 1880 : la mécanisation représente une chance de réduire le temps de travail, à condition d’organiser le travail dans une perspective égalitaire. On retrouve chez des penseurs marxistes cette idée que la machine peut être au service de l’ouvrier et qu’elle peut être un instrument de l’émancipation du prolétariat. Alors que la machine était le point nodal des contestations ouvrières au début et au milieu du XIXe siècle, il semble que la fin du XIXe siècle corresponde à un reflux de ces contestations anti-techniques. Michelle Perrot, dans sa thèse Les ouvriers en grèves (1871-1890), parue en 1974, montre que sur 4 500 grèves, huit seulement avaient comme motif principal la machine, alors que plus 3 000 concernaient les salaires ; c’est un glissement des revendications qui traduit peut-être une acceptation de la machine.
« Pour forcer les capitalistes à perfectionner leurs machines de bois et de fer, il faut hausser les salaires et diminuer les heures de travail des machines de chair et d’os […] Dans la filature, le métier renvideur fut inventé et appliqué à Manchester, parce que les fileurs se refusaient à travailler aussi longtemps qu’auparavant. En Amérique ; la machine envahit toutes les branches de la production agricole, depuis la fabrication du beurre jusqu’au sarclage des blés : pourquoi ? Parce que l’Américain, libre et paresseux, aimerait mieux mille morts que la vie bovine du paysan français. Le labourage, si pénible en notre glorieuse France, si riche en courbatures, est, dans l’Ouest américain un agréable passe-temps au grand air que l’on prend assis, en fumant nonchalamment sa pipe »
Paul Lafargue, Le Droit à la paresse
Il y a donc une vraie volonté chez les marxistes lafarguiens de démystifier le Travail – « Notre époque est, dit-on, le siècle du travail ; il est en effet le siècle de la douleur, de la misère et de la corruption » – et déconstruire toute forme d’amour du travail, tel qu’on pouvait le retrouver chez les socialistes traditionnels. De façon un peu caricaturale, nous pourrions presque voir en Paul Lafargue un inspirateur de Jacques Attali qui, dans L’Avenir du Travail (2007), prédit la « fin du travail » et l’octroi d’un revenu inconditionnel à la masse de la population réduite à l’oisiveté par les « machines » (qui ne fonctionnent plus à la vapeur…) et le numérique.
Représenter la réalité du travail
Dans le domaine littéraire et artistique, enfin, le XIXe siècle correspond un renouvellement du regard porté sur le Travail et les mains d’œuvre. Si la lecture romantique et esthétisante du Travail avait prédominé dans la première moitié du siècle, une lecture réaliste semble dominer les représentations littéraires dans la seconde moitié du siècle. Les années 1880 sont en particulier marquées par le naturalisme d’Émile Zola : dans la plupart de ses romans, qui forment les Rougon-Macquart, l’auteur prend pour cadre le monde minier (Germinal), des domestiques (Pot Bouille) et agricole (La Terre). Précisément, dans Germinal, publié en 1885, Zola décrit puissamment la vie dans les mines, l’expérience des grèves, de la mine, sans aucune idéalisation. L’auteur naturaliste jette un regard extrêmement sombre et désenchanté sur le monde du travail. Chez les peintres réalistes de la fin du XIXe siècle, nous observons également le même souci de représenter la réalité du quotidien des travailleurs et de leur environnement ; ainsi la série de tableaux du peintre Constantin Meunier dédié aux mines belges ou encore le très célèbre tableau intitulé les Raboteurs de parquet, de Gustave Caillebote.
En somme, les discours sur le Travail se renouvellent profondément au XIXe siècle. Si le Travail perd sensiblement de sa mystique religieuse, du fait d’une réflexion libérale en rupture avec la rigidité corporative des siècles précédents, nous voyons certains théoriciens socialistes renouer avec une mystique, médiévale pourrait-on dire, du travail, centrée sur la dignité des travailleurs et de leur art. Enfin, le XIXe siècle est aussi le siècle des grandes enquêtes sur les travailleurs, les moyens de production, donnant à voir une réalité beaucoup plus sombre sur le monde du travail. Chez les marxistes et de nombreux enquêteurs sociaux, le Travail devient aussi une valeur répulsive. À bien des égards, notre époque est héritière de ces différentes visions du Travail : une vision idéale et passionnée du travailleur, coexiste avec une vision plus négative du Travail, considéré comme un poids et un creuset des dominations sociales. À nous peut-être de penser une voie médiane du travail, qui serait, sans être aliénant et moralisant, un levier pour s’épanouir collectivement et individuellement.
Léonard Barbulesco-Vesval
Nos desserts :
- Lire la première partie de cette analyse : « Histoire du regard moral porté sur le Travail du Moyen âge au XVIIIe siècle »
- Lire aussi notre entretien avec François Jarrige à propos des technocritiques et de la technophobie
- Ainsi que notre interview du philosophe Robert Redeker et sa critique radicale de l’idéologie du progrès
- Lire le Manifeste du peuple de Pierre-Joseph Proudhon sur Le Comptoir
- Lire Le Droit à la paresse de Paul Lafargue (PDF)
Notes
[1] JARRIGE François, Au temps des tueuses de bras. Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
[2] OLLIVIER Jean-Marc, L’industrie des clous, des horloges et des lunettes dans le Jura (1780-1914), 2004.
[3] THIBAULT, Marie-Laurence. « Le « contrat de travail » dans la littérature champêtre de George Sand » In George Sand : Terroir et histoire [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2006.
[4] HAYAT Samuel, « Les controverses autour du travail en 1848 », Raisons politiques, 2012/3 (n° 47), p. 13-34.
[5] LALOUX Ludovic, PETERS Arnaud (dir), Le travail en Europe occidentale des années 1830 aux années 1930, Presses universitaires de Valenciennes, 2020.