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Pour une lutte de classes intersectionnelle
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
BALLAST • Pour une lutte de classes intersectionnelle (revue-ballast.fr)
« Moi ce qui m’effraie encore plus que Zemmour, c’est les discours intersectionnels du moment », déclarait récemment l’une des porte-parole du gouvernement Macron. Quelques mois plus tôt, le ministre de l’Éducation nationale dénonçait l’intersectionnalité comme complice du terrorisme islamiste. Ce quinquennat ne nous aura rien épargné. Ce mot compliqué désigne pourtant quelque chose d’élémentaire : certaines personnes font l’expérience de dominations multiples dans la société. Ce concept entend, dès lors, révéler et penser la pluralité et l’imbrication des discriminations de classe, de sexe et de race. Sur fond de pandémie de Covid-19, l’historien étasunien Michael Beyea Reagan s’empare de cette notion — promue par la chercheuse afroféministe Kimberlé Williams Crenshaw à la fin des années 1980 — et défend l’idée d’une « lutte de classes intersectionnelle ». Autrement dit, d’œuvrer, depuis le mouvement ouvrier, à la destruction du mode de production capitaliste en intégrant les « expériences variées, diverses et contradictoires » des travailleurs et des travailleuses.
L’histoire et la pratique d’une lutte de classes intersectionnelle recèle une riche tradition de résistance de la classe laborieuse contre la suprématie blanche, le patriarcat et l’impérialisme. Alors qu’un cinquième du XXIe siècle s’est écoulé, que notre monde est déchiré par des conflits et des catastrophes, le Covid-19 n’en finit pas d’accélérer les crises que nous traversons. La pandémie mondiale a tué des millions de personnes — la race, la pauvreté et le sexe étant les principaux déterminants sociaux de la mortalité. À l’échelle mondiale, les écarts de revenus continuent de se creuser, tandis qu’une petite minorité — des financiers et des titans de l’industrie — amasse une richesse sans précédent sur le dos des travailleurs.
Un seul individu, Jeff Bezos, le patron d’Amazon, contrôle plus de 200 milliards de dollars, et la classe des milliardaires étasuniens a collectivement gagné plus de 1,8 billion de dollars durant la pandémie1, créant plusieurs nouveaux milliardaires — dont beaucoup sont issus de l’industrie pharmaceutique. Wall Street, à travers des spéculations en série, a enrichi certaines entreprises des secteurs technologique et logistique, tandis que les « travailleurs essentiels » de ces mêmes industries connaissent un risque accru d’exposition au virus, et en succombent plus rapidement. Les travailleurs de la santé, les ouvriers agricoles, les emballeurs de viande et les employés des commerces sont particulièrement touchés. La pandémie de Covid-19 met en pleine lumière la nature intersectionnelle des inégalités et de la lutte de classes, mais, nous, activistes et universitaires, peinons à l’appréhender et à agir à la hauteur de la situation. Ni le discours dominant, ni celui de la gauche ne parviennent à saisir la complexité et la diversité de la lutte des classes du XXIe siècle, telle qu’elle a été révélée par la pandémie. Pour faire avancer les mouvements de libération face à cette crise mondiale sans précédent, nous avons besoin de mouvements issus de la classe laborieuse qui puissent affronter directement le pouvoir de la propriété et les oppressions croisées auxquelles sont confrontées l’ensemble de nos luttes. La pandémie mondiale est un signal d’alarme : il nous faut reconnaître la nature de notre monde, construire des mouvements intersectionnels à la fois populaires et puissants dans le but d’inverser la tendance.
Covid-19, race et classe
La pandémie de Covid-19 a exacerbé les crises liées aux inégalités existantes dans lesquelles la classe et la race se renforcent mutuellement. Observons les chiffres : au Royaume-Uni, les Noirs possèdent environ un huitième de la richesse des Blancs, tandis que moins de la moitié des résidents noirs originaires des Caraïbes, d’Afrique ou du Bangladesh ont de coté l’équivalent de 1 000 £ d’économies [environ 1 160 €, ndlr]. Aux États-Unis, la richesse moyenne totale des familles noires est de 17 150 $ [environ 15 000 €, ndlr], soit un dixième de celle des familles blanches. Au Brésil, les six milliardaires les plus riches du pays — tous blancs — sont aussi riches que les 50 % les plus pauvres de la population, soit environ 100 millions de personnes, avec un taux de pauvreté afro-brésilien deux fois plus élevé que celui des Blancs. Lorsque la pandémie a frappé, ceux qui étaient considérés comme des « travailleurs essentiels » n’ont eu d’autre choix que d’aller travailler malgré les risques, s’exposant à la maladie dans les emplois de service et de logistique de première ligne.
[Face au Capitole de l'État du Massachusetts durant un cortège funèbre pour les travailleurs essentiels qui ont été malades ou sont décédés du Covid-19, le 25 mai 2020 | Blake Nissen | The Boston Globe | Getty Images]
Nous constatons une corrélation entre la pauvreté, la race et la mortalité due au Covid-19. Partout dans le monde, les pauvres vivent dans des logements surpeuplés, ont un accès réduit aux soins, peu de congés maladie et moins de ressources en cas d’urgence. Tout cela entraîne une plus grande mortalité. En Amérique latine, les personnes d’ascendance africaine sont touchées de manière disproportionnée par le Covid-19 : citons à nouveau l’exemple du Brésil, où les Noirs sont exposés à un risque de mortalité 30 % supérieur à celui des Blancs. Aux États-Unis, les autochtones, les Noirs et les insulaires du Pacifique connaissent des taux de mortalité de un et demie à deux fois supérieurs à ceux des populations blanches et asiatiques. Au Royaume-Uni, les communautés noires et plus généralement racisées sont des populations plus sujettes à être infectées par le virus. Mais il n’y a sans doute pas de plus grande intersection de classe, de race et de pandémie qu’au sujet des droits de propriété des vaccins et du maintien des brevets mondiaux. Alors que les pays occidentaux — dont l’Allemagne, la France et les États-Unis — accumulent des stocks excédentaires et connaissent d’importants mouvements de résistance à la vaccination, une grande partie des pays en développement lutte pour vacciner ne serait-ce qu’1 % de sa population. Sur l’ensemble du continent africain, seul 1 % de la population est vacciné et le modeste objectif de l’Union africaine de 20 % de vaccinés d’ici la fin de l’année sera difficile à atteindre. Le Tchad, le Burkina Faso et la République du Congo ont des taux de vaccination de 1 % ; ailleurs dans le monde, le Pakistan est à 2 %, la Jamaïque à 4 % et, en Inde, un peu plus de 7 % de la population est vaccinée.
Cette crise de la distribution est en partie causée par les sociétés pharmaceutiques, en Allemagne et aux États-Unis, qui refusent de lever les restrictions de brevet sur la production. L’OMC n’est parvenue à aucun accord sur la levée des brevets en raison de l’obstination du secteur privé, et ce tandis que ces entreprises récoltent des bénéfices exceptionnels. Pfizer prévoit des dizaines de milliards de dollars de revenus supplémentaires — ses chiffres du premier trimestre 2021 sont déjà en hausse de plus de 14 milliards de dollars, soit une augmentation de 45 % par rapport à 2020. L’industrie pharmaceutique a permis à sept personnes d’entrer dans le cercle des milliardaires depuis le début de la pandémie, et des entreprises comme Pfizer et Moderna augmentent désormais le coût des vaccins contre le Covid-19 pour les pays européens. OXFAM International rapporte que les profits réalisés sur les vaccins ont rendu les initiatives mondiales de santé publique Covid cinq fois plus coûteuses qu’auparavant. Dans les pays du Sud, d’innombrables personnes mourront pour satisfaire des droits de propriété et pour l’enrichissement du secteur privé.
Une analyse incomplète des classes
Alors que nous tentons de comprendre ce qui nous a amenés jusqu’ici, il semble désormais clair — et plus que jamais — que la classe sociale est un facteur central de notre société, et qu’elle compte parmi les causes originelles des crises que nous traversons. Pourtant, les idées concernant la classe font défaut au sein de la gauche internationale : dans le discours dominant, gauche comprise, la classe, comme phénomène social, n’est pas bien comprise. Les idées majoritaires l’associent aux questions de revenu ou d’éducation, tandis que certains penseurs de gauche la lient strictement aux « moyens de production ». Dans certains cercles militants contemporains, la classe sociale est considérée comme une simple identité et le « classisme » comme une forme de discrimination comparable au racisme ou au sexisme. Ces idées ne sont pas fausses, mais elles sont incomplètes.
[Marburg (Allemagne), le 27 mars 2021 : un laboratoire BioNTech travaillant sur le vaccin anti-Covid à base d’ARN messager | Alex Kraus | Bloomberg]
Les États-Unis et le Royaume-Uni sont peut-être les pires à cet égard. Le discours dominant sur la classe amalgame de nombreuses personnes de la classe laborieuse à la « classe moyenne », un groupe aux contours mal définis qui se contente de rassembler ceux qui ne sont ni riches, ni pauvres. Cette notion de « classe moyenne » dissimule la réalité de la lutte de classes dans la vie quotidienne, pourtant si facile à distinguer dès lors que nous y prêtons attention. À gauche, des magazines comme Jacobin tiennent un discours différent, tout en offrant une perspective limitée : ils ont tendance à soutenir que la classe est à la base une condition « matérielle », différente des autres formes de lutte sociale et plus fondamentale que les autres. En liant strictement la classe aux conditions matérielles, à un certain rapport aux moyens de production, ces idées restreignent inutilement la lutte de la classe laborieuse. Ainsi que l’a démontré il y a soixante ans l’historien britannique E.P. Thompson, la lutte de classes est un produit de la conscience de classe, laquelle peut provenir de nombreux vecteurs différents d’identité, d’expérience et de conflit.
Lutte de classes internationale
Mais, sous nos yeux, se trouve une autre tradition de politique de classes : je l’appelle « lutte de classes intersectionnelle ». Elle est à la fois présente dans les mouvements ouvriers et dans les idées nées de ces luttes. Elle est tout simplement la tradition des mouvements ouvriers anticapitalistes opposés à la suprématie blanche, au patriarcat, à l’impérialisme et aux autres formes d’oppression sociale. C’est que, au vu des vecteurs de race, de genre, de sexualité, de capacité, de citoyenneté ou encore d’ethnicité qui caractérisent nos sociétés et nos lieux de travail, il serait consternant que la lutte ouvrière ne se caractérise pas par son intersectionnalité.
Si nous regardons du coté de la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud, du Printemps arabe en 2011 ou du soulèvement féministe chilien de 2019, nous voyons que toutes ces luttes de classes sont manifestement intersectionnelles — qu’il s’agisse de la composition même des mouvements, de la nature de leurs revendications et des forces contre lesquelles ils s’opposèrent pendant le conflit. L’histoire et les formes actuelles de la lutte ouvrière démontrent que lorsque nous résistons, cette résistance est nécessairement intersectionnelle. Vers la fin du XXe siècle et durant le XXIe siècle, les universitaires et les théoriciens ont commencé à rattraper leur retard sur l’expérience des gens de la classe laborieuse ; beaucoup de ces penseurs ont étoffé et remanié l’analyse matérielle et structurelle marxiste du capitalisme pour y incorporer les notions de culture, de genre, de race, d’oppression sociale et de pouvoir. Les théories du capitalisme racial de Cédric Robinson, le féminisme matérialiste de penseuses comme Cédric Robinson, le féminisme matérialiste de penseuses comme Cédric Robinson, le féminisme matérialiste de penseuses comme Rudolf Rocker jusqu’à des organisations comme les Industrial Workers of the World, qui ont organisé « un grand syndicat » pour tous les travailleurs et quelles que soient les divisions sociales. Les anarchistes ont cherché à faciliter la solidarité de la classe laborieuse au-delà des frontières, entre les peuples de races et d’ethnies différentes, pour tous les genres, dans l’intérêt général d’une humanité libérée. Issue des traditions combinées des luttes ouvrières et d’une variété de théories sociales, la lutte de classes intersectionnelle met en évidence la composition matérielle et culturelle de la politique de classe. Elle démontre que les individus et les identités se forment dans un processus de conflit social collectif, en lien avec les piliers clés de la structure sociale — la propriété, la violence blanche et le patriarcat ; elle affirme que malgré des différences, nous partageons des intérêts communs en luttant contre le capital et l’oppression. Enfin, la lutte de classes intersectionnelle démontre qu’il existe une voie pour la résistance et une manière de s’organiser et de lutter pour un avenir plus humain et émancipateur. De cette façon, elle peut nous aider à mieux comprendre — et, plus important encore, à faciliter — la lutte sociale de libération.
De la Colombie à l’Alabama
Le meilleur exemple contemporain de lutte des classes intersectionnelle est peut-être la grève générale nationale en Colombie. Ce pays d’Amérique du Sud a été ravagé par le Covid-19, avec un pic de décès début juillet 2020, en plus d’avoir enregistré une augmentation de la pauvreté de 7 % en 2020. Lorsque le gouvernement du président Duque a tenté d’adopter des réformes fiscales qui pèseraient lourdement sur les Colombiens ordinaires, les militants ont pris les rues de Cali, où ils ont été confrontés à une réponse brutale de la police : elle a tué cinquante-trois personnes à travers le pays. L’émergence d’une grève générale massive a permis que la proposition fiscale soit rapidement retirée et que les ministres soient contraints à la démission. La grève s’est néanmoins poursuivie, faisant pression pour obtenir une couverture de santé pour tous, un forfait de paiement universel, un arrêt des violences policières ainsi que d’autres réformes. Plus impressionnant encore, la structure de coordination de la grève générale s’est composée à la fois de syndicats, de groupes étudiants et d’organisations issues du mouvement social avec des contributions de groupes militants noirs, autochtones, de ruraux et de jeunes. Lorsque les groupes d’autodéfense autochtones se sont manifestés pour soutenir la grève, ils ont reconnu que leurs intérêts — mettre fin à l’effondrement environnemental et à la violence de l’État envers leurs peuples — étaient alignés sur ceux des grévistes. Ces deux groupes se sont battus contre l’État et contre le capital, et les mouvements indigènes sont devenus indissociables des luttes des travailleurs contre les hausses d’impôts et pour une médecine socialisée. À mesure que le mouvement a pris de l’ampleur, la nature intersectionnelle de la lutte s’est reflétée à la fois dans ses revendications et sa composition.
Les grèves mondiales contre Amazon, qui a mis ses travailleurs en danger pendant la pandémie, en sont un autre exemple. À Bessemer, en Alabama, une ville majoritairement noire du sud des États-Unis, une campagne de syndicalisation a échoué ce printemps [2021] face à l’opposition d’Amazon : elle fut vive et viola au grand jour la loi. Au cœur de la campagne se trouvait la défense de la dignité et de la justice raciale pour la main-d’œuvre majoritairement noire — 85 % des travailleurs d’Amazon sont noirs à Bessemer. Les organisateurs syndicaux ont été la cible d’insultes racistes alors que les travailleurs considéraient cette campagne pour la syndicalisation comme un moyen d’être traité plus humainement. Au moment même où les travailleurs de Bessemer s’organisaient, les travailleurs d’Amazon en Italie se sont également mis en grève. Au cours d’une journée de grève et de boycott, ils ont défendu la même cause, ont exigé un « temps de travail plus humain » et souligné la nature internationale de leur lutte, en brandissant des pancartes indiquant : « De Plaisance à l’Alabama — un seul grand syndicat ». Malgré l’échec en Alabama et l’action limitée d’une journée en Italie, la lutte se poursuit pour la dignité et l’autodétermination des travailleurs d’Amazon.
[Manifestation à Bessemer (Alabama) contre la direction d'Amazon | Elijah Nouvelage | Bloomberg | Getty Images]
En guerre contre l’oppression
Lorsque les travailleurs entrent en conflit avec l’État et le capital, ces conflits deviennent intersectionnels. Les luttes contre les patrons deviennent des luttes contre les frontières, le racisme et les autres formes d’oppression ; à mesure que les mouvements avancent, ils doivent lutter simultanément contre de multiples formes de pouvoir. Un exemple d’idées pertinentes, tiré du passé, nous vient de Clarence Coe, un travailleur noir pendant la Grande Dépression. Coe a grandi dans le Tennessee rural, où il a été victime de violence raciale. Pour y échapper, il s’est installé à Memphis où il a travaillé dans de mauvaises conditions dans des usines de matelas et de pneus. Lorsqu’il a organisé des campagnes syndicales, il a été pointé du doigt et attaqué par des suprémacistes blancs — à la fois pour son activité syndicale et parce qu’il était noir. Son organisation luttait d’un même élan contre le racisme et l’exploitation capitaliste ; en formant des syndicats contre la suprématie blanche, il a ainsi essayé de rassembler l’ensemble des travailleurs. « Tout le monde était dans le même bateau et s’en est rendu compte », a‑t-il déclaré à un intervieweur.
Un autre exemple est celui des femmes de la classe laborieuse de Lowell, au Massachusetts, aux origines du capitalisme industriel. Les « filles de l’usine », comme elles s’appelaient elles-mêmes, travaillaient douze heures par jour, avec une exigence de productivité de plus en plus grande et des salaires de plus en plus bas. Pour pouvoir s’exprimer sur les problèmes rencontrés dans leur travail, elles ont dû lutter contre les normes patriarcales qui les réduisaient au silence et les reléguaient à la sphère domestique. Les filles de l’usine ont fini par s’apercevoir que « nous sommes une bande de sœurs » et que chacune doit éprouver « de la sympathie pour les malheurs de l’autre ». Elles ont organisé des grèves, des pétitions et adressé des critiques publiques visant les oppressions à l’intersection de leur exploitation — le capitalisme et le patriarcat. Leurs voix les plus militantes l’ont explicitement reconnu et sont entrées dans « la guerre contre l’oppression sous toutes ses formes, contre toute position hiérarchique sauf celle que donne le mérite ». Bien que ces femmes aient été à la pointe de la lutte de classes dans les années 1840, de nombreux syndicats, dominés par les hommes, ne leur ont accordé aucun soutien. Elles ont été ridiculisées.
Bien que ces luttes soient différentes en fonction de la race, du sexe, de l’origine nationale et d’autres facteurs, elles font toutes partie de la lutte de classes. Dans les années 1860, l’organisateur syndical américain William Sylvis a qualifié l’ordre social émergent d’« antagonisme sans fin » entre le travail et le capital. Pour lui, la lutte de classes portait sur la propriété ; la richesse et la propriété ne doivent-elles appartenir qu’à quelques-uns — et ne profiter qu’à quelques-uns — ou bien les non-possédants peuvent-ils s’organiser efficacement pour arracher le contrôle des mains des riches, dans l’intérêt d’une humanité collective et progressiste ? Au nom de la quête du profit individuel à court terme, nous avons assisté à des décennies, voire des siècles de mépris des entreprises envers la vie humaine et le sort même de la planète. L’estimation de Sylvis demeure tout aussi juste : nous vivons dans un antagonisme permanent, dans lequel le capital « est, dans tous les cas, l’agresseur ». Mais, bien qu’il le soit, le capitalisme n’est pas le seul vecteur de lutte. Depuis l’époque de Sylvis, les mouvements ouvriers et les théoriciens ont appris que la suprématie blanche, le patriarcat et l’État sont autant de formes contre lesquelles il faut s’engager simultanément.
Une tradition de l’organisation
Reconnaître la lutte de classes intersectionnelle est une étape, mais nous devons également nous demander comment construire au mieux des mouvements basés sur ces interactions. La plupart du temps, les différences de race, de genre, de sexualité, de capacité, de nationalité et d’ethnicité sont utilisées pour diviser les travailleurs plutôt que pour les rapprocher. La gauche actuelle joue trop souvent le jeu de ces divisions ; elle semble obstinément concentrée sur la fracture et la marginalisation. Mais construire ce types de solidarité se distingue du fait de chercher à parler depuis une position d’oppression et d’attaquer, ou d’interpeller celles et ceux qui ne sont pas suffisamment d’accord. De manière tout aussi néfaste, une autre partie de la gauche privilégie les aspects strictement matériels et économiques des questions de classe, au détriment des aux autres formes de lutte ; elle s’isole dès lors de la classe laborieuse, pour qui ces problèmes sont cruciaux et quotidiens.
Mais il existe donc une alternative, jusque dans notre histoire immédiate : dans le contexte étasunien, Charles Payne l’appelle « tradition d’organisation ». Développée par des gens ordinaires au cours d’un siècle ou plus de lutte, la « tradition d’organisation » consiste à rassembler les gens autour d’intérêts communs, à discuter en tête-à-tête avec les travailleurs et à soutenir les organisations contestataires. Son principe central est de créer des liens entre les problèmes et les personnes afin de renforcer le pouvoir de la classe laborieuse. Cette tradition met l’accent sur un lent et patient « travail de terrain » — comme l’appelait l’organisatrice des droits civiques Ella Baker—, sur l’éducation populaire, la création d’organisations de lutte et le dialogue, par-delà les différences, en vue de construire cette solidarité. Le mouvement mené par les Noirs, les autochtones, les étudiants et les travailleurs en Colombie nous montre la puissance de tels rassemblements. Cette grève générale nationale a permis de remporter des victoires qui profiteront aux travailleurs colombiens contre les riches et serviront les intérêts des plus opprimés. Ainsi se bâtit un pouvoir populaire.
Une résistance intersectionnelle
[…] La différence et la diversité ne signifient pas que nous n’avons pas également des intérêts communs en tant que classe : par exemple, l’opposition au salaire et à un système d’exploitation qui nous fait travailler au profit d’autrui ; ou bien les travaux ménagers non rémunérés, qui permettent au capitalisme de nous exploiter en même temps qu’il contraint et dévalorise le travail domestique, principalement effectué par les femmes. Nous avons toutes et tous nos propres expériences avec le capitalisme et l’oppression, et nous les vivons toutes et tous de différentes manières. La lutte de classes intersectionnelle démontre que la classe laborieuse est constituée de nous-mêmes, avec nos expériences variées, diverses et contradictoires. Cela nous montre que nous pouvons lutter collectivement contre les forces qui nous divisent et nous oppriment.
Dans les mouvements actuels des travailleurs d’Amazon, des travailleurs de la santé, des travailleurs agricoles, des universitaires précaires et des travailleurs de l’économie informelle, les luttes ne sont pas les mêmes ; mais si nous écoutons bien, elles portent des échos profonds et familiers. Lorsque nous nous organisons dans tous les secteurs — avec les travailleurs, les étudiants et les communautés opprimées —, nos luttes sont plus fortes. Il nous appartient de reconnaître ces intersections. Il n’est pas possible de contourner les problèmes fondamentaux qui ont tourmenté nos sociétés pendant des siècles ; la seule voie à suivre est de lutter contre le capitalisme, la suprématie blanche et le patriarcat. Et comme dans la crise pandémique actuelle, si nous voulons survivre, le remède doit nous inclure tous ensemble.
Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | Michael Beyea Reagan, « International class struggle : from shared oppression to unified resistance », Roar, 21 août 2021