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Réformisme ou révolution ? Lire et (re)découvrir Rosa Luxemburg

Lien publiée le 9 octobre 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Réformisme ou révolution ? Lire et (re)découvrir Rosa Luxemburg – CONTRETEMPS

À l’occasion de la parution aux Éditions sociales de l’ouvrage Découvrir Luxemburgécrit par Ulysse Lojkine et Alice Vincent, nous en publions un extrait : un passage de Luxemburg consacré à la critique du réformisme d’Eduard Bernstein, et le commentaire de ce texte par les deux auteurs·rices de l’ouvrage. 

On pourra également consulter notre dossier : « Penser et lutter avec Rosa Luxemburg »

Ulysse Lojkine et Alice Vincent, Découvrir Luxemburg, Éditions sociales, septembre 2021, 184 p.

Texte

« Il est vrai que l’aiguillon qui pousse d’abord vers le mouvement socialiste les masses populaires, c’est le mode de répartition “injuste” du régime capitaliste. En luttant pour la socialisation de toute l’économie, la social-démocratie témoigne en même temps de son aspiration naturelle à une répartition “juste” de la richesse sociale. Mais nous avons appris, grâce à Marx, que le mode de répartition d’une époque déterminée n’est que la conséquence naturelle du mode de production de cette époque : en conséquence, la social-démocratie intensifie sa lutte non pas contre le système de la répartition dans le cadre de la production capitaliste, elle vise à supprimer la production marchande capitaliste elle-même. En un mot, la social-démocratie veut établir un mode de répartition socialiste en supprimant le mode de production capitaliste, tandis que la méthode bernsteinienne consiste à l’inverse à combattre le mode de répartition capitaliste dans l’espoir d’arriver à établir progressivement par ce moyen même, un mode de production socialiste.

Sur quoi Bernstein fonde-t-il alors la réforme socialiste ? Sur certaines tendances déterminées de la production capitaliste ? Non, car : 1. il nie ces tendances, et 2., nous le savons par ce qui précède, il voit dans la transformation socialiste de la production la conséquence d’une transformation de la répartition, et non l’inverse. Les fondements du socialisme de Bernstein ne sont donc pas d’ordre économique. Après avoir complètement renversé le rapport du but et des moyens du socialisme, après avoir abattu ce fondement économique, il ne peut pas donner à son programme un fondement matérialiste, il est obligé d’avoir recours à l’idéalisme.

“Pourquoi faire dériver le socialisme de la contrainte économique ?” écrit-il. “Pourquoi dégrader l’intelligence, le sentiment de la justice, la volonté humaine ?” (Vorwärts, 26 mars 1899). Bernstein prétend que la répartition plus juste qu’il souhaite sera réalisée non par le fait d’une nécessité économique contraignante, mais par la libre volonté de l’homme ou plutôt, puisque la volonté elle-même n’est qu’un instrument, par la conscience de la justice, bref, grâce à l’idée de la justice.

Nous en revenons donc au principe de la justice, à ce vieux cheval de bataille que, depuis des millénaires, chevauchent tous les réformateurs du monde entier, faute de plus sûrs moyens historiques de progrès, à cette Rossinante[1] fourbue sur laquelle tous les Don Quichotte[2] de l’histoire ont galopé vers la grande réforme du monde, pour revenir déconfits avec un œil au beurre noir.

Tel est donc le socialisme de Bernstein, qui a pour fondement social les rapports entre riches et pauvres, pour contenu le principe des coopératives, pour but une “répartition plus juste” et pour légitimation historique l’idée de justice. Comme Weitling[3], il y a plus de cinquante ans, avait défendu avec plus de force, d’esprit et de brio cette sorte de socialisme ! Assurément le génial tailleur ne connaissait pas encore le socialisme scientifique. Or pour faire passer aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, sa doctrine mise en pièces par Marx et Engels, pour en recoudre les morceaux et la présenter au prolétariat allemand comme le dernier mot de la science, il faut aussi un tailleur… mais celui-ci est bien loin d’être génial. »

Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou Révolution, Paris, La Découverte, 2001 [1899], p. 65-66. Gesammelte Werke, tome I.1, Berlin, Dietz Verlag, 2007, p. 420-422.

Présentation et commentaire

Réforme sociale ou Révolution constitue la contribution de Rosa Luxemburg à la querelle du révisionnisme qui anime la social-démocratie internationale à la toute fin du XIXe siècle. L’ouvrage dont nous disposons aujourd’hui réunit deux séries d’articles parus dans la Leipziger Volkszeitung [Journal populaire de Leipzig]. La première, publiée en septembre 1898, répond aux textes que Bernstein avait fait paraître dans la Neue Zeit de 1896 à 1898. La seconde, datant d’avril 1899, est une réponse au livre de Bernstein Les Principes du socialisme et les Tâches de la social-démocratie [Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie] publié un peu plus tôt la même année. Les deux séries d’articles sont rassemblées pour la première fois sous la forme d’un livre en 1899. Ce livre connaît une seconde édition en 1908 [texte 6].

Le passage du capitalisme au socialisme peut-il se faire par une succession de réformes légales ?

En 1867, dans Le Capital, Marx montre que le mode de production capitaliste, parce qu’il tend à saper ses propres fondements, court à sa perte. Cette prédiction, tirée de l’étude des lois économiques du développement du capitalisme, se trouve au fondement du programme politique révolutionnaire du Parti socialiste ouvrier allemand, le SAP, fondé en 1875. Mais, les années passant et la situation économique et politique de l’Allemagne évoluant ; un certain nombre de socialistes allemands commencent à penser qu’il convient d’amender les conclusions de Marx. Aussi, lorsque le successeur du SAP, le Parti social-démocrate allemand (SPD), se donne un programme en 1891 à Erfurt, il comprend deux parties : la première, rédigée par Kautsky, embrasse l’héritage théorique de Marx et ses conclusions quant à la nécessité d’une révolution politique ; la deuxième, signée par Bernstein, s’intéresse davantage à l’expansion concrète du mouvement socialiste allemand dans le cadre démocratique déjà existant. Cette deuxième branche donne bientôt naissance, au sein de la social-démocratie allemande, à un courant dit révisionniste car il entend corriger les thèses de Marx. Bernstein développe ses idées dans la revue marxiste Die Neue Zeit et dans son livre de 1899, Les Présupposés du socialisme et les tâches de la socialdémocratie. Le mode de production capitaliste, selon lui, n’est pas condamné à l’effondrement, il permet d’améliorer le niveau de vie des ouvriers et est à son tour susceptible de modifications graduelles. Bernstein propose par conséquent d’abandonner le mot d’ordre de la révolution, c’est-à-dire de l’abolition complète et immédiate du capitalisme, pour lui préférer celui de la réforme progressive, manière d’accompagner la transition vers le socialisme depuis l’intérieur du capitalisme. Ce sont ces thèses qui donnent lieu, au sein du SPD et, plus largement, de la social-démocratie européenne, à une querelle portant sur la stratégie politique à adopter, la querelle du réformisme. Or à cette époque, Rosa Luxemburg, après avoir terminé son doctorat en Suisse, vient de rejoindre Berlin, attirée par le niveau de développement du mouvement ouvrier en Allemagne, et c’est justement la querelle du réformisme qui va la faire connaître comme une théoricienne marxiste de premier plan.

Dans l’ouvrage dont est extrait le texte ci-dessus, Réforme sociale ou Révolution (1899), Rosa Luxemburg défend Marx contre Bernstein. Pour elle, loin d’être une preuve de la capacité d’auto-adaptation du capitalisme, la raréfaction des crises est un signe de l’approfondissement des contradictions qui grèvent toujours son fonctionnement : elle rappelle en effet que, pour Marx, bien loin d’être un signe d’essoufflement d’un modèle économique, la crise est un moment de régulation qui permet à ce système de se maintenir plus longtemps (le montant des salaires baisse, l’exploitation des salariés augmente). Plus précisément, Bernstein développe deux types d’arguments pour défendre sa thèse. D’une part, il propose des arguments économiques qui doivent montrer que le capitalisme ne se développe pas de manière contradictoire et que, par conséquent, il ne s’autodétruit pas. Tous ces signes économiques d’adaptation du capitalisme relevés par Bernstein (en particulier la généralisation du crédit qui permet d’étendre l’échelle de la production et, de manière générale, l’expansion du caractère social du processus de production) sont réfutés par Luxemburg : considérés de manière ponctuelle, ils peuvent laisser penser que le capitalisme est en train de se transformer en un système plus harmonieux et durable, mais replacés dans le développement de long terme du capitalisme, ils contribuent en vérité selon elle à accroître ses contradictions internes. D’autre part, Bernstein avance des arguments de type politique qui consistent à pointer du doigt, dans le système capitaliste actuel, des poches de socialisme qu’il conviendrait d’aider à se développer (coopératives, syndicats, démocratie). Luxemburg répond que, tant que ces poches s’insèrent dans un système capitaliste, elles ne peuvent fonctionner de manière socialiste. Dans un cas comme dans l’autre, l’auteure replace donc les phénomènes mis en évidence par Bernstein dans un contexte temporel et spatial plus large qui est celui du développement sans frein du capitalisme et de ses contradictions, et en conclut que son effondrement est imparable. Par conséquent, il ne sert à rien d’essayer de le réformer pour passer progressivement au socialisme. La transition du capitalisme au socialisme ne peut se faire que par un changement radical des rapports de production, c’est-à-dire par une révolution socialiste qui instaure la propriété collective des moyens de production. On voit ici de nouveau [texte 1] que Luxemburg applique la méthode matérialiste de manière particulièrement stricte. Là où le sens commun voit dans la politique le domaine de la liberté, un espace dans lequel il appartient aux hommes de choisir entre différents possibles, elle prétend aborder la politique en scientifique, à partir de l’analyse des rapports internes au mode de production conçu comme totalité dont elle est le résultat. Or, cette analyse montre que ce n’est qu’au terme d’un long processus historique que les masses sont susceptibles de devenir les auteures de leur propre histoire. Luxemburg, donc, ne nie pas la liberté des acteurs politiques, ce qui rendrait absurde son propre travail politique, mais la distingue des dilemmes moraux que se posent les individus.

Et elle revendique cette méthode matérialiste. Toutes les autres, selon elle, partent de normes abstraites de ce qui devrait être, et tombent donc dans l’idéalisme. Dans le texte ci-dessus, c’est précisément le reproche qu’elle fait à Bernstein en le comparant à Don Quichotte. Don Quichotte comme Bernstein sont des idéalistes, au sens où ils sont attachés à de grands principes. Mais, précisément en raison de cet idéalisme, leur vision des choses est déformée, leurs ennemis sont imaginaires : Don Quichotte combat des moulins à vent qu’il prend pour des géants, Bernstein se bat contre le système de répartition des richesses qu’il tient pour injuste. Et par conséquent, le combat qu’ils entreprennent est nécessairement voué à l’échec : on aura beau modifier le mode de répartition, le mode de production capitaliste reproduit structurellement des inégalités puisqu’il repose sur l’appropriation d’une part du travail du salarié par le capitaliste qui l’emploie. Rosa Luxemburg reprend donc la distinction faite par Engels dans Socialisme utopique et Socialisme scientifique (1880) : elle se conçoit comme l’héritière du socialisme scientifique de Marx, fondé sur l’étude des faits économiques, et se fait un devoir de combattre Bernstein, théoricien d’une nouvelle forme de socialisme utopique, fondant son opposition au capitalisme de manière uniquement morale. Luxemburg oppose ainsi Marx à Bernstein sur trois plans : révolution contre réforme, théorie systématique de la production contre approche superficielle de la répartition des richesses, socialisme scientifique contre socialisme utopique.

Mais Bernstein n’est pas un socialiste utopiste comme les autres car il écrit après Marx et donc à un moment où l’utopie, selon Luxemburg, est devenue anachronique. Dans la fin du texte que nous avons choisi, la métaphore du tailleur tourne en dérision le fait que le socialiste utopiste Weitling exerçait le métier de tailleur mais elle fait sans doute aussi référence au Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte (1852) de Marx. Si l’utopie a toujours été une approche scientifiquement fausse de l’histoire et de l’action politique, elle a pu être une rhétorique efficace au XVIIIe siècle, à l’ère des grandes révolutions bourgeoises. Elle ne l’est plus, pour les marxistes, à l’ère des révolutions anticapitalistes, qui requièrent une conscience des contraintes et des possibilités historiques. Ainsi, Marx explique au début du Dix-huit Brumaire qu’il était légitime pour la Révolution française de se servir de costumes grecs et romains, mais que cela ne l’est plus pour une révolution prolétarienne. La lucidité est, pour celle-ci, indispensable. De même, Rosa Luxemburg distingue deux périodes : une première période avant Marx durant laquelle les notions abstraites comme celles de justice avaient lieu d’être et pouvaient permettre d’intéresser les prolétaires aux changements sociaux et une période suivant Marx où ces notions deviennent complètement obsolètes car l’opposition au mode de production capitaliste ne peut plus se faire que de manière scientifique.

La polémique avec Bernstein s’inscrit néanmoins dans une période particulière de l’histoire du capitalisme. Par la suite, loin de s’autodétruire sous l’effet d’une contradiction intrinsèque, le capitalisme a connu dans les pays riches au XXe siècle une série de transformations inédites, et notamment le développement à un degré inédit de l’État providence après la Seconde Guerre mondiale. Pendant cette période et dans ces pays, c’est donc Bernstein qui semble avoir triomphé. Mais aujourd’hui, les mêmes États peinent à réguler le développement du capitalisme : en témoignent les crises sociale et écologique. Cela pourrait donner du crédit à l’idée d’une révolution prolétarienne et internationale comme la défendait Luxemburg, s’il existait un mouvement ouvrier capable de la porter.

Luxemburg et ses contemporains

– Karl Marx, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, chapitre 1, Paris, Éditions sociales, 1976.

Marx distingue les révolutions bourgeoises, qui ont besoin de convoquer le souvenir des révolutions passées, des révolutions prolétariennes qui doivent congédier l’histoire passée.

– Friedrich Engels, Socialisme utopique et Socialisme scientifique, Paris, Éditions Sociales, 2021.

Engels établit la distinction entre socialisme utopique et socialisme scientifique.

– Eduard Bernstein, Socialisme théorique et socialisme pratique, trad. Alexandre Cohen, Paris, Les Nuits rouges, 2010 [1899] (suivi de textes critiques de Luxemburg, de Kautsky et de Plekhanov).

Le livre où Bernstein expose ses thèses réformistes, et qui est la cible de la critique de Luxemburg.

– Rosa Luxemburg, « Le cas Millerand et les partis socialistes », 1900, in Le Socialisme en France (1898 – 1912)OEuvres complètes tome III, édition établie par Jean-Numa Ducange Toulouse, Agone-Smolny, 2013, p. 149-167.

Lorsque le socialiste français Alexandre Millerand accepte, soutenu par Jaurès, de participer au gouvernement, Luxemburg y voit une manifestation des illusions réformistes.

Pour aller plus loin

Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, chap. « Vers un socialisme démocratique ».Les Prairies ordinaires, 2013 [1978].

Poulantzas reformule le débat entre réforme et révolution à la lumière des dilemmes stratégiques de son temps.

Notes

[1] Cheval de Don Quichotte, expression aujourd’hui employée pour désigner un mauvais cheval.

[2] Personnage principal du roman de Cervantes Don Quichotte (1605) qui se prend pour un chevalier chargé de faire triompher le bien et se bat pour cela contre des maux qu’il invente de toutes pièces, par exemple contre les moulins à vent qu’il pense être de méchants géants.

[3] Wilhelm Weitling (1808-1871) : socialiste allemand exerçant le métier de tailleur, fondateur du groupe socialiste de la Ligue des Justes prônant la communauté des biens sur un modèle religieux et qui, sous l’influence de Marx et d’Engels, devient la Ligue des communistes qui se donne pour programme le fameux Manifeste du parti communiste. Sur la divergence entre Marx et Engels d’une part, Weitling de l’autre, voir Friedrich Engels, « Contribution à l’histoire de la Ligue des communistes » dans Les Principes du communisme, Paris, Éditions sociales, 2020.