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Pièces et main d’œuvre : "La cybernétique affaiblit notre autonomie de pensée"

Lien publiée le 27 octobre 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Pièces et main d’œuvre : « La cybernétique affaiblit notre autonomie de pensée » – Le Comptoir

Collectif libertaire et technocritique grenoblois, Pièces et main d’œuvre (PMO) n’en finit pas de mettre en lumière les impasses de notre société industrielle. Alors que depuis un an et demi s’accumulent des restrictions pour motif sanitaire censées être temporaires, mais qui semblent de plus en plus entrer dans le droit commun – comme avant elle le plan vigipirate ou l’état d’urgence, afin de lutter contre la menace terroriste – PMO publie un livre essentiel : « Le règne machinal (La crise sanitaire et au-delà) ». Cette compilation de textes publiés depuis le début de la crise sanitaire permet de mettre en lumière le rôle décisif de la technique dans le tournant autoritaire actuel.

Le Comptoir : Selon vous, nous ne vivons ni dans l’“Anthropocène”, ni dans le “Capitalocène”, pourquoi ?

Editions Service compris, 252 pages, 2021

Pièces et main d’œuvre : Le terme d’ « anthropocène » est un néologisme du biologiste Eugène Stoermer, forgé au début des années 1980 pour désigner une nouvelle ère géologique – et popularisé en 2002 dans un article de Nature, co-rédigé avec Paul Crutzen, le prix Nobel de chimie 1995.

Stormer et Crutzen ne font pas remonter les causes du bouleversement géo-climatique à l’apparition de l’anthropos, voici trois millions d’années, ni même à l’émergence du capitalisme, mais situent le début de cette ère en 1784, année du perfectionnement de la machine à vapeur. C’est-à-dire le début de l’usage des énergies fossiles : la révolution thermo-industrielle.

Certes, nul ne vit sans laisser d’“empreintes écologiques”. “De tous temps, les hommes” ont pratiqué la politique de la terre brûlée, y compris les chasseurs cueilleurs du paléolithique. “L’Anthropocène” si l’on veut désigner par ce mot la “transformation” de la nature, sa production/destruction par l’animal politique (zoon politikon), a commencé à feu doux avec les chasseurs cueilleurs, fort peu nombreux, fort mal armés, et qui auraient pourtant réussi à éliminer la plupart des grands mammifères rencontrés depuis 125 000 ans, dans leurs migrations [1].

« L’embrasement devient général quand, des noces du capital et de la science, jaillissent des forces productives/destructives et une explosion démographique exponentielles »

La destruction des forêts du nord et de l’ouest de l’Europe, les ravages des sociétés agraires partout dans le monde marquent l’extension du brasier [2]. Dès le Moyen-Âge, les mines et forges d’Allevard, dans le Grésivaudan, signalent par leur “exploitation destructrice de la nature”, l’avènement de la société industrielle.

Vous préférez donc parler de “Technocène”…

L’embrasement devient général quand, des noces du capital et de la science, jaillissent des forces productives/destructives et une explosion démographique exponentielles. Ni le capital, ni la technologie, pris séparément, n’auraient été capables de tels exploits en si peu de temps. Il fallait l’investissement du capital (public ou privé) pour développer les technologies ; et le développement technologique pour justifier ces investissements (au nom du progrès et du profit).

Amazon.fr - L'anthropocène contre l'histoire: Le réchauffement climatique à l'ère du capital - Malm, Andreas, Dobenesque, Etienne - LivresC’est la science, en dépit des gaspillages du capital et de ses propres errances, qui s’est révélé le facteur décisif, par sa capacité à transformer la connaissance du monde en puissance matérielle au moyen de machines. Le capital n’étant lui-même qu’un de ces moyens ou machines subordonnés à cette conquête de la puissance. Et c’est ainsi que nous vivons au Technocène ou – suivant nos géologues – à l’ère technologique de l’Anthropocène. Tous les hommes ont contribué au crime, mais tous n’y ont pas contribué autant suivant leur strate sociale et historique. Les derniers venus, les technologues, montés sur les épaules des générations précédentes, disposent de moyens sans commune mesure avec ceux des chasseurs cueilleurs.

Le “Capitalocène” dénoncé par Andreas Malm dans L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital est surtout la sempiternelle tentative des anticapitalistes (en l’occurrence un néo-léniniste suédois) de ramener tous les maux à leur idée fixe – « le capitalisme, seul responsable de l’exploitation destructrice de la nature[3]«  (Alain Badiou) – et pour en disculper le Technocène, dissimulé dessous. Comme si le productivisme communiste, autrement dit capitalisme d’État, avait été plus ménager de la nature, humaine ou non-humaine[4]. Comme si un communisme technologique et prométhéen, régi collectivement par une humanité d’ingénieurs et de scientifiques, par voie d’assemblées, de débats et de votes électroniques, pouvait enrayer l’entropie de l’énergie et de la matière, l’échange inégal entre une société techno-industrielle et le monde matériel.

Selon vous, l’homme n’est plus connecté au biotope, mais au “technotope”. Qu’entendez-vous par-là ? En quoi cela explique-t-il la crise sanitaire ?

Jusqu’à récemment, l’humanité, famille du règne animal, vivait en symbiose, heureuse ou malheureuse, avec son biotope – son « lieu de vie ». L’artificialisation et la machination ont transformé celui-ci en technotope, ce monde-machine auquel les humains doivent être intégrés et connectés pour survivre. La pandémie a rappelé avec brutalité notre dépendance au système techno-industriel dans tous les aspects de nos vies – « comment aurions-nous fait sans Internet ? » C’est désormais notre technotope qui satisfait nos besoins, pourvu que nous obéissions aux lois du règne machinal : non plus vivre, mais fonctionner.

D’un point de vue matériel, concret, cette connexion s’effectue via l’interface universelle, la cyber-prothèse greffée à homo mechanicus : le smartphone connecté au réseau cybernétique. Le technotope est saturé d’“intelligence ambiante” – de l’anglais intelligence : renseignement – ainsi que les ingénieurs désignent leurs filets électroniques (puces, capteurs, objets connectés, réseaux de communication sans fil) qui piègent les données numérisées, indispensables à l’automatisation de la vie sociale. Puis l’“intelligence” artificielle calcule ces données pour en tirer modèles, indicateurs, profils, décisions et prédictions. La ville-machine fonctionne sur la transmutation en code informatique de la vie directement vécue.

« Entassés sur la terre ravagée, nous piétinons les territoires des grands singes, des chauves-souris, des oies sauvages. »

Quelles sont les conséquences de cela ?

La machinerie cybernétique doit réguler au mieux les flux et les stocks d’éléments toujours plus nombreux. Désormais, l’organisation rationnelle de l’ordre public – la police des populations, suivant le sens premier du mot “police” – se confond avec le technotope, produit de l’organisation rationnelle de l’homme-machine, toujours plus socialisé et organisé ; tels les composants d’un ordinateur/calculateur.

Ce monde-machine se construit sur une fiction : on pourrait détruire le biotope sans affecter ses habitants. Remplacer le naturel par l’artificiel n’aurait pas d’effet sur la vie biologique et sociale de l’animal politique (zoon politikon), ni sur les règnes animaux et végétaux. Deux cents ans de cette guerre au vivant [5] ont tué les sols, vidé forêts, savanes et océans, infecté l’air et l’eau, empoisonné l’alimentation et l’environnement naturel, dévitalisé les hommes.

Empoisonnement au mercure au nom de l'or: le drame silencieux de la population indigène du Pérou - Curioctopus.fr

Empoisonnement au mercure au Pérou

Entassés sur la terre ravagée, nous piétinons les territoires des grands singes, des chauves-souris, des oies sauvages. Promiscuité idéale pour les contagions (du latin tangere : toucher). Sans oublier le chaos climatique. Si vous craignez les virus et les bactéries, attendez que fonde le permafrost. Tels sont les effets de la destruction de notre biotope et de son remplacement par le technotope.

Selon vous, nous avons dépassé la société de contrôle et la société de surveillance et nous sommes entrés dans la société de contrainte…

Dans un livre de 2008, Terreur et possession. Enquête sur la police des populations à l’ère technologique, nous distinguions le contrôle de la surveillance et de la contrainte. Les deux premiers sont à l’œuvre depuis des années. Le contrôle à travers les multiples fichiers dans lesquels figure tout individu, auxquels s’ajoutent trois outils de fichage liés à la pandémie : fichiers de malades, de cas contact, de vaccinés, intégrant des données personnelles de santé sans l’autorisation des concernés. La surveillance est quasi ubiquitaire, via les caméras de vidéosurveillance (y compris à reconnaissance faciale), la géolocalisation, la capture des données numériques que laisse derrière elle la cyber-vie, comme avec l’appli de traçabilité (de traque) électronique TousAntiCovid.

La contrainte n’est ni le contrôle ni la surveillance. Contraindre, c’est faire agir contre son gré, malgré soi, à son corps défendant, tel un pantin ou un robot. Cela n’implique pas forcément la coercition. Nulle loi ne vous impose un smartphone ou Internet chez vous. Mais la suppression des cabines téléphoniques, des boîtes aux lettres physiques des administrations ou des guichets SNCF, l’obligation de déclarer ses impôts en ligne (et bientôt toutes les démarches administratives, selon le plan « Action Publique 2022 » du gouvernement), l’exigence des recruteurs d’avoir des salariés joignables à tout instant, nous contraignent à nous adapter au monde-machine, à la smart city. En vingt ans, une population entière devenue Smartienne a été modifiée à son insu, suivant un modèle qu’elle n’avait pas choisi mais qu’elle a adopté, avec plus ou moins de bonne volonté.

Alex Borland

Cela s’est-il reflété dans la gestion de la crise sanitaire, du confinement au passe sanitaire ?

Cette machinerie cybernétique renforce en retour les moyens de contrainte du pouvoir. Via les réseaux et les objets connectés, celui-ci peut d’une d’une part collecter des informations (flux de données ascendants), d’autre part transmettre des ordres (flux descendants). La gestion de la pandémie a mis en lumière ces processus de contrainte. Notre liberté de mouvement est actuellement conditionnée au scan d’un QR code attaché à chaque individu, comme les marchandises dans les entrepôts – et comme les Chinois dont la police des populations nous horrifiait il y a peu, souvenez-vous. Via le QR code, le pouvoir nous pilote de façon centralisée : Vert = Oui / Rouge = Non. Simple et efficace.

Ce pilotage centralisé est au cœur du projet de smart city, de “planète intelligente” pour une gestion optimale des métropoles. L’algorithme de réservation des VTC détecte si la batterie de votre smartphone est bientôt vide, et fait monter le prix de la course en proportion. Dépêchez-vous. Dans le métro de Londres, les piétons sont ralentis ou accélérés à leur insu par la machinerie des stations (distributeurs de billets, portillons, escaliers roulants, etc), selon les besoin de l’écoulement des flux. Ne vous avisez pas de marcher à votre rythme. Etc. Ces exemples concernent le macro-pilotage global de la société-machine, qui nous contraint à suivre les procédures décidées par les concepteurs de la Machine et de ses réseaux. Une société automatisée est une société de contrainte.

« Le Smartien s’allège-t-il de lui-même en se dépossédant de sa faculté de penser, de décider, d’agir. »

La contrainte s’exerce aussi au niveau micro, individuel, de façon de plus en plus fine. Avec les outils convergents des neurotechnologies et de l’“intelligence artificielle”, le règne machinal pousse ses connexions jusqu’en notre for intérieur. Au-delà des drogues et psychotropes chimiques, on voit émerger des cyberdrogues. Nous avons documenté les moyens toujours plus performants des neurotechnologies pour connecter le cerveau à la machine. Voyez nos enquêtes sur Clinatec, clinique expérimentale du cerveau, issue du CHU et du CEA-Minatec de Grenoble. Les équipes du professeur Benabid y testent entre autres des implants neuro-électroniques agissant sur le comportement des individus (pour réguler leurs habitudes d’alimentation, calmer les addictions, etc.). C’est ce que le vaudou et l’Inquisition nommaient autrefois la possession. Une force extérieure au sujet s’empare de lui, le contraint ou au contraire lui interdit certains actes et comportements. Cela se plaide en justice (irresponsabilité pénale). Simplement cette force “extérieur”, purement psychique et suggestive autrefois, procède aujourd’hui de moyens matériels, chimiques et électroniques, à la disposition d’un manipulateur high tech.

Les neurotechnologies ont aussi développé des outils de détection de l’intention, avant l’acte lui-même, utilisées par le neuromarketing. D’où découle le nudge, ces techniques de modification du comportement qui s’appuient sur certains mécanismes neuronaux et manipulent les réflexes anthropologiques. Combinées à la puissance des algorithmes et de l’intelligence artificielle, ces techniques sont capables de profiler les individus et de déterminer les ressorts à activer pour provoquer les réactions réflexes attendues. Comme dit un expert : « l’IA cible, et le nudge transforme. »

Emmanuel Macron a fait appel aux spécialistes du nudge (l’agence BVA Nudge Unit), non seulement pour sa campagne, mais pour la gestion de l’épidémie. Le décompte macabre quotidien, la comparaison avec les autres pays, ou l’invention d’une “attestation autodélivrée”, de déplacement, répondent aux principes manipulatoires du nudge. À nouveau, l’objectif est d’éliminer chez les humains leur part d’imprévisibilité, leurs hésitations, ce que ces ingénieurs du comportement nomment des “biais” – bref, d’en finir avec l’humanité vivante et spontanée. Le mot “contrainte”,  vient du latin stringere, « serrer, lier étroitement ensemble ». Voir constriction, boa constrictor. Exactement ce que nous vivons dans le filet de contention électronique qui entrave et oriente nos mouvements et nos choix, telle une camisole de force numérique : l’incarcération de l’homme-machine dans le monde-machine.

Tris Hussey

Je vais me faire l’avocat du Diable, mais si cela permet d’améliorer la vie des gens, ou dans le cas de la crise sanitaire, de sauver des vies, quel est le problème ?

Il faudrait s’entendre sur ce que l’on appelle “améliorer la vie des gens”. Mais adoptons l’opinion façonnée et diffusée par les cybernéticiens, selon laquelle l’automatisation et la machination de tous nos actes nous soulageraient et nous faciliteraient la vie. La machine ayant allégé le labeur physique, devrait aussi alléger nos tâches cognitives et intellectuelles. Ce qu’elle a épargné à notre squelette, elle devrait l’épargner à notre cerveau, prenant en charge le calcul mental, l’orthographe, la mémorisation, la pratique de langues étrangères, l’orientation dans l’espace, l’analyse des situations complexes et toutes nos activités cérébrales. Nos contemporains nous assurent que « c’est bien pratique ». Puis les objets prétendument “intelligents” et la supposée “intelligence artificielle” ont convaincu les humains de leur infériorité et de renoncer à toute initiative. Ainsi le Smartien s’allège-t-il de lui-même en se dépossédant de sa faculté de penser, de décider, d’agir. Qu’est-ce qu’un humain, qui, après avoir renoncé à l’usage de son corps, n’utilise plus son cerveau ? Un amas de chair connecté, sous assistance informatique.

Ivan Illich a décrit comment le “progrès” technologique devenait contre-productif passé un certain seuil. De même que la sédentarité et le manque d’effort physique attaquent désormais la santé – comme le rappellent les “comorbidités” du Covid-19 –, la cybernétique affaiblit notre autonomie de pensée, y compris l’intelligence du quotidien, et nous contraint en outre à un rythme toujours plus épuisant. La contre-productivité prend la forme du “stress”, de la dépression, du surmenage, mais aussi de la déconcentration, de la perte de mémoire, en un mot de l’abrutissement. La vie s’améliore, en effet.

La réaction majoritaire de la population à la pandémie témoigne des effets de ce renoncement à l’autonomie de pensée. La demande de prise en charge totale par la Mère-Machine (et ses maîtres) a éclaté avec l’angoisse de la maladie. Seuls des Smartiens conditionnés à demander secours en toute chose à leurs « applis » pouvaient accepter la traque numérique via TousAntiCovid, puis le QR code pour accéder aux lieux familiers. Il ne leur vient même pas à l’esprit que l’on pourrait faire autrement, ni que cette contrainte ne sauve probablement pas de vies ; des soignants en nombre suffisant et des médecins de famille autorisés à suivre leurs patients dès le début de l’épidémie en auraient à l’évidence sauvé plus. Moins d’humains, plus de machines : le monde-machine révèle sa logique mortifère.

« Qu’il soit une zoonose ou issu d’un accident de laboratoire, le Sars-CoV2 est le produit de la guerre que la société industrielle mène au vivant : une catastrophe industrielle. »

Le cyber-pilotage des masses a franchi un seuil évident à la faveur de cette crise, au nom de la sécurité et de la santé, les habituels chevaux de Troie de la tyrannie technologique. Des habitudes ont été prises, des barrières ont sauté, notamment dans l’acceptabilité des moyens de la contrainte. En témoigne le cynisme glaçant du rapport sénatorial de juin 2021 consacré à l’usage du numérique dans la gestion des futures crises sanitaires [6]. Sans oublier le chaos climatique : la population a donné son Feu Vert (Bernard Charbonneau) à une gestion technologique et tyrannique des crises à venir.

Notez que la question de l’origine du virus, de la cause de la crise, n’intéresse pas grand-monde. Qu’il soit une zoonose ou issu d’un accident de laboratoire, le Sars-CoV2 est le produit de la guerre que la société industrielle mène au vivant : une catastrophe industrielle. Comme d’habitude, il n’est nullement question de mettre en cause ce qui a produit la catastrophe, afin d’éviter que celle-ci ne se reproduise, mais de trouver dans la fuite en avant technologique les moyens d’en repousser provisoirement les effets. En vue “d’améliorer la vie des gens”, on réduit celle-ci à un simple fonctionnement.

Selon vous, la crise nous a fait avancer vers la “technocrature”, c’est-à-dire à la dictature technologique, à la chinoise. N’est-ce pas exagéré ? Nous sommes encore loin du système de notes sociales, par exemple…

Creative Commons Zero - CC0Nous n’assimilons nullement la technocrature à la dictature. Nous prenons soin, au contraire, de distinguer entre la France de Macron où nous pouvons nous exprimer sur Le Comptoir, dans nos livres, nos journaux, et dans la rue, chaque samedi, sans être tués, torturés, ni emprisonnés, et les pays – disons de la Biélorussie au Vietnam – où nous serions immédiatement neutralisés. Nous disons que la Chine constitue un modèle absolutiste de technocratie, au sens où Louis XIV incarne la monarchie absolue, cependant que les Etats-Unis en constituent le modèle éclairé, au sens où Frédéric II de Prusse et Catherine II de Russie prétendent s’inspirer des lumières de la raison et des philosophes. La technocrature est ce moment, ce glissement – mi-latent, mi-conscient – vers l’avènement du techno-totalitarisme ; l’incarcération de l’homme-machine dans le monde-machine.

Il ne s’agit pas seulement de contrôle et de surveillance policiers, de “cyber-flicage”, mais de l’organisation cybernétique de la société. La véritable organisation d’une polis, cité/société, quels que soient son régime de propriété, ses convictions politiques ou ses croyances religieuses, réside dans son appareillage technique et matériel. Simplement parce que les contraintes technologiques (c’est-à-dire les faits matériels et la rationalité technicienne) l’emportent sur toute autre considération dans les sociétés humaines asservies au principe de réalité, au primat de l’efficacité, et in fine, à leur propre volonté de puissance.

« On ne détruit pas la nature sans détruire en même temps la liberté. »

Toutes les sociétés, toutes les technocraties dirigeantes, tendent vers cet objectif de toute-puissance. Toutes cherchent “le seul meilleur chemin” d’y parvenir. Tout au plus devons-nous conserver la distinction entre techno-despotisme “éclairé” (américain, occidental) et techno-despotisme “absolu” à la chinoise, même s’ils interagissent, que chacun présente certains traits de l’autre et gravite vers l’autre, en attendant leur fusion au sein d’un techno-totalitarisme mondialisé.

L’avènement de cette technocrature avait été dénoncé, il y a un demi-siècle de cela, sous le nom d’“écofascisme”, la dictature des ingénieurs Verts, grâce à l’état d’urgence écologique. Voyez les ouvrages de Bernard Charbonneau ou André Gorz. Chacun constate aujourd’hui que cet “écofascisme” était en fait un “technofascisme”, si l’on tient à employer cette référence extrêmement définie et datée. Tandis qu’enfle la Crise (climatique, écologique, sociale, migratoire, etc.) dont la pandémie n’est qu’un avant-goût, la technocratie mobilise des moyens de pilotage des populations inégalés jusqu’ici, et dont les progrès à venir ne font aucun doute. Quand viendra l’heure du rationnement des ressources – stade ultime d’une gestion rationnelle – la “note sociale” à la chinoise sera une “note verte”. On ne détruit pas la nature sans détruire en même temps la liberté. Voilà pourquoi nous, anti-industriels et naturiens, défendons les deux indistinctement.

Comment résister à ce rouleau compresseur technologique, qui s’amplifie depuis la crise sanitaire ?

“Résister” vient d’un vieux mot grec, puis latin, ayant transité par le français ancien sous la forme “ester”, “tenir debout”,, pour produire, entre autres, un doublet “rester/résister”. Rester en arrière, quand la plupart “pro-gressent”, vont de l’avant, c’est résister.

Un manifestant chinois anonyme et solitaire, face à une colonne de chars, a montré en 1989, sur la place de la Paix céleste, ce que signifiait tenir debout face au rouleau compresseur. On peut supposer qu’en « restant en arrière », cet homme est également « resté lui-même », et qu’il a « agi de soi », sans réflexion, parce qu’il n’avait pas d’autre choix, de son point de vue, que de rester debout, face à la progression du rouleau compresseur, blindé, armé et motorisé par la technologie.

Certains protesteront « qu’ils n’ont pas envie de jouer les martyrs, ni les héros. » Qu’ils ne jouent pas. Qu’ils ne se payent pas de mots. Qu’ils ne prétendent pas à une “résistance” sans prix, ni peine. On ne peut avoir à la fois l’auréole de l’effort et la jouissance du confort – enfin, si, on peut.

Chine : que s'est-il passé à Tian'anmen le 5 juin 1989?

Manifestations de Tian’anmen à Pékin en 1989

On ne compte plus les artistes, les universitaires, les charlatans qui réussissent dans le “catastrophisme positif” ; ni les groupes réunis une fois par mois, autour d’un film ou d’un conférencier, afin de manger une part de tarte aux légumes et de se confirmer dans leur posture “dissidente”. Cependant, quand vient la fin du “débat » et la question rituelle, « comment résister à… », on voit vite qu’il n’y a que deux sortes de réponses : les choses « qu’on ne peut pas faire » et celles « qu’on ne veut pas faire ». De sorte que tout ce que l’on peut faire, c’est ce qu’on fait déjà. C’est-à-dire convenir d’une nouvelle réunion, avec un nouveau sujet, un nouveau film et un nouveau conférencier, le mois prochain. C’est l’alter-mondanité, ce qu’un article du Monde diplomatique, il y a une dizaine d’années, avait nommé le “divertissement militant”. La résistance, il y a des festivals pour ça. Mais George Smiley, l’anti-héros de John Le Carré nous avait prévenus, « il y a toujours une raison de ne pas faire les choses. » Inertie, veulerie, procrastination, étourderie, àquoibonisme, etc.

Les gens qui vous demandent « comment résister » ont rarement envie de le faire ; et concluent souvent d’un air navré que, non, ils ne peuvent ou ne veulent pas faire ce que vous suggérez. En fait, on devrait retourner la question et leur demander, » Et vous ? Que faites-vous ? Qu’êtes-vous prêt à faire personnellement, par vous-même, pour résister, à part faire partie du collectif machin et même d’un tas de collectifs machins ? »

« La résistance, il y a des festivals pour ça. »

À l’inverse, les gens qui veulent résister vous demandent rarement comment faire. Ils résistent. Individuellement et/ou collectivement. Passivement et/ou activement. Spirituellement, intellectuellement, pratiquement, politiquement, juridiquement, etc.

C’est-à-dire ?

Editions L’Echappée, 192 p., 2022

Le compagnon qui s’en va seul incendier une antenne-relais et se retrouve au trou pour trois ans, ne vient pas d’abord nous demander un avis que nous n’avons aucun droit de lui donner. Il ne consulte que sa conscience et il fait ce qu’il a à faire pour “rester debout” selon son idée.

Les manifestants qui défilent chaque samedi contre le passe numérique – et nous avec eux – depuis le 12 juillet, n’ont pas attendu notre appel pour “résister au rouleau compresseur technologique”, même s’ils ne le formulent pas forcément ainsi. Quoique nombre de pancartes disent « je ne suis pas un QR-code », ou « Mon métier n’est pas de contrôler les patients/ les lecteurs/les clients « , etc. Ou encore celle-ci, brandie au Puy-en-Velay par une vieille dame, « Laissez-nous vivre notre fin du monde tranquilles ».

Quant à nous, loin de la jactance militante et activiste, nous ne prétendons pas “nous battre”, ni “résister”, du moins pas au vrai sens que ces mots purent avoir en 1870 ou en 1940 ; mais tout au plus nous débattre et traîner, avancer à reculons, sur le tapis roulant du progressisme machinal où la technocratie nous a embarqués, de gré et de force. Faire cet entretien par mail, et le poster sur un site, c’est admettre que nous sommes aussi les produits et les héritiers de deux siècles de défaite face à l’emballement machinal.

Ceux qui vivent actuellement sans QR code ni smartphone peuvent témoigner d’une part, que c’est possible, d’autre part que leur vie est contrainte par leur refus même des outils de la contrainte. C’est en cela que nous parlons de techno-totalitarisme : impossible de vivre hors du technotope, même quand on en refuse les connexions à titre individuel. Sauf à choisir l’érémitisme, et encore, sous l’œil de Google Earth.

« Il faudrait pour que nos contemporains se révoltent contre leur mutation en homme-machine que la conscience atteigne un seuil et une masse critiques. »

Finalement, qui veut “résister” à ce tapis roulant technologique ? À peine les courbes de contamination du Covid-19 semblent-elles s’affaisser, que l’on nous abreuve de “rebond de la croissance”, de “reprise de l’investissement” et d’un “retour à la vie normale” présenté comme un dû. C’est à quoi servent la vaccination de masse et la gestion numérique de l’épidémie, derniers avatars de la fuite en avant technologique : à oublier la crise sans réfléchir à ses causes, pour passer au plus vite à “autre chose”, c’est-à-dire à la même chose qu’avant. D’où la pression des vaccinés et QR codés sur les réfractaires, accusés de ralentir ce retour à la normale.

Bref, nous ne voyons guère de désir de résister au techno-totalitarisme dans la population, mais à l’inverse un désir de prise en charge par la technologie de tout ce qui fait la condition humaine, y compris la peur de la maladie et de la mort. Il faudrait pour que nos contemporains se révoltent contre leur mutation en homme-machine que la conscience atteigne un seuil et une masse critiques. Nous n’avons toujours pas trouvé le secret d’apprendre à penser aux poissons, avant qu’ils ne soient dans la poêle. Seul, pourtant, ce travail de l’enquête critique et de la pensée autonome peut trouver ce secret et le divulguer à tous. Quitte, en espérant, à refuser le maximum de connexions afin de montrer l’exemple et de préserver notre for intérieur de l’invasion cybernétique.

Nos Desserts:

Notes

[1] Cf. « Extinction. Body size downgrading of mammals over the later Quaternary », Science n°360, 20 avril 2018, sur

[2] Cf. Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, 2006

[3] Le Monde, 28 juillet 2018

[4] Cf. Marius Blouin, Alain Badiou nous attaque, et nous faisons (humblement) notre autocritique. Mars 2019 sur www.piecesetmaindoeuvre.com Pièce détachée n°87

[5] Cf. J.-P. Berlan, La guerre au vivant, Agone, 2001.

[6] Cf. « Contrainte numérique : des sénateurs lâchent le morceau »