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L’homo œconomicus est-il un connard ?

Lien publiée le 4 novembre 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

L’homo œconomicus est-il un connard ? – Le Comptoir

L’homo œconomicus est un peu con dit-on, un petit con bourré de biais. Mais peut-on dire qu’il est un connard ? Ce con qui franchit le Rubicon ?

Un jour le gros con fut affublé du nom de connard, ou conard, au choix. Beaucoup de choses ont été écrites sur les cons. Mais les connards sont quand même une race à part. Plus hostile, plus sauvage, le connard se cabre dès lors qu’il sent les rênes du bien vivre ensemble lui serrer les mors. Le connard est vraiment un connard, et on préférerait ne pas croiser sa route. Problème : le connard pousse partout et n’a pas de plume sur la tête qui permettrait de le reconnaître. C’est fâcheux, car la chasse aux connard n’étant pas interdite, nous aurions pu nous en débarrasser, plutôt que de chercher seulement à nous en protéger.

Alors que faire ? Heureusement, la science avance. Certes, il n’existe pas de gène du connard. Mais il semblerait que certains traits de caractères typiques du connard soient mieux représentés dans certaines activités, loisirs ou métiers, ce qui permettrait alors de les « localiser » pour mieux les éviter. Cet article ne pointe pas du doigt, mais s’interroge sur les conditions d’émergence de la connerie qui sembleraient effectivement plus favorables chez… l’Homo œconomicus.

Les preuves scientifiques

Les publications académiques se suivent et se ressemblent, livrant toujours le même constat : le connard sévit surtout dans les domaines de l’économie et de la finance ; certains papiers identifiant même quelques surreprésentation du côté des chefs d’entreprises et des traders. Mais soyons honnêtes, en vérité les choses ne nous sont pas livrées en ces termes et le problème n’est pas posé ainsi. Il ne s’agit de pas de soumettre formellement chaque Homo œconomicus à un test du connard, bien qu’en pratique c’est tout comme. En effet, il se trouve que le connard typique serait caractérisé par trois traits de caractères bien précis : le machiavélisme, le narcissisme, et une certaine tendance à la psychopathie. On appelle cela la Triade noire.

  • Le machiavélisme définit cette tendance à imaginer tous les moyens possibles pour atteindre un objectif. La fin justifie les moyens. Il s’agit d’un thème fort de l’économie, l’utilitarisme. À opposer à l’impératif catégorique de Kant, qui lui ne fera rien à l’encontre de ses principes.
  • Le narcissisme définit cette tendance à se trouver meilleur, supérieur, aux autres, et à le faire savoir. Le narcissique a une énorme confiance en lui, un ego à la hauteur de ses ambitions, et pense sincèrement que s’il est mieux que vous c’est qu’il le vaut bien.
  • La psychopathie définit cette tendance à enfreindre les normes sans ressentir aucune gène ni éprouver aucun remords. Il peut être amené à commettre un acte complètement immoral juste pour obtenir un petit profit, par simple pulsion, ou juste pour voir votre réaction.

Nous sommes tous éligibles au statut de connard, mais certains semblent cocher davantage de cases que d’autres, en particulier donc les cases de la Triade noire. Ceux là sont ceux dont le comportement est typé œconomicus. C’est en tout cas le verdict de la recherche empirique sur le sujet (The Dark Triad across academic majors). Ainsi, on ne compte plus les études soumettant différentes catégories de populations aux tests de la Triade noire, avec à chaque fois le même résultat : la fameuse Triade y est davantage représentée chez les personnes exerçant ou étudiant dans les domaines de l’économie, de la finance. Ce résultat résiste à l’âge, au genre, à la nationalité, et aux différences. Du solide.

Comment expliquer ce résultat un peu troublant ? Y a-t-il un moyen d’y apporter quelque fondement théorique ? Pouvions–nous nous en douter ?

Herbert Alexander Simon (1916 – 2001)

À vrai dire, il existait bien quelques indices qui auraient pu nous mettre la puce à l’oreille. Par exemple, ne dit-on pas que : l’Homo œconomicus peut vous marcher dessus si cela lui permet de s’élever un peu ; il peut s’attribuer 99% du gâteau s’il estime qu’il le mérite ; il peut vous dire que s’il échoue dans tous ses projets c’est parce que vous êtes un bon à rien ; il peut vous vendre un truc qui en vaut la moitié et dont vous n’avez pas besoin…

Des indices troublants, certes, mais insuffisants. Alors on monte d’un cran, cherchant des indices plus nobles. On invoque alors les multiples biais comportementaux qui font de nous des rationnels imparfaits. Nous faisons des choix parfois débiles et incohérents. On parlera de la rationalité limitée (Herbert Simon, prix de la Banque de Suède en 1978), de la théorie des perspectives (Daniel Kahneman et Amos Tversky, prix de la Banque de Suède en 2002). Ces biais nous blessent, nous piquent à l’ego, mais pas davantage. Nous nous croyions omniscients, capables de décider au mieux de nos intérêts. Mais non. Nous manquons d’information, nous savons que nous ne savons pas, et parfois nous ne le savons même pas. Rien de méchant en vérité. Ces réserves quant à notre rationalité font de nous des cons à temps partiel, mais pas des cons continus. Nous sommes un peu cons, mais pas suffisants pour être des connards.

Le connard rationnel

Alors, il faut peut être creuser encore. La critique qui a été faite jusqu’à présent de l’hypothèse de rationalité vise juste mais tire mal. Il faut garder la prise jusqu’au bout, pour bien atteindre le centre de la cible : la rationalité dans ses fondements intimes. Si l’Homo œconomicus est un connard, c’est que forcement la rationalité comme hypothèse centrale est foireuse dès le départ. On obtient alors des résultats troublants, des plus populaires aux plus spectaculaires.

Le dilemme du prisonnier : si vous interrogez deux prisonniers dans deux pièces séparées pour les faire parler, ils finiront par s’accuser l’un et l’autre, alors qu’une meilleure solution eut été qu’ils se fassent confiance et se taisent. Problème, le prisonnier est un rationnel comme les autres, et c’est parce qu’il est rationnel que sa stratégie optimale est de balancer l’autre. Les prisonniers ont donc raison d’avoir tort.

Pas grave, la théorie économique s’est aperçue en fait que l’un n’avait pas besoin de l’autre pour prendre la meilleure décision possible. Il suffit que chacun choisisse au mieux de ses propres intérêts, et l’intendance suivrait. Un miracle formel se produit alors puisqu’on obtient effectivement un équilibre qui ressemble au meilleur des mondes. Il s’agit d’un équilibre où il est impossible d’améliorer le sort de l’un sans dégrader celui d’un autre. Ça ressemble à un monde parfait, mais en regardant de plus près on aperçoit les malfaçons : en effet dans cet équilibre optimal, prendre un peu à celui qui détient toute la richesse pour en donner aux nécessiteux ne sera pas considéré comme souhaitable, puisque alors on réduirait le bien être d’au moins une personne…

Portrait de Bernard de Mandeville (1670-1733)

Pas grave, on cherchera alors un autre équilibre nous menant tout droit au bien vivre ensemble. Peut être, la théorie de la justice de Rawls ferait l’affaire, ou bien un utilitarisme feutré, une méritocratie assumée, un égalitarisme parfait… En cherchant rationnellement à résoudre le problème, il doit bien être possible d’en déduire la solution optimale. Et bien non. Et c’est encore à cause de cette fichue hypothèse de rationalité. C’est elle qui provoque une impossibilité « technique » de trouver la meilleure combinaison possible du bien vivre ensemble : c’est toute l’essence du fameux résultat négatif d’Arrow en 1951 (paradoxe d’Arrow).

Et puis il y a pire encore. L’hypothèse de rationalité fait aussi pousser des résultats bizarres, comme celui de Derek Parfit qui nous dit en substance que s’émouvoir du sort des générations futures n’a pas vraiment de sens puisqu’elles ne sont pas là pour nous donner leur avis. Effectivement, vu comme cela, on comprend alors que l’hypothèse de rationalité porte en elle quelques conditions favorables à l’expression de comportements nuisibles au bien vivre ensemble. Le problème, c’est que l’Homo œconomicus traîne cette hypothèse comme un boulet, malgré toutes les nuances qui lui ont été apportées.

Gageons que l’Homo œconomicus a bien d’autres qualités, et qu’il n’est donc pas un connard. Mais il a donc quelques défauts dont il faut prendre connaissance pour mieux en prévenir les méfaits. Parmi ces défauts, beaucoup se résument ou fondent leur expression dans cette hypothèse de rationalité qui colle à la peau de notre Homo œconomicus. L’hypothèse de rationalité a évidemment bien des vertus, et a fait ses preuves dans bien des domaines. Mais elle est donc aussi capable de produire quelques comportements indésirables, comme lorsqu’elle est mise au service d’un capitalisme débridé, nous rappelle Dany–Robert Dufour dans son livre Baise ton prochain (2021), en réaction à sa sidération devant la fable des abeilles de Mandeville.

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