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À propos du livre de Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils

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Lien publiée le 6 novembre 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://diacritik.com/2021/10/28/que-peut-la-litterature-a-propos-du-livre-de-sandra-lucbert-personne-ne-sort-les-fusils/

Je commence par poser deux axiomes.

Axiome n° 1 : l’ennemi principal de toute politique d’émancipation est le capitalisme. On aura reconnu là une variante de la vieille thèse marxiste de la détermination en dernière instance : en dernière instance, c’est le mode de production capitaliste qui est la source de l’oppression et c’est à lui qu’il faut s’attaquer. Ne m’échappent ni le fait que le déterminant n’est pas toujours le décisif (pour parler comme Lucien Sève), ni les complexités de la surdétermination (pour parler comme Althusser) ou de la lutte pour l’hégémonie (pour parler comme Gramsci). Pour justifier cet axiome, je renvoie au dernier livre de Frédéric Lordon, et à l’œuvre d’Andreas Malm : l’ennemi principal est le capitalisme fossile dans sa dégénérescence néolibérale, qui est en train d’envoyer la planète dans le mur (Voir Frédéric Lordon, Figures du communisme, La fabrique, 2020, ; Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, La fabrique, 2017, La chauve-souris et le capital, La fabrique, 2021).

Axiome n°2 : La littérature pense. Ce qui veut dire : la littérature n’est pas (pas d’abord, pas essentiellement) affaire de jeu, de goût ou d’imagination – elle produit du savoir, issu d’une forme spécifique de pensée. Le problème est alors de distinguer cette forme spécifique des autres formes de pensée, qui sont plus solidement établies, sans céder à la hiérarchisation qui mettra en surplomb la science (considérée comme le type même de la pensée rationnelle : la littérature devient alors l’objet d’une science et non le sujet d’un savoir) ou la philosophie (la pensée littéraire est toujours en attente de son exposition philosophique : Hölderlin pense, mais nous avons besoin de Heidegger pour savoir ce qu’il pense). La tripartition établie par Deleuze et Guattari dans leur Qu’est-ce que la philosophie ? (la philosophie pense par concepts, la science par fonctifs, la littérature par percepts et affects) est un exemple d’une telle hiérarchie, car dans cette distribution de la pensée le concept est roi. Pour comprendre ce qu’est la spécificité de la pensée de la littérature et du savoir qu’elle produit, il faut donc la regarder opérer et tenter de décrire cette opération. En l’occurrence, et en lisant le livre de Sandra LucbertPersonne ne sort les fusilsparu au Seuil en 2020, je vais tenter de décrire une opération littéraire dont la pensée lie mes deux axiomes, le lien étant fourni par la question qui me sert de titre. Il y a là une thèse sous-jacente : la pensée de la littérature est (aussi ? toujours-aussi ?) une pensée politique.

(ii)

Soit donc un texte de littérature dont la pensée est pensée du premier axiome, autrement dit dont l’objet est de subsumer le premier axiome sous le second. Ce n’est bien entendu pas le cas de tous les textes qualifiés de « littéraires », car ce qu’on entend par « littérature », c’est une série de jeux de langage unis par une ressemblance de famille*.

Le texte de Sandra Lucbert appartient bien à cette catégorie de textes qui cherchent à penser littérairement le premier axiome. On se demandera donc comment opère cette subsomption littéraire de la politique de l’émancipation.

La réponse est fournie par Sandra Lucbert elle-même, qui qualifie son texte de « littérature contre-hégémonique ». Cette expression, où apparaît un concept philosophico-politique, n’est pas seulement la notation sténographique d’une analyse politique. Elle fonctionne comme le transcendantal d’une opération littéraire, c’est-à-dire comme le cadre dans lequel la littérature va déployer les moyens propres de sa pensée spécifique : il y a de l’hégémonie (l’idéologie dominante ne se contente pas de dominer, elle dirige, parce qu’elle nous impose son langage), il y a donc de la subjectivité assujettie, et il y a aussi une résistance affective, un refus (on reconnaît là le NON sonore du marxiste irlandais John Holloway, par quoi selon lui toute politique de résistance à l’oppression débute – voir Holloway, Change the World Without Taking Power, Londres, Pluto Press, 2002), et sur cette résistance il y a la possibilité de construire une opération littéraire critique et reconstructrice. Il y a la possibilité d’un texte, inséré dans une situation historique, qui tente d’y faire événement en subvertissant le langage de la situation (pour parler comme Alain Badiou), car l’objet spécifique de l’intervention littéraire n’est pas l’analyse de la situation elle-même (la science et la philosophie s’en chargent) mais la critique de son langage, c’est-à-dire la prise de conscience du fonctionnement de l’hégémonie. L’opération littéraire contre-hégémonique est intervention dans le langage de la situation et production de savoir sur ce langage (ce en quoi elle ressemble aux autres jeux de langage littéraire, qui sont caractérisés par la réflexivité, c’est-à-dire la capacité de produire du savoir sur leur propre langage).

(iii)

Personne ne sort les fusils est lié à une situation historique spécifique. On demande un jour à une romancière (elle avait déjà à son actif deux romans (La toile, Gallimard, 2017 ; Mobiles, Flammarion, 2013) d’assister au procès de France Télécom et en quelque sorte d’en écrire la chronique. Le procès fait date dans les rapports de travail : à la suite de la privatisation de France Telecom, le groupe criblé de dettes a pratiqué une politique de dégraissage massif et brutal de ses salariés. Comme la plupart étaient fonctionnaires, et ne pouvaient donc être licenciés, le groupe a pratiqué le harcèlement à grande échelle, poussant ainsi plus de soixante-dix employés au suicide. Longtemps après, les ex-dirigeants du groupe se retrouvent devant les tribunaux, où ils risquent relativement peu (15000 euros d’amende, ce qui n’est rien à côté de leurs revenus habituels, mais néanmoins aussi la possibilité d’une condamnation à la prison ferme).

Même si l’affaire est sans précédent (c’est la première fois que les dirigeants d’un grand groupe sont jugés pour les résultats de leur politique de gestion des « ressources humaines »), la situation est toujours-déjà mise en discours : le discours dominant des nécessités du désendettement de l’entreprise (c’est bien regrettable, mais on ne pouvait pas faire autrement : on reconnaît là le célèbre TINA, « There Is No Alternative » de Mrs Thatcher), le discours dominé des victimes (pathos des vies brisées, témoignages de souffrance, indignation, rage ou résignation) et le discours apparemment neutre des institutions (discours juridique contradictoire, discours « factuel » des médias). Ma question est donc : où peut se situer le discours littéraire dans cet univers discursif déjà fort encombré ?

La réponse est qu’un tel discours va prendre la forme d’une intervention, portée par une série d’opérations, non sur la situation elle-même (encore que… une telle intervention ne peut être que politique) mais sur son langage. Une intervention dans le langage de la situation (car on n’échappe pas à ce langage commun) mais qui, par un retournement, en portant sur ce langage en permet la critique et la sortie potentielle. Cette sortie critique implique une forme de violence (on ne sort de ce langage que par un coup de force car, étant le langage dominant, il nous parle, dans les deux sens de l’expression) : le titre du livre de Sandra Lucbert, qui par provocation semble être un appel à la violence révolutionnaire, en est l’inscription. Il nous faut donc maintenant tenter de décrire cette série d’opérations.

(iv)

La première opération, et la plus évidente, consiste à dé-narrativiser le texte de ce qui aurait pu être, dans les termes journalistiques habituels un « compte-rendu d’audience ». On se souvient de la définition qu’Aristote, dans sa Poétique donne de l’histoire complète : une histoire est complète si elle a un début, un milieu et une fin (Voir Aristote, Poétique, Seuil, 1980, p. 59.) Il y a là, bien entendu, plus qu’une platitude. Raconter une histoire complète c’est narrativiser une situation en lui imposant deux caractéristiques : un ordre (« Commencez par le début, procédez jusqu’à la fin, alors, arrêtez-vous », comme dit le Roi de Cœur au Lapin Blanc dans Alice au Pays des Merveilles) et une téléologie, car l’ordre est orienté vers sa fin, dans les deux sens du terme. Et le compte-rendu d’un procès prendra tout naturellement la forme d’une histoire complète, puisque l’institution impose un ordre strict aux débats, qui sont tendus vers le point culminant et ultime, le verdict et l’éventuelle condamnation qui sont la fin, le but, du procès et y mettent fin. On attend donc du texte de Sandra Lucbert qu’il entretienne le suspens et qu’il se termine sur l’apothéose de la condamnation des accusés (et de fait, Didier Lombard, ex-PDG de France Télécom et trois autres accusés ont été condamnés à de la prison ferme).

Mais c’est ici que l’opération littéraire fait preuve de subtilité, en décevant nos attentes, en ce qu’elles sont dictées par l’idéologie dominante. On sait depuis le livre de Christian Salmon sur la campagne de réélection de George W. Bush, que la narrativisation, la transformation d’une politique en histoire complète (avec, ironiquement, l’aide théorique inconsciente des narratologues de l’école française) est une opération politique payante, nettement plus efficace que la déclinaison d’un programme par le candidat démocrate (voir C. Salmon, Storytelling, La Découverte, 2007). Ces attentes sont si fortement ancrées dans notre sens commun que la narration d’un procès, tendue téléologiquement vers sa conclusion, est devenue un sous-genre du roman policier. Mais le texte de Sandra Lucbert se joue de ces attentes idéologiquement chargées : il n’y est jamais fait mention du verdict, qui pourtant ne peut laisser indifférent qui a pris le parti des victimes. Et il n’y a pas dans le texte de progression narrative : il est fait non de chapitres mais de sections, dont la consécution n’est pas de l’ordre de la conséquence. Cela veut-il dire que le texte obéit, sinon à la logique du déroulement narratif, du moins à celle de l’affect indigné ? Pas vraiment, ou pas seulement. Il y a dans cette composition du texte un volonté de déconstruire la narration, en ce que la narration du point de vue des victimes est l’image en miroir, dans son pathos, de la narration dominante (la suite « logique » dette – restructuration-dégraissage), dont la narration juridique (débat contradictoire – jugement – verdict) est une variante ou une traduction dans un dialecte appartenant au même langage. Comme Sandra Lucbert le dit à plusieurs reprises : ils se jugent eux-mêmes. Ce qui veut dire non certes que le procès ne sert à rien ou est joué d’avance, mais, plus subtilement, qu’il se déroule à l’intérieur du langage dominant. La dénarrativisation est une première arme pour subvertir ce langage de la situation. Et elle a une conséquence, qui est une ouverture.

(v)

Cette conséquence s’incarne dans la seconde opération littéraire, la focalisation. Une caractéristique de la famille de jeux de langage littéraires est qu’elle est particularisante, là où la science et la philosophie sont universalisantes. En l’occurrence, cela implique non une analyse directement inspirée du premier axiome (ces suicides sont la conséquence de la privatisation exigée par le capitalisme néo-libéral) mais l’évocation d’apparence pointilliste de singularités humaines. Mais avec une surprise : on s’attend à ce que le texte se focalise sur la souffrance des victimes pour en porter témoignage, ce qui est le cas seulement jusqu’à un certain point, car le texte de Sandra Lucbert est pudique lorsqu’il évoque, sans pathos excessif, la souffrance des victimes. Ainsi, la dixième section (pp. 45-8) évoque le témoignage de Mme G. qui, de sa chaise roulante donne tous les détails du harcèlement qui l’a conduite à se jeter sous le RER. Il n’y a pas de pathos dans le récit de ce témoignage, car le corps souffrant de la victime est systématiquement contrasté avec les corps épanouis (dans leur morgue de classe) des prévenus et de leurs avocats : chaise roulante pour la victime, valise à roulettes pour les avocats de la défense, qui, eux, circulent librement, sourient d’un air satisfait et s’acoquinent avec la presse. La particularisation littéraire concerne donc ici beaucoup plus les accusés que les victimes : leurs vêtements, leurs postures, leurs gestes, leurs expressions et leurs discours sont détaillés au scalpel avec la précision d’un médecin légiste pratiquant une autopsie. C’est même sur ces discours que se termine le texte : phrases prononcées par l’ex-PDG Didier Lombard ou qui lui sont prêtées, comme la dernière phrase, qui sert de chute au texte, celle qu’il n’a pas prononcée mais qui dit la vérité de tout son discours (et donc de sa politique de gestion des ressources humaines) : « On va faire quelque chose de formidable et ce sera la fin des gens » (154).

On le voit, cette focalisation particularisante est celle de la satire. L’exploitation capitaliste déshumanise, de façon paroxystique dans le harcèlement qui cherche à pousser à la démission des victimes qu’elle désindividualise. La satire hyper-individualise les responsables de cette politique, jusqu’à la caricature. Ainsi de celui qui est absent, Michel Bon, le patron de France Télécom dont la politique a entraîné l’endettement de l’entreprise et est donc indirectement responsable des licenciements et du harcèlement. Le texte, pour le dire avec la vulgarité qui seule convient à la violence de ces politiques d’entreprise, « lui taille un costard », se moque rageusement de ses scrupules de « patron chrétien » et s’attaque même à son patronyme en faisant le portrait de « l’homme Bon » : la section 31 (119-22) « imagine » à sa façon l’histoire d’un patron typique, enfance d’un chef, lutte contre la corruption mâtinée de racisme, signes de croix et privatisation du secteur public, avec pour apothéose la dette de 70 milliards qu’il laisse en partant à l’entreprise qu’il a privatisée. Et cette focalisation satirique n’est pas anecdotique, elle est littéraire, c’est-à-dire passe par une reconstruction fictive qui dans le même mouvement hyper-individualise l’objet de la satire et en fait un patron typique (participant ainsi au type de réalisme que Lukacs appelait de ses vœux contre le naturalisme). Il y donc bien dans le texte à la fois une focalisation et une généralisation. Ici intervient la troisième opération littéraire.

(vi)

Cette troisième opération est un élargissement de l’angle. La caméra, qui zoomait sur les accusés élargit son angle et prend de la distance. Cet élargissement est culturel : on repasse des individus à la situation.

On s’attendrait à ce que le texte s’ouvre sur l’ouverture du procès. Mais son incipit concerne en fait un autre procès ; le procès de Nuremberg, dans le récit qu’en fait Joseph Kessel (section 1, 9-10). Comparaison indue, effet d’un grossière et condamnable exagération ? Mais la comparaison ne vient pas de Sandra Lucbert et de son texte, elle provient de ceux qui prennent la défense des accusés : quelques dizaines de suicides, ça n’est quand même pas la Shoah ! Et on ne peut guère faire de ce procès le Nuremberg du management ! Mais cette négation cache une dénégation freudienne, « un impensable auquel tout le monde pense » (13) : elle avoue implicitement que la lutte des classes est une forme de guerre et ouvre la possibilité que cette guerre-là aussi ait ses criminels.

Mais l’opération littéraire d’élargissement de l’angle historique a ses spécificités. L’élargissement historique se fait élargissement cultuel de deux façons. D’abord en filant la métaphore historique par le biais d’une référence au langage des nazis, tel que l’analyse Victor Klemperer dans LTI (acronyme de lingua tertii imperii) (voir V. Klemperer, LTI, la langue du IIIè Reich, Albin Michel, 1996 (1975)), ce qui ouvre vers l’analyse du langage du management dans des termes similaires : il y aura une LCN (lingua capitalisti neoliberalis) comme il y eut une LTI (le lien entre les deux n’est pas anecdotique : on lira à ce sujet Johann Chapoutot sur les théories managériales nazies et leur postérité « démocratique » : J. Chapoutot, Libres d’obéir, Gallimard, 2020). Ensuite, en filant la métaphore non dans l’histoire mais dans la tradition littéraire, ce qui amène Sandra Lucbert à recontextualiser deux textes, le Kafka de La colonie pénitentiaire, de la machine à exécuter qui inscrit de texte de la loi dans la chair du condamné, et le Bartleby de Melville, célèbre portrait de l’employé qui refuse (« I would prefer not to ») les tâches que son patron lui assigne. Ces recontextualisations sont des relectures, car Sandra Lucbert insiste non sur la capacité de résistance de l’employé mais sur les manœuvres de l’avoué-patron pour se débarrasser de lui, tout comme elle ignore la fin de la nouvelle de Kafka, lorsque l’officier bourreau abandonne son propre corps à la machine à exécuter. Cela pourra choquer le critique littéraire traditionnel : comment peut-on ignorer la fin, dans les deux sens du terme, de la nouvelle de Kafka ? Mais la relecture que pratique l’opération littéraire contre-hégémonique n’est pas une interprétation dans le sens classique du terme (on se souvient de ce que disait Lucien Goldmann : une interprétation doit rendre compte de tous les éléments du texte interprété) : c’est une intervention dans une conjoncture historico-idéologique, qui sélectionne dans sa lecture les éléments pertinents, qui peuvent devenir des armes. Et il est clair que ceux qui, par leur harcèlement, ont sculpté le texte de leur loi dans le corps des victimes ne se sont pas infligé le même traitement : un PDG remercié pour incompétence bénéficie toujours d’un golden handshake.

Cet élargissement d’angle historique et littéraire n’est pas le seul, d’où la quatrième opération littéraire.

(vii)

La quatrième opération élargit l’angle énonciatif, en multipliant les voix, les discours et les registres. C’est en effet une caractéristique de la famille de jeux de langage littéraire qu’elle est englobante. Pour le dire dans les termes de Jacques Rancière, il y a une démocratie de la littérature, qui la distingue des Belles Lettres qui l’ont précédée : avec la littérature, cette invention dix-neuviémiste, n’importe quel sujet peut être traité par le texte, n’importe qui (même la femme volage d’un médecin de campagne normand) peut être le héros d’une narration littéraire, et tous les styles sont acceptables pour mener cette narration (voir Jacques Rancière, Politique de la littérature, Galilée, 2007). On ajoutera : non seulement tous les sujets et tous les styles, mais aussi tous les discours.

La forme la plus évidente, et la plus courante, de cet élargissement littéraire est la multiplication des voix et positions énonciatives, souvent par recours au style indirect libre : on fait parler les victimes, et surtout, on l’a vu, les accusés, et on entre dans la conscience des prévenus en parlant leurs pensées. Mais l’élargissement ne s’arrête pas à cette technique romanesque aujourd’hui banale. Car le texte de Sandra Lucbert fait appel à tous les registres, y compris, à l’occasion le registre que les bienséances qualifieront de « vulgaire ». Ainsi, s’attaquer à l’ancien président de France Télécom en jouant sur son patronyme et en caricaturant le patron « chrétien » dans la figure de l’Homme Bon est de fort mauvais goût : argument, comme on dit, au-dessous de la ceinture, comme est le fait de le dire « cuculisé » (124). Mais cette descente contrôlée dans la « vulgarité » est une opération clairement politique. Elle exerce a fonction cathartique d’expression de la violence d’un affect (réponse obligée à la violence de classe du harcèlement) et intervention politique de subversion des registres « nobles » dans lesquels se déploie le langage de classe des accusés : langage châtié et violence feutrée du discours patronal, qui camoufle sa violence sous l’expression des bons sentiments (équivalent verbal des signes de croix du patron chrétien), langage euphémisé du management, qui ne dit jamais la vérité de ce qu’il fait (vieille technique : Orwell remarquait déjà qu’un opération coloniale de terrorisation des populations civiles en bombardant leurs villages était toujours nommée « pacification »), langue de bois des procédures juridiques – bref, tout ce qui dans le langage dominant permet de pratiquer la lutte des classes tout en la déniant.

L’opération littéraire contre-hégémonique est donc avant tout une opération de subversion des langages dominants. Elle peut opérer cette subversion parce que la littérature, famille de jeux de langage englobants, n’admet pas seulement tous les registres : elle pratique aussi tous les genres, au besoin avec la distance critique du pastiche. Ainsi, la section 34 (131-3) se présente sous la forme de 26 versets numérotés, comme dans la Bible. Mais cette genèse ne raconte pas la création du monde, elle décrit la structure d’oppression du capitalisme néo-libéral (« Au commencement fut la structure… », 131). Et elle fait suite à une section (129-30), qui donne la parole aux salariés de Carrefour, lorsque l’homme Bon était PDG de ce groupe et qu’il y a mis en œuvre un système d’évaluation pour pousser une partie du personnel vers la porte : cette parole prend la forme de phrases séparées par des blancs, avec passage à la ligne, qui donne à cette prose l’apparence du vers, comme deviennent une sorte de poème, dans la section 15 (67-8), les paroles prêtées à Brigitte Dumont, qui fait partie des accusés, lorsqu’elle décrit dans des termes lyriques sa politique de management des ressources humaines :

« Je crois que l’ensemble des partenaires a démontré sa formidable résilience.
J’ai confiance en nos moyens humains mobilisés » (67)

Ainsi parodiquement poétisée, la langue de bois du management se révèle pour ce qu’elle est : au mieux ce que Heidegger qualifiait de « bavardage », langage vidé de sens, paroles futiles, et au pire la voix de l’hypocrisie, celle de Raminagrobis attirant à lui la belette et le petit lapin. La même technique est utilisée dans la section conclusive, où c’est Didier Lombard qui parle, par phrases courtes et séparées par des blancs, qui font fonction d’aphorismes, jusqu’au dernier mot, déjà cité, qui dit la vérité de ce langage, véritable mot de la fin dans les deux sens du terme : « On va faire quelque chose de formidable et ce sera la fin des gens » (154).

(viii)

Il est maintenant clair que l’objet spécifique de l’opération littéraire est une intervention politique qui produit du savoir sur le langage dominant dans la situation : cette forme de littérature est bien contrehégémonique, elle nous propose une critique pratique du langage en tant qu’il est vecteur de l’idéologie dominante dans son aspect brutal de domination mais aussi, et c’est là, en matière de langage, le plus important, dans son aspect plus feutré de direction (c’est ce que Gramsci entendait par le concept d’hégémonie, qu’il a emprunté, on s’en souvient, non seulement à la tradition marxiste de Plekhanov et Lénine mais également à son maître en linguistique, Bartoli).

Cette intervention politique du texte littéraire est rendue possible par le fait que la famille de jeux de langage littéraires est caractérisée par la réflexivité. La connaissance produite par la littérature est toujours (toujours-aussi) connaissance du fonctionnement du langage – du langage en général (dans tout écrivain digne de ce nom il y a un linguiste qui s’ignore) et du détail des jeux de langage que la littérature, jeu de langage englobant comme on l’a vu, présente et représente.

On trouve dans le texte de Sandra Lucbert un exemple éclatant de ce mélange de réflexif et d’englobant, dans l’utilisation qu’elle fait d’un célèbre passage du Quart Livre de Rabelais, l’épisode des paroles gelées, ou « comment entre les paroles gelées Pantagruel trouva des mots de gueule » (33). Ces mots gelés sont les mots du langage dominant en tant qu’il bride et fige le sens, lui impose la bonne direction du bon sens, celui de l’idéologie dominante : prêt à penser langagier, bavardage heidegerrien, langue euphémisée du management ou langue de bois de toute espèce. Mais ce recours à la tradition littéraire et à un écrivain qui, comme le dit Sandra Lucbert dans une superbe formule, « tintamarre le langage », ne se limite pas à un emprunt semi-théorique par le biais d’un apologue : elle permet, c’est l’objet de la section 27 (103-7), un exposé critique du fonctionnement du capitalisme financier sous la forme d’un pastiche de Rabelais. L’anachronisme délibéré nourrit la verve critique et mobilise des affects que l’exposé scientifique par concepts laisserait indifférents (dans les termes de la linguistique, on dira : la force illocutoire des phrases du texte en est notablement augmentée).

Parce que le texte littéraire est à la fois englobant et réflexif, c’est un texte hybride, il pratique une critique du langage dominant, mais il contient aussi, implicitement et parfois explicitement, une forme de théorie de sa pratique. Comme on vient de la voir avec la formule « Rabelais tintamarre le langage », il fournit au linguiste des formules, et par celles-ci des intuitions sur le fonctionnement du langage, que ses concepts ne lui permettaient pas d’atteindre. On trouvera donc, dans les sections 4 et 5 (19-23) un véritable art poétique, par formules mémorables : « la littérature parle la langue collective, mais contestée par une cacophonie intérieure » (19), « voir en prose », c’est-à-dire « donner des yeux à la pensée » (20), la littérature permet de « se déparler tout en parlant » (21). Le texte littéraire étant un texte hybride, car englobant, cet art poétique se dirige vers une philosophie du langage : c’est ainsi que la littérature pense. Elle ne se contente pas de nous faire prendre conscience du fonctionnement du langage, dans sa complexité (qui va bien au-delà d’un langage simple instrument de communication), elle nous donne des armes critiques contre lui – elle nous permet de le déparler. Elle ne nous propose pas des concepts, mais des armes langagières qui utilisent (ce que seule la littérature peut faire, et guère la science ou la philosophie) les ambiguïtés du langage quotidien. Ainsi, dans la section 7, de la description d’une émission du Figaro, qui est « intégralement consacrée à mouliner du machinal » (29). La littérature ici resémantise une métaphore très morte : le journaliste chien de garde parle machinalement, sans y penser, il est parlé par la machine des appareils idéologiques d’État, pour parler comme Althusser, il énonce ce qui pour lui sont des évidences et par lui le deviennent pour ses auditeurs (un droit du travail « trop protecteur des salariés », ce qui entraîne des « effets pervers » : l’impossibilité de licencier purement et simplement des fonctionnaires, d’où le recours inévitable – « enfin-il-fallait-voilà » – au harcèlement). Car la littérature est capable de déparler le langage dominant, qui est aussi le langage courant, du sens commun nécessairement partagé et du bon sens qui dirige les phrases dans la bonne direction. La littérature est capable de « s’extirper de la langue générale » (25) en jouant avec le langage, ce qui est une façon de se jouer de lui. Elle n’hésitera donc pas à forcer le sens pour faire apparaître ce que Lacan appelait un point de capiton. Ainsi de cette « économie des services », qui devient économie des « serre-vis », avec d’un côté les serfs et de l’autre les vices (83). Lutte pour les mots (ce qui est le tout venant de la lutte idéologique), mais aussi lutte pour les métaphores, qu’il s’agit de resémantiser, souvent en les prenant au pied de la lettre : la section 24 (93-6) se présente comme une recette de cuisine, la recette du « bouillon financier » qui permet de « liquider » les salariés – cette liquidation redevient une liquéfaction. Et lutte pour les formules – j’en ai déjà cité un certain nombre, équivalent littéraire du mot d’ordre qui est essentiel à a politique léniniste.

Le résultat de cette lutte dans et pour le langage, qui est une intervention politique, c’est une quasi-théorie de la langue générale, sous la forme de ce que Sandra Lucbert appelle le « langage à tirets » : phrases blocs, qui bloquent le sens et illustrent la formule provocatrice de Barthes, qui soutenait que la langue est fasciste non en ce qu’elle empêche de parler, par censure, mais en ce qu’elle force à parler. La langue générale, langue des dominants relayée par les appareils idéologiques (langage juridique, langage des media) est faite de ces blocs de prêt à dire, « enfin-il-fallait-voilà » (33), « Le-Monde voulu-par-Dieu » (131) : ici, la référence historique à la langue du 3ème Reich (la LTI de Klemperer) s’impose, et justifie le nom de LCN que lui attribue Sandra Lucbert. Cette langue d’oppression, incarnée en particulier dans l’anglais du management, est ce sur quoi la littérature exerce un pouvoir dissolvant  spécifique : pour le dire dans les termes de Rabelais, elle dégèle les formules à tirets gelées.

On peut alors décrire l’opération littéraire dans les termes d’une philosophie du langage centrée sur le concept d’interpellation (voir J.J. Lecercle, De l’interpellation, Paris : Amsterdam, 2019). Le sujet assujetti est interpellé à sa place par le langage, il est parlé par la langue qu’il croit ou prétend parler. Il n’assume sa liberté de locuteur qu’en contre-interpellant la langue qui l’interpelle – cela s’appelle un style. La fonction de la littérature est alors double : aider à prendre conscience du fonctionnement pragmatique du langage, c’est-à-dire des interpellations langagières, en décrivant le processus et en prenant ses distances avec lui, et inciter, par la pratique du style, qui est tintamarre du langage, à contre-interpeller le système de la langue (système idéologique, incarné dans un système grammatical). La littérature contre-hégémonique est alors le type de littérature qui prend en charge explicitement (et non plus seulement à titre d’incitation pratique) cette contre-interpellation.

Sandra Lucbert Personne ne sort les fusils © éditions Points (détail de la couverture)

(ix)

Le texte de Sandra Lucbert nous aura appris deux choses. La première est que la dialectique du système et du style (de l’interpellation et de la contre-interpellation langagières) peut être le site d’une opération à la fois et indissolublement littéraire et politique : il y a du contre-hégémonique dans toute littérature digne de ce nom. La seconde, en réponse à la question que pose mon titre, est une conception plus claire des pouvoirs de la littérature, selon les cinq caractéristiques de la famille des jeux de langage littéraires. Ce sont des jeux de langage réflexifs (le texte littéraire est un texte hybride, qui habite son langage et en même temps prend à son égard la distance de la réflexion, pratique pré-théorique), complexes (la littérature utilise toutes les ressources du langage, avec le système et contre lui – ce jeu de langage est mise en jeu du langage, jouer avec le langage et se jouer de lui), recontextualisant (le texte littéraire absorbe et resémantise dans un contexte historico-politique nouveau toute une tradition de sens, incarnée par la tradition du canon littéraire), englobant (il y a, dans les termes de Rancière, une démocratie de la littérature : tous les styles, tous les registres, tous les genres) et particularisant (la littérature ne se limite pas aux abstractions universelles, elle nous propose la pratique du troisième genre de connaissance chez Spinoza, la connaissance des choses particulières, là où le second genre, gouverné par la raison, vise les généralités). Le texte de Sandra Lucbert, texte littéraire parce que politique (et réciproquement) illustre avec éclat ces pouvoirs de la littérature.

Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, éditions Points, 160 p., septembre 2021, 6 € 20 — Lire un extrait

* Les deux termes appartiennent à Wittgenstein : un mot ou une phrase tire son sens de son insertion dans un jeu de langage, lequel est lié à une forme de vie, autrement dit à une pratique sociale ; et la ressemblance de famille fonctionne par glissement métonymique, qui fait que A ressemble à B, qui ressemble à C, mais pas selon les mêmes caractéristiques, et quand on arrive à F, il ressemble à E mais n’a aucune caractéristique commune avec A. J’utilise ce dernier concept dans un sens large : la famille est définie par un certain nombre de caractéristiques, mais tous les membres de a famille ne les possèdent pas toutes.