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"Le technocratisme de Blanquer participe du désastre démocratique général que nous vivons"

éducation livre

Lien publiée le 9 novembre 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://diacritik.com/2021/11/08/christian-laval-et-francis-vergne-le-technocratisme-de-blanquer-participe-du-desastre-democratique-general-que-nous-vivons/

En cette année de présidentielle, impossible de ne pas évoquer l’Éducation nationale afin de réfléchir à une école de demain. Après cinq années de blanquérisme qui ont considérablement affaibli toute démocratie scolaire et verticalisé pour ne pas dire féodalisé les acteurs de l’école, il est temps de rouvrir l’école à la démocratie. C’est le sens du remarquable et indispensable essai de Christian Laval et Francis Vergne, Éducation démocratique : la révolution scolaire à venir qui vient de paraître à La Découverte. Les deux auteurs indiquent sans détour et avec force combien le système éducatif doit désormais jouer un rôle écologique et social éminent : rendre le monde vivable et préserver la planète exigent une refonte de l’école. C’est le défi de chacun. À l’heure où certains enseignants se droitisent et sont tentés par le zemmourisme, il était plus que nécessaire pour Diacritik d’aller à la rencontre de Christian Laval et Francis Vergne le temps d’un grand entretien autour de leurs décisives propositions pour une véritable révolution scolaire.

Ma première question voudrait porter sur les origines de votre indispensable réflexion, véritable programme politique, en faveur d’une véritable éducation démocratique. Dans ce fort essai, vous affirmez d’emblée combien votre propos est né de la nécessité d’une révolution à la fois écologique et sociale. En quoi, selon vous, le système éducatif a-t-il un éminent rôle à jouer dans le déploiement de cette démocratie sociale et écologique ? En quoi y a-t-il nécessité et urgence à faire de l’école l’enjeu même de cette démocratie ?

Christian Laval : Nous ne voulons plus nous mentir sur l’époque que nous vivons et sur la grande bifurcation qui est devant nous, celle qui sépare l’abandon de notre modèle économique d’un côté de la poursuite catastrophique de la domination et de la destruction de l’environnement naturel et social de l’autre. Ce que tend à masquer le terme trompeur de « transition », comme si ce système pouvait de lui-même engendrer ses propres antidotes, lesquels ne pourraient être que des principes absolument contraires à ceux du capitalisme prédateur. La question de quiconque aurait vraiment pris conscience des enjeux de l’époque devrait être de savoir quel modèle de société et quelle forme de vie nous devons impérativement mettre à la place des schémas actuels de production et de consommation, et, donc, de savoir quel type d’éducation nous devons adopter pour préparer les futurs adultes à ce changement complet de mode de vie, de travail, de lien social, d’institutions politiques. Il s’agit en somme d’être conséquent. Si une révolution qui soit à la fois sociale, économique et écologiste s’impose, ce que nous croyons avec beaucoup d’autres, alors il faut se demander quelles implications et quelles formes elle doit prendre en matière d’action éducative qui est, excusez le truisme,  si fondamentale pour l’avenir. C’est le sens de notre livre : il n’y a pas un instant à perdre pour redéfinir un nouveau modèle d’éducation qui non seulement correspondrait à une société vivable et désirable et à une Terre habitable à l’avenir, mais préparerait aussi et dès aujourd’hui ceux qui y vivront et l’habiteront à maîtriser démocratiquement leur destin.  Au fond, il revient aux éducateurs de s’inquiéter du monde qu’ils vont laisser aux enfants d’aujourd’hui, mais, du même pas, de se soucier des enfants qu’ils laisseront au monde de demain. Car ces derniers en grandissant en auront vite la garde, dans des conditions qu’on sait aggravées.

Pour les éducateurs, la responsabilité du monde commence par la responsabilité de la formation des enfants et des jeunes. Faisons un calcul tout bête : un enfant de dix ans en aura quarante en 2050, et soixante-dix en 2080. Que sera sa vie, quels seront sa part et son rôle dans la vie sociale,  que sera la maîtrise qu’il aura sur les événements s’il n’a pas été formé dans les quelques années qui viennent à affronter le réel, s’il n’a pas les armes intellectuelles, s’il n’a pas la volonté, s’il n’a pas le souci de la solidarité et l’expérience acquise de la vie démocratique qui lui permettront de se changer et de changer la société ? Il nous faut  penser tout de suite, sans attendre, quel type de citoyen doit être le futur membre de la société et le futur habitant de la Terre, et commencer autant que possible dès aujourd’hui, même si les marges d’action sont faibles dans l’école néolibérale, à introduire des changements indispensables dans les institutions de savoir. Rendre la société vivable et la Terre habitable au XXIe siècle, cela signifie que l’on ne peut plus éduquer comme on le faisait à l’époque industrielle, pendant les Trente glorieuses, et surtout  comme on le fait  encore sous la domination de valeurs d’ores et déjà complètement dépassées de compétitivité et de rentabilité. Rien n’indique bien sûr qu’on aille dans la direction d’un tel changement aujourd’hui. On voit par exemple monter un déni furieux et rageur de la destruction du climat au Brésil, aux États-Unis, en Australie et en France aussi. Désormais, à droite et au gouvernement mais pas seulement, l’heure est à la dénonciation de « l’écologie punitive », voire à la criminalisation des « khmers verts ».  Les enseignants dès maintenant ont un rôle éminent à jouer dans la défense de l’esprit scientifique et dans la diffusion des résultats de la recherche en matière de climatologie. Mais une chose aussi simple et « évidente » que cela suppose des conditions d’autonomie institutionnelle qui sont loin d’être acquises dans un grand nombre de pays, et même en France où les entreprises privées et même parfois des syndicats agricoles réclament un droit de regard sur les enseignements qui les gênent. Si nous mettons dès le début du livre l’accent sur la protection institutionnelle de la liberté de penser, valeur cardinale d’une éducation démocratique, c’est précisément pour rappeler que sur les enseignants pèse un devoir éthique qui est de dire la vérité telle qu’elle se dégage des travaux menés dans des institutions de savoir, lesquelles doivent être mises à l’abri des puissances gouvernementales et religieuses et des intérêts économiques.

Remettre l’école au premier plan, tel est le projet résolument anti-blanquériste sinon plus largement anti-néolibéral que vous déployez dans votre essai tant, selon vous, l’ennemi de l’école et de l’éducation, c’est cet esprit du capitalisme qui fait perdre de vue tout sens commun et tout sens du commun. De fait, ce que vous soulignez, c’est combien paradoxalement le néo-libéralisme dont Blanquer est un des derniers avatars s’attache à dépolitiser l’école afin d’en faire une marchandise. Pourquoi faut-il ainsi, selon vous, repolitiser l’école comme vous le dites ? En quoi cette repolitisation se donne-t-elle comme le moyen de rendre à tous l’éducation comme bien commun ?

Francis Vergne : Notre propos prolonge les analyses d’un ouvrage précédent – La Nouvelle école capitaliste – dans lequel nous nous étions attachés à mettre en lumière la mainmise de la logique néolibérale sur l’école avec ses très lourdes conséquences : la marchandisation, – on sait que celui du soutien scolaire a littéralement explosé –, la priorité donnée à la « fabrique de l’employabilité » au détriment de l’acquisition de savoirs, l’asservissement de l’école à des objectifs de rentabilité économique, la transformation des élèves et des étudiants en consommateurs et surtout la mise en concurrence des établissements qui renforce les effets de ségrégation.  Soit une école où il est de moins en moins question d’esprit critique et de formation du citoyen et de plus en plus de capital humain  et de culture d’entreprise. Si ce mouvement général touche l’ensemble des services publics soumis aux normes envahissantes de la rentabilité et de la compétitivité, il est particulièrement grave dans l’éducation étant donné son rôle dans la formation des subjectivités. Il ne s’agit pas simplement de faire subir aux personnels de l’école une énième cure d’austérité, au demeurant bien réelle et ô combien destructrice, il s’agit plus profondément de transformer les savoirs en les subordonnant à une « logique des compétences » et d’induire des conduites propres à adapter les futurs travailleurs à un univers de compétition généralisée.

La stratégie de choc du ministre Jean-Michel Blanquer en matière éducative s’inscrit dans la continuité de plusieurs décennies de réformes néolibérales. Mais sa marque propre tient à une accélération inédite de ces dernières, conjuguée à un autoritarisme sans précédent dans la façon de les imposer. Affichant un  technocratisme scientiste et autoritaire extraordinaire, il signe la fin de toute possibilité d’échange démocratique au sein de l’école et autour de l’école. Il a même réussi à confisquer la réflexion didactique et pédagogique des enseignants, lesquels deviennent de simples exécutants enjoints d’appliquer un recueil de bonnes méthodes concoctées par des experts parés de l’autorité de la science préalablement réduite à celle que ce ministre regarde comme seule légitime. Quant aux citoyens, pas davantage que les enseignants, ils n’ont voix au chapitre. Il y a là un fait nouveau : l’école n’est plus objet de débat public, on ne doit plus en discuter ni les fins ni les méthodes. C’est ignorer que l’institution scolaire est le fruit de plusieurs siècles de débats passionnés, d’héritages multiples, de combats progressistes essentiels.

Nous pensons que ce technocratisme participe du désastre démocratique général que nous vivons. Il faut bel et bien repolitiser la question de l’école pour la remettre au centre du débat public. La question de l’école est une affaire sociale et politique, ce que nous voulons redire après d’autres dans cet ouvrage. Nous allons à contre-courant de tous les discours qui veulent abstraire l’école de la société et qui ne veulent imaginer comme réponses à la crise de l’école que des techniques managériales et des recettes pédagogiques concoctées par des experts.  Nous nous opposons évidemment à une repolitisation réactionnaire qui voudrait colmater la crise de l’école par des méthodes autoritaires, des références patriotiques, une discipline « à l’ancienne » combinée parfois à un scientisme « neuronal » comme on le voit un peu partout dans le monde. Du Brésil à la Turquie, de la Hongrie à la France, le discours autoritaire a la même logique fondamentale : la mise en cause de la démocratie. Et c’est bien ce qui sous-tend  toutes ces mesures,  toutes  ces menaces, tous ces discours  qui marient néolibéralisme et autoritarisme et qui peuvent finir par détruire les bases mêmes de l’éducation publique. Pour nous, l’éducation ne souffre pas de trop de liberté, de trop de démocratie  au contraire elle en manque pour faire face aux défis devant nous : parer au danger de fascisation des sociétés et faire de la responsabilité écologique envers les milieux de vie la  grande affaire du siècle.  C’est dire que l’ensemble de la société  est concernée par la  réponse politique à apporter à la question scolaire. Nous ne partons pas de rien, les luttes dans le champ de l’éducation, et ceci dans le monde entier,  n’ont pas manqué, qu’il s’agisse des luttes des étudiants, des lycéens  ou des enseignants pour une éducation ouverte à tous et régie par la liberté de penser et de critiquer. Mais la question de l’éducation ne doit pas restée isolée des autres luttes, des autres causes dont celle de l’égalité sociale et celle de l’écologie. Constatons que c’est aujourd’hui autour du concept de « bien commun » que se nouent entre elles les luttes, et que c’est donc en se donnant comme but la réalisation du bien commun de l’éducation que l’on pourra faire converger les combats.

Faire de l’éducation, à l’instar de la culture ou de la santé, et de bien d’autres biens nécessaires à la vie humaine et sociale, un « bien commun »  c’est dire  d’abord que ni le marché ni l’État  ne peuvent s’en attribuer la propriété. C’est dire ensuite que ce « bien commun » éducatif trouve sa consistance et les conditions de sa réalisation dans une institution elle-même conçue comme un commun, c’est-à-dire comme un espace institutionnel à la fois autogouverné par les coparticipants à l’activité éducative et régi par le droit d’usage exercé par une collectivité sur les ressources éducatives produites, entretenues et mises à disposition par cette institution. Il est évident pour nous que cette visée politique doit concerner toutes les institutions sociales, pas seulement les institutions de savoir, en d’autres termes qu’elle participe d’un projet de transformation démocratique de toute la société.

Un des points majeurs de votre réflexion consiste immédiatement à distinguer massification de l’enseignement et démocratie éducative. De fait, si massification et démocratisation ne doivent pas être confondues, c’est que scolariser ne suffit pas. C’est pourquoi vous dressez d’emblée un bilan mitigé sinon sombre de la massification de l’enseignement dont le désenchantement effectif a été, selon vous, le terreau du renoncement néo-libéral dont un ministre comme Blanquer se nourrit. Pourquoi est-elle donc une révolution scolaire manquée ?

Christian Laval : La « massification » est un terme, peut-être assez laid, qui désigne une réalité historique majeure : l’augmentation des effectifs scolaires sur un temps long, d’abord à l’école primaire, puis au niveau secondaire et enfin dans l’enseignement supérieur à partir des années 60. Cette succession de « vagues » de croissance caractérise une forme de révolution quantitative absolument remarquable, l’un des grands  changements du XXe siècle, en France comme dans la plupart des pays comparables. Nous ne sommes pas de ceux qui s’en plaignent à la manière des conservateurs qui ont vécu ces changements comme une catastrophe culturelle, voire une crise de civilisation. Mais nous disons aussi que cette scolarisation de masse ne doit pas être confondue avec la mise en place d’une éducation démocratique telle que nous l’entendons et ceci pour plusieurs raisons. D’abord, il faut bien s’entendre sur les termes. La massification est une « démographisation » comme l’a habilement rebaptisée le sociologue Pierre Merle, c’est-à-dire un gonflement des effectifs, ou entendu autrement, une augmentation continue de la part des jeunes qui à chaque âge d’une génération suit un cursus scolaire. Il y a plus d élèves qui entrent aux différents niveaux de l’institution et ces élèves sont scolarisés plus longtemps. La sociologie de l’éducation, c’est son grand rôle historique, a montré que derrière cette réalité quantitative les inégalités de parcours et de résultats en fonction des origines sociales restaient fortes. Une éducation démocratique doit se donner un objectif autrement plus ambitieux que la seule augmentation des effectifs, elle doit viser à réduire drastiquement ces inégalités actuelles de traitement des élèves et de condition d’apprentissage  en fonction de leur lieu de résidence, du type d’établissement, de la formation suivie. La réalité inégalitaire de l’univers scolaire fait sans doute peur à beaucoup c’est pourquoi elle est toujours déguisée sous des fictions dont aujourd’hui un certain discours dit « républicain » s’est fait la spécialité : « mixité » « brassage », « laïcité », « valeurs de la République ». On n’a pas encore pardonné à Bourdieu d’avoir portée au jour le mensonge de « l’école républicaine ». Mais ce mensonge malheureusement n’est pas l’apanage des classes dominantes et privilégiées, il en existe une version plus sophistiquée mais tout aussi toxique, si ce n’est plus, sous la forme de ce que nous appelons le « scolarisme ». Nous désignons par là un dévoiement du socialisme qui a servi pendant des décennies d’alibi au renoncement de la gauche à changer réellement la société, c’est-à-dire à bouleverser la structure de classes.  Pour aller vite, il s’agit d’une idéologie de remplacement qui voit dans l’école l’institution qui, à elle seule, et par ses propres moyens, est capable de modifier la structure sociale en égalisant les chances d’accès aux positions sociales supérieures. Le mouvement socialiste, en gros jusqu’en 1914, avait dénoncé les illusions de la « méritocratie ». Mais au cours du XXe siècle, à un rythme inégal, on a assisté à la conversion d’une grande partie des forces de gauche syndicale et politique, sans parler d’une partie des « universitaires spécialistes de l’école »,   à cette idée qu’il pouvait y avoir une « école juste » dans une société de classe à condition de la réorganiser, de changer les méthodes pédagogiques, de redéfinir les programmes, etc. Autrement dit, qu’il suffisait de changer l’école pour changer la société. Ce scolarisme n’a jamais été peut-être aussi manifeste que dans les périodes où les socialistes étaient au pouvoir en France ; au « changer la vie » de 81 a succédé le « changer l’école ». Inutile de dire que ni l’un ni l’autre n’ont été atteint, ne serait-ce que minimalement. Et pour cause : le ralliement gouvernemental à la logique néolibérale ne pouvait que peser sur la situation scolaire. Le résultat est assez catastrophique, ce scolarisme entraîne des effets boomerang sous la forme d’une mise en accusation de l’école et des enseignants, et parallèlement d’une sorte d’absolution des formes de domination et d’exploitation dans la société.

Nous tenons  qu’il faut en revenir à une politique cohérente, non-scolariste, celle définie par Jaurès par exemple. On peut et on doit « faire autrement » à l’école, se battre pour plus d’égalité autant qu’on le peut, tout en ayant parfaitement conscience qu’aucune « école juste » ne peut advenir dans une société inégalitaire dont le fonctionnement repose sur la victoire assurée statistiquement des plus forts économiquement et culturellement. Pour le dire autrement, des progrès sont certes réalisables en matière d’égalité scolaire mais encore faudrait-il que les écarts entre les situations sociales ne s’agrandissent pas. Mais surtout  les progrès décisifs,  ceux qui peuvent mettre en cause les mécanismes de la reproduction sociale dans et par l’école, ne peuvent pas advenir sans une profonde transformation des rapports sociaux, notamment dans le champ du travail. Ce que nous mettons en question c’est la séparation des domaines et l’isolement des « problèmes sociaux », double résultat de la manière bureaucratique dont sont construites les politiques publiques et de la division du travail scientifique. Comment faire de la sociologie de l’éducation sans prise en compte des liens de subordination dans le travail et sans considération des désastreux processus de ségrégation urbaine ? Ce n’est pas inéluctable d’ailleurs, l’épistémologie de Mauss (« le fait social total ») est plus que jamais indispensable si l’on veut penser une politique qui ne soit pas de façade.

Cet écart entre « massification » et réelle égalité de conditions n’est pas la seule manière d’interroger les relations entre école et démocratie. La sociologie de l’éducation ne s’est pas beaucoup, en tout cas pas suffisamment,  intéressée à ce que nous appelons après John Dewey l’expérience démocratique que l’on peut faire à l’école, c’est-à-dire la préparation vécue et réfléchie à la vie démocratique dans la société. Dans une certaine tradition française, dite à tort « républicaine, on suppose que l’acquisition des connaissances suffit à faire un citoyen. On ne compte plus les discours, les tribunes et les livres qui répètent cette équivalence  simple : savoir = liberté. On confond le nécessaire et le suffisant. Et plus encore on fait comme si le savoir était seulement scolaire, oubliant qu’il s’acquiert bien souvent, pour beaucoup de gens, et peut-être pour tous  dans les expériences et les activités que l’on fait aussi en dehors de l’école. Le savoir est une condition nécessaire de la participation à la vie démocratique, mais il n’est pas suffisant. Encore faut-il que l’éducation elle-même prépare à la vie démocratique, non pas évidemment en s’opposant aux savoirs, aux disciplines, à la science, non pas en vantant l’ignorance du maître ou de l’élève, mais en faisant en sorte que l’acquisition des savoirs scolaires soit inséparable de la pratique scolaire de la démocratie sous des formes diverses d’ailleurs, coopération directe des élèves, initiation aux controverses scientifiques, expériences de la discussion rationnelle sur des questions d’actualité, autoréflexion du groupe sur lui-même, transformation des règles de vie de la classe et de l’école,  ou invention par les élèves et les enseignants d’institutions nouvelles, par exemple dans l’esprit de la pédagogie institutionnelle. Pour le dire simplement, la démocratie réelle, à distinguer du bulletin de vote mis dans l’urne tous les cinq ans, s’apprend en la pratiquant.

Dans le prolongement de ce que vous nommez à juste titre des mobilisations défensives du monde de l’Éducation, vous défendez des propositions offensives pour l’école et sa démocratisation qui sont au nombre de cinq, comme un programme politique d’éducation que nous allons essayer de balayer ensemble, si vous le voulez bien.
La première de ces propositions offensives concerne ce que vous désignez comme la liberté académique, à savoir la liberté de penser pour l’enseignant. Loin de limiter la censure à l’université et à la recherche, vous affirmez combien, en réalité, de la maternelle jusqu’à l’université, s’exerce comme jamais contre les enseignants une censure multiple de manière à conserver leur contrôle sur la société. Ma question ici sera double : se réclamant de Jaurès et de Condorcet, vous prônez une école débarrassée « des entraves du privilège comme du dogme » pour reprendre précisément les mots de Jaurès. En quoi les enseignants doivent-ils s’émanciper de la pensée de l’État ? Pourquoi s’agit-il de les considérer comme un contre-pouvoir au cœur de l’institution ?
Ma seconde question concerne la mise en œuvre et la vigilance autour de cette liberté académique des enseignants : pourquoi vouloir créer ce que vous nommez « l’Université démocratique » ? Quelle garantie d’indépendance offrirait-elle aux enseignants ?

Christian Laval : C’est un point très important, comme nous l’avons déjà évoqué plus haut. Mais, vous avez raison,  il faut aller un peu plus loin. L’école moderne a été d’abord une institution religieuse, participant d’une politique pastorale en direction des populations européennes. Sur le tard, avec l’essor des États nations, c’est l’État qui a fini par réintégrer  en son sein l’institution scolaire pour l’implanter plus en profondeur dans la vie sociale. La culture que l’on y a valorisée, les savoirs que l’on y a enseignés, l’organisation des disciplines et des cursus, tout cela est devenu largement œuvre d’État. Comme disait Bourdieu, reprenant une expression de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard, nous sommes tous étatisés, et nous le sommes notamment par l’école d’État. Ce n’est pas un jugement, c’est un fait politique et culturel de première importance, dont nous ne sommes pas d’ailleurs toujours conscients. La « liberté académique » est déjà très encadrée par les programmes, les méthodes officielles, les horaires, le tout restant sous surveillance des corps d’inspecteurs et des chefs d’établissement. Il ne faut donc pas se raconter d’histoire. Blanquer peut bien légitimement choquer en menaçant tous les enseignants d’avoir à quitter le métier s’ils s’aventuraient à ne pas respecter les « valeurs de la République » (lesquelles exactement ?), il ne fait que dévoiler de façon très brutale, presque totalitaire, l’inconscient bureaucratique des institutions actuelles.

Nous ne sommes pas pour la liberté à la sauce libertarienne, individualiste, absolue, sans principe et capricieuse, comme si chaque enseignant pouvait n’en faire qu’à sa tête. Nous pensons possible de prendre le temps de la réflexion collective sur les présupposés de l’enseignement, ses principes latents, ses implicites, et ceci à l’aide de la recherche contemporaine qui a bousculé ce que Deleuze appelait dans Mille plateaux,  « la forme-État développée dans la pensée », réflexion que l’on pourrait aussi étendre à la « forme-valeur capitaliste développée dans la pensée ». En d’autres termes, il est question ici d’une fonction critique interne aux institutions de savoir afin qu’elles ne continuent pas aveuglément ou dogmatiquement, à transmettre des formes figées de pensée et de savoir qui renforcent la domination sociale et politique dans tous ses aspects. Des pas en avant considérables ont d’ailleurs été fait dans le champ intellectuel. Ne sont plus incongrues l’idée que la littérature est une institution non seulement nationale mais transnationale, l’idée que l’histoire d’un pays est aussi une histoire mondiale, l’idée que la science sociale peut éclairer chacun sur les déterminations de sa conduite et de sa position, etc. Il y a beau temps que dans l’école publique on ne dit plus que la Création s’est faite en six jours ! L’esprit scientifique est passé  par là, qui a relégué en France les mythes religieux hors de l’école. Ce n’est  pas le cas partout, le créationnisme est encore vivace dans bon nombre de pays. Il y a donc encore à faire. Pourquoi faudrait-il d’ailleurs toujours supporter des idées fausses qui ont cours jusqu’au plus haut sommet de l’État comme celles d’une France qui serait née avec le baptême de Clovis ? Cette fonction critique et cette autoréflexion collective sur les « images de la pensée » et les faux savoirs, seraient seules dignes d’une institution qui se réclame du libre exercice de la raison. Mais ce dernier, ce qu’on ne veut surtout pas admettre dans la bureaucratie d’État, suppose des conditions institutionnelles très fermement garanties. Car bien des forces économiques, politiques et idéologiques ne peuvent qu’y être hostiles par préjugé ou par intérêt, comme on le voit aujourd’hui quand se déchaînent à nouveau la rage nationaliste et les pulsions xénophobes meurtrières.

La liberté de penser en interne suppose la « liberté externe », autrement dit des conditions institutionnelles de la pratique de la liberté intellectuelle. L’école et l’université dans notre système étatique et capitaliste continuent de  vivre sous une double pression, celle des pouvoirs économiques et celle des pouvoirs politiques. Elles se protègent autant qu’elles peuvent, c’est-à-dire autant que les enseignants et les chercheurs prennent la liberté de mettre en oeuvre les principes de la réflexion rationnelle, du pluralisme, de la controverse ouverte dans le champ scientifique. Mais tout cela est bien fragile, comme on le voit aujourd’hui avec le délitement des valeurs et des pratiques de la démocratie comme avec les attaques qui se multiplient et s’intensifient de la part des médias ou du gouvernement contre les recherches qui leur déplaisent. Le maccarthisme se réinvente tous les jours. Une fois c’est l’islamo-gauchisme, une autre fois le « wokisme » ou bien « l’écologie radicale ». Demain on assistera à la fabrication d’un autre ennemi. C’est pour cela aussi que la société a besoin d’institutions de savoir pleinement indépendantes des pouvoirs dominants, et ceci en tous lieux de la planète. Mais pour cela il faut instituer la liberté de penser, et pas seulement l’invoquer. On retombe toujours sur la même idée, la « gauche » n’a pas de politique institutionnelle réellement autonome tant elle reste étatiste, elle est incapable de penser « acte d’institution », et en l’occurrence acte d’institution de la liberté de penser. Nous mettons sur la table l’idée d’une fédération des institutions de savoir dont le principe interne est celui de l’inconditionnalité de la liberté de penser, de critiquer et de créer, dans le respect évidemment de la déontologie scientifique et des droits humains fondamentaux. L’un des aspects nouveaux de cette modélisation institutionnelle que nous proposons est que tous les niveaux de l’enseignement, et même toutes les institutions qui se conforment aux principes et aux buts de l’éducation  démocratique, en font partie. Car la liberté de penser et de chercher ne doit pas être réservée à l’enseignement supérieur, elle est un droit pour tous. Il est temps de  reconnaître à tous les enseignants et, plus loin encore,  à tous les citoyens un droit d’accès aux connaissances les plus avancées, et même un droit à la production collective de ces mêmes connaissances.

La deuxième proposition offensive s’offre comme ce que vous désignez comme la recherche de l’égalité. Loin d’être un postulat ou une réalité effective, l’égalité dans l’éducation demeure une promesse que le néolibéralisme refuse d’honorer. A la vérité, elle n’existe toujours pas : au mieux, l’école est un cristallisateur des inégalités sociales, au pire son accélérateur tant les chances objectives de réussir à l’école sont ne sont hélas pas les mêmes selon son milieu d’origine. Deux des possibles leviers pour tendre à cette égalité que vous appelez de vos vœux seraient les suivants : lutter contre la ségrégation sociale dans la politique de la ville et lutter contre les hiérarchies de genre, et notamment la construction implicite de l’école sur des normes patriarcales. En quoi une telle politique de la ville et une telle lutte contre le patriarcat augmenteraient les chances de réussite à l’école ?

Francis Vergne : Nous nous attachons dans le livre à réfléchir aux conditions réelles nécessaires à la production de l’égalité en matière éducative et sociale. Il ne s’agit pas de se désintéresser  des efforts qui sont faits ici ou là pour réduire les inégalités, bien au contraire, mais de refuser un discours trop souvent convenu et surtout dissocié des moyens de sa réalisation effective qui a produit de grands doutes sur ce qui est perçu comme des promesses sans suivi de résultats, et finalement n’engageant que ceux qui les croient. Tout le monde apparemment est pour l’égalité, mais qui est pour en constituer les conditions effectives ? Nous faisons état dans notre ouvrage des nombreux travaux de sociologie ou de didactique qui ont fait des avancées assez remarquables, par exemple dans l’analyse des « rapports au savoir » différenciés selon les origines sociales des élèves. Mais où est la volonté politique de traduire en acte ces travaux ? On a bien plutôt l’impression qu’on continue de faire en sorte que les enfants des classes populaires se contentent de leur sort et soient canalisés vers les formations les plus courtes et les mieux adaptées à la répartition des tâches dans la vie économique. Pour nous résumer, nous récusons les rhétoriques creuses sur les « valeurs de la République » qui fonctionnent comme les alibis de l’inaction,  nous voulons  plutôt débattre des conditions concrètes de la production de l’égalité scolaire.

Réaliser cette égalité réelle des conditions d’apprentissage suppose d’agir sur le cadre économique, social et culturel des familles. Le vieil Engels avait repris cette réflexion du philosophe matérialiste Ludwig Feueurbach qui disait que l’on pense différemment dans un palais et dans une chaumière. Par extension il serait utile de rappeler que l’on apprend différemment au sein des ghettos des très riches et dans une HLM de quartiers. Les inégalités sont à la fois multidimensionnelles et cumulatives. Multidimensionnelles car elles sont à la fois sociales, territoriales, de genre, d’origine, etc.  Cumulatives car ce sont le plus souvent les mêmes qui se trouvent en position d’infériorité,  que ce soit dans l’ordre de l’avoir, du savoir ou du pouvoir. En quoi pourrait donc consister une action égalitaire générale et massive pour que l’école ne soit plus cette fabrique de reproduction sociale ? La leçon sociologique rejoint la position politique. D’abord il y faut une égalisation très puissante des conditions sociales et économiques entre les classes, nécessaire pour diminuer les inégalités scolaires. Mais cela ne suffirait pas à réduire les inégalités culturelles. D’où l’importance de dispositifs dédiés à les combattre, qui devraient être conçus comme relevant d’un nouveau service public indispensable à l’égalisation scolaire et disposant du personnel qualifié, et  qui puissent apporter de façon gratuite à tous les jeunes ce que procurent les « familles pédagogiques » des classes moyennes et supérieures à leur progéniture. Cela concerne par exemple l’accompagnement scolaire gratuit des élèves qui en ont besoin à la sortie de l’école, lors des jours de congé et même durant le week-end. Cela touche encore l’environnement culturel, ludique et sportif des enfants et donc la politique de la ville, environnement qui est une autre condition de l’ouverture sur d’autres horizons sociaux. Associations sportives, bibliothèques, médiathèques, centres aérés et colonies de vacances, fab-labs et coopératives junior, ces institutions culturelles et ces activités ont une fonction d’étayage de l’école, agissant notamment sur le développement des compétences linguistiques en interaction avec les adultes grâce aux « jeux de langage » si pédagogiquement importants à l’école par la réflexivité qu’ils permettent. En offrant à tous les enfants et à tous les jeunes des possibilités de socialisation culturelle de qualité, cette politique du cadre de vie et de travail pourrait renouer, en les réinventant, avec le meilleur des réalisations du Front populaire. La remise en cause du patriarcat tient ici une place essentielle. Car en dépit d’ambitions  affichées, les discriminations de genre toujours actives en dehors de l’école existent aussi en dedans. À quelles conditions l’école démocratique pourrait-elle renverser la situation à l’école et contribuer à la production de l’égalité entre les femmes et les hommes en dehors ? La déconstruction des stéréotypes est devenue l’un des fils conducteurs de la lutte contre les inégalités de genre dans le système scolaire. L’école en tant qu’instance socialisante a une responsabilité particulière dans la reproduction ou, à l’inverse, dans la réduction de ces stéréotypes. Mais plus fondamentalement peut-être l’égalisation des sexes est partie prenante d’un changement global des rapports sociaux. Elle ne doit pas viser pas à faire des filles des compétitrices plus efficaces dans la lutte pour les positions sociales et professionnelles les plus élevées et les plus prestigieuses selon la logique du « féminisme néolibéral » dénoncé par Nancy Fraser.  Cette éducation à la compétition n’est pas étrangère d’ailleurs à l’ancrage de la domination masculine dans la société, tout comme à la mentalité de « guerriers » et de « winners » encouragée par le néolibéralisme. Si une pédagogie égalitaire peut procurer aux filles une augmentation du pouvoir d’agir par la levée des préjugés patriarcaux, elle doit aussi s’accompagner d’un changement complet de l’« esprit de l’éducation ». L’idéal de l’éducation, son principe régulateur,  ne peut plus être la compétition, mais l’égalité.

Le troisième principe que vous défendez repose sur ce que vous nommez la mise en œuvre d’une culture commune pour les jeunes, c’est-à-dire posséder, dans une société donnée, un certain nombre de valeurs partagées, des références jusqu’à une langue commune. Comme vous l’indiquez tout au long de votre propos, la démocratie, notamment à l’école, n’a pas encore eu lieu si bien qu’elle doit encore être recherchée et cela, dites-vous, en favorisant l’enseignement notamment d’une culture littéraire. La proposition est surprenante car la littérature est enseignée à l’heure actuelle dans les écoles, notamment au lycée. Quel est le problème actuel, selon vous, de l’enseignement en lettres ? Pourquoi ne parvient-il pas à susciter le goût des lettres ? Est-ce qu’elle ne serait pas elle-même engagée, par réduction des volumes horaires, dans un néo-libéralisme qui multiplie les œuvres sans vraiment prendre le temps de les étudier ? Plus largement, enfin, qu’apporte l’étude de la littérature à la révolution qui doit s’engager ?

Christian Laval : Nous ne sommes pas enseignants en lettres, et  nous nous refusons par conséquent de porter un jugement global et définitif sur ce que nous ne connaissons pas de l’intérieur. Les « donneurs de leçon » ne sont que trop nombreux. Néanmoins, si nous nous fions à un certain nombre d’études, il semble que le « goût » pour la littérature chez les jeunes scolarisés  soit en baisse, même s’il faudrait tout de suite pondérer ce constat en relevant que les jeunes sont en France plus lecteurs que d’autres catégories d’âge, y compris  les seniors. C’est là un effet de l’école. Nous ne sommes pas enseignants de lettres, mais nous sommes tous les deux de grands lecteurs, des auteurs de livres, et même des amoureux passionnés des livres. D’où sans doute notre attachement personnel à la transmission du goût de la lecture, et plus particulièrement à la diffusion d’une culture littéraire comme composante essentielle de la culture commune. On pourrait en dire long, et à la suite d’autres mais en moins bien, sur le rôle de la littérature dans la formation personnelle, sur la manière dont à travers la lecture de textes littéraires « on devient ce que l’on est » comme disait Nietzsche. Oui, sans doute un livre est un « miroir tendu aux lecteurs », selon une image de Victor Hugo, et le goût de lire et le goût de vivre se conjuguent dans l’esprit de beaucoup de jeunes et de moins jeunes. Faire des lecteurs, voilà une très haute ambition de l’école, et on ne voit pas, de l’extérieur, pourquoi l’effort d’acquisition de la culture littéraire devrait emprunter des voies rébarbatives, pourquoi il provoquerait de l’ennui,  non de la joie. Il fut un temps où la « joie à l’école » était l’objet d’une discussion pédagogique et politique. Georges Snyders, qui n’était pas réputé pour son laxisme ou sa démagogie, tenait que les chances de l’école future reposaient précisément sur sa capacité à ne pas céder sur les exigences culturelles  tout en cherchant à faire naître et à développer cette joie suscitée par la confrontation aux grandes œuvres (Cf. Georges Snyders, La Joie à l’école, Paris, PUF, 1986). Cet art pédagogique appartient pour nous à la tradition socialiste, on le trouve exposé aussi chez Jaurès. On est loin de l’application des neurosciences à l’éducation. On a le sentiment que le souci de l’efficacité neuronale pèse aujourd’hui d’un poids plus lourd en tout apprentissage que les facultés imaginantes, que les virtualités identificatoires, que les potentialités politiques contenues dans les œuvres de culture. Que certains méprisent la littérature en haut lieu au point de ne pas comprendre que La Princesse de Clèves soit encore enseigné à l’école témoignait déjà il y a quelques années d’un fossé croissant entre les « élites » politiques et économiques et la culture non immédiatement utilitaire, dont à vrai dire elles n’ont que faire dans leurs entreprises de domination sociale. Cela ne s’est pas arrangé depuis. D’où l’importance qu’il y a de maintenir et de développer la richesse et la diversité de la langue commune, en combattant à l’école son appauvrissement technocratique et médiatique. En ceci les écrivains  sont d’une aide précieuse. Un autre aspect nous est apparu déterminant,  qui concerne le rôle des œuvres d’imagination dans une perspective démocratique, parallèlement à une solide formation de l’esprit scientifique. Si la démocratie vraie consiste à pouvoir imaginer des possibles non encore advenus et à chercher à les réaliser par les voies de la délibération collective,  la littérature, donnant l’exemple à tous de la liberté créatrice illimitée, devient alors un ferment et une condition de l’imagination sociale. Il y a de cette idée mais mieux dite chez René Char : « L’imaginaire, c’est le réel déjà – avant les résultats ».

Le principe de la pédagogie instituante que vous défendez par la suite serait la mise en œuvre de la défaisance de la valeur-socle du néolibéralisme à l’école, à savoir la compétition. Selon vous, il faut changer de méthode de transmission et de construction du savoir à l’école en axant désormais l’ensemble de la pédagogie sur des conduites de coopération, d’entraide et de solidarité. Comment peuvent-elles concrètement s’incarner dans le cadre d’une salle de classe selon vous ? Comment l’enseignant doit-il s’en saisir pour préparer ces cours dans ces perspectives ? Est-ce que le travail en ilots pourtant recommandé par les inspections ne va pas déjà dans ce sens ?

Francis Vergne : Ce que nous voulons désigner par « pédagogie instituante » renvoie à un ensemble de pédagogies qui  ont cherché à développer chez les élèves des conduites de coopération plutôt que des conduites de compétition, des rapports de solidarité et des attitudes de responsabilité collective plutôt que la recherche du seul succès individuel, une autonomie individuelle et une participation collective à la délibération plutôt que la passivité et l’obéissance à l’autorité du maître et à la hiérarchie administrative. Ces pédagogies présentent un double caractère : elles sont « sociales », au sens où elles cherchent à développer une responsabilité envers le groupe et au-delà, envers la société, dans l’esprit de la réciprocité ; elles sont « démocratiques », au sens où elles développent la participation effective des élèves à l’élaboration de la règle collective qu’ils intériorisent et qui les socialise.

Notre propos n’a pas pour objectif de se substituer à la réflexion propre des enseignants pour la conduite de leur classe et la préparation de leurs cours.  Mais cela n’interdit pas de repérer dans un esprit d’expérimentation éducative des pratiques  qui font en sorte que les règles auxquelles on doit consentir dans la vie collective de la classe ne soient pas imposées abstraitement, depuis le haut, pour des raisons qu’on ignore, mais élaborées, discutées, reformulées, comprises par tous ceux pour qui composent la communauté éducative, évidemment dans un cadre général de valeurs et de principes qui doivent faire l’objet également d’une réflexion collective. Nous n’avons, quant à nous, jamais oublié que Condorcet, dans son grand projet d’instruction publique, avait recommandé que les lois et leurs fondements recueillis dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen ne soient pas présentés à la manière de vérités révélées mais fassent l’objet d’un examen rationnel systématique de la part des élèves. C’était cela être républicain pour Condorcet. Aujourd’hui le véritable esprit républicain se trouve plutôt du côté de la pédagogie institutionnelle que des grands prêtres d’une fausse laïcité.  Son apport concerne tout spécialement l’usage qu’elle fait du concept d’institution. Pour citer Fernand Oury : « Nous appelons institutions ce que nous instituons ensemble en fonction de réalités qui évoluent constamment : définition des lieux et moments (emploi du temps), des fonctions (métiers), des rôles (présidence, secrétariat), des statuts de chacun selon ses possibilités actuelles (niveaux scolaires, comportement – Fernand Oury, « Institutions : de quoi parlons-nous ? » (1980), texte reproduit dans InstitutionsRevue de psychothérapie institutionnelle, n° 34, mars 2004). Le principe de base de cette pédagogie veut qu’en faisant réfléchir et agir les élèves sur leur propre cadre, de façon explicite, réglée et collective, il est possible de les rendre plus ouverts aux apprentissages car directement concernés par une action collective de la classe, plus engagés individuellement car investis de responsabilités  multiples et tournantes. D’où l’attention à l’aménagement de l’espace, d’où également le souci du temps et de son organisation, qui doit être l’objet dans les mains non d’un pouvoir extérieur mais du groupe lui-même. Ainsi les modalités de la relation pédagogique se discutent au sein du groupe-classe animé par l’enseignant et ses élèves réunis en assemblées et en conseils, espaces de parole qui leur permettent d’avoir collectivement prise sur le fonctionnement institutionnel de la classe. L’institution, c’est toujours de l’obligation, mais réfléchie et consentie. Ce qui est obligatoire, ce qu’on doit respecter, c’est une règle de la classe, la loi de son fonctionnement collectif, dont on comprend la raison, et que l’on comprend d’autant mieux qu’on l’a discutée et adoptée. Tout ne peut être discuté et décidé, cela va sans dire, notamment les contenus de savoir et les méthodes spécifiques d’apprentissage. Mais même eux peuvent et doivent faire l’objet d’une réflexion collective sur leur histoire, leur signification, leur portée.

Pourquoi parler de « pédagogie instituante » alors qu’il existe déjà une « pédagogie institutionnelle » ? Il ne suffit pas de mettre l’accent sur le fait que la pédagogie a affaire à de « l’institutionnel », ce qui est certes un progrès considérable par rapport aux aveuglements sur le caractère « naturel » ou « inné » des formes pédagogiques existantes. Mettre l’accent sur « l’institutionnel » dans le rapport pédagogique c’est en faire un objet de réflexion historique, sociologique et politique. Cela permet de se poser la question : quelles sont les meilleures institutions qui doivent encadrer le rapport pédagogique ? Il ne faudrait pas pour autant croire qu’une pédagogie particulière avec ses méthodes, ses concepts, ses solutions serait « la » solution. Ce serait même contradictoire avec l’esprit même qui animait Freinet ou Oury. L’important tient à ce que l’institutionnel dans la classe et dans le fonctionnement de toute structure d’éducation doit toujours être considéré comme le fruit d’une réflexion,  d’une délibération, et d’une décision, en d’autres termes comme le résultat d’un « acte d’institution ». D’où l’appellation de « pédagogie instituante », terme qui désigne une pédagogie qui laisse toujours ouverte la porte à une remise en cause de ses propres formes. On aurait pu la nommer plus simplement « pédagogie démocratique » car il s’agit bien de faire faire aux élèves et aux étudiants l’expérience de la démocratie. C’est pourquoi nous sommes à la fois pour une révolution scolaire, et en même temps partisan de  l’expérimentalisme éducatif afin de commencer dès maintenant à transformer l’institution dans une optique d‘émancipation et d’égalité.

Enfin, puisque vous évoquez le  « travail en îlots » qui est en effet parfois recommandé, il est porteur d’un double message. On ne peut qu’approuver l’objectif d’un travail de groupe qui rend les élèves actifs et interactifs en classe en sortant de façon volontariste d’une pédagogie d’imposition, où trop souvent seuls quelques élèves suivent et participent pendant que le maître fait l’essentiel du travail d’exposition du savoir. On  ne peut que reconnaître les avantages d’un dispositif pédagogique dont le premier principe est de communiquer clairement les règles aux élèves afin de les mettre rapidement en situation de jouer et d’apprendre (voir Marie Rivoire, Travailler en îlots bonifiés pour la réussite de tous. Génération 5, Chambéry, 2012). Mais plus contestables sont les présupposés qui postulent une adhésion spontanée et quasi anthropologique à un comportement de compétition, lequel est regardé comme un ressort essentiel des apprentissages.  Ainsi les « équipes », « îlots » ou « tables » seraient mus par la possibilité au cours du jeu de gagner ou de perdre des « points bonus »,  lesquels  bonifieraient leurs notes finales. Dans cette pédagogie, la finalité recherchée semble être de faire gagner son équipe et de gagner individuellement des points qui seront soigneusement capitalisés. Nul ne niera que ces comportements et ces motivations existent, mais les renforcer ainsi c’est oublier  qu’ils sont  historiquement et socialement construits, et surtout qu’ils coïncident avec le fonctionnement d’une société mortifère. À ce titre ils sont dépassés. Le principe de coopération nous paraît aller dans une  direction plus égalitaire et plus émancipatrice.

Ma dernière question voudrait porter sur le cinquième et dernier principe de votre éducation démocratique, ce que vous nommez l’autogouvernement des institutions de savoir. Que faut-il entendre par cette formule ? S’agit-il d’une nouvelle proposition reprenant en partie l’autogestion prônée par certains dans l’Après Mai 68 ou bien d’une redéfinition totale de l’exercice de la démocratie dans la direction d’un établissement ? Vous affirmez notamment en ce sens que les Conseils d’administration dans les collèges et lycées ne sont en rien des instances démocratiques mais « servent à « couvrir » d’une fine couche de vernis « participatif » un fonctionnement essentiellement centralisé de l’éducation. » Pourriez-vous préciser en quoi ces Conseils ne sont qu’une démocratie en trompe-l’œil ? Quelles mutations une véritable démocratie d’établissement apporterait selon vous à la vie quotidienne des élèves et des enseignants ? 

Francis Vergne : Il convient de rappeler que ce que nous appelons « autogouvernement des institutions de savoir » n’est jamais que la déclinaison dans le champ éducatif de propositions valables pour toutes les activités collectives. A nos yeux, la démocratie signifie que les individus au sein de leurs collectifs de travail et de vie s’autogouvernement, c’est-à-dire co-déterminent les règles qui régissent leurs rapports et les buts qu’ils se donnent. Vouloir une société où l’autogouvernement constitue le principe général  des institutions, c’est vouloir une éducation qui prépare à ce type d’organisation sociale, qui forme des citoyens actifs, critiques, capables d’autoréflexion collective, désireux de toutes les formes de participation sociale.

On a longtemps appelé cela « l’autogestion ». Ce fut un thème très à la mode il y a plusieurs décennies. On a même peine à imaginer aujourd’hui combien fut populaire en France et en Europe le mot d’autogestion dans les années 60 et 70, pour disparaître brutalement au tournant des années 80. On cite dans le livre un responsable du SGEN-CFDT  qui pouvait ainsi définir en 1978 l’école autogestionnaire comme  une école dans laquelle les parties prenantes,  enseignants, usagers et travailleurs seront appelés à organiser elles-mêmes la vie de l’école dans tous les domaines. Mais  paradoxalement rares furent les créations institutionnelles d’inspiration autogestionnaire en France. Elles ne surviennent  que lorsque les « années 68 » ont pris fin à l’instar de la création du  lycée expérimental de Saint-Nazaire en 1982. Ce n’est pas faire injure aux autogestionnaires que de constater le faible niveau d’entraînement qu’ils ont provoqué au sein du système éducatif. Ce n’est pas une raison pour tirer une croix sur cette tentative de réelle démocratisation des établissements en matière de « gouvernement ». Le principe de l’autogestion appliqué à l’école a eu le mérite de montrer concrètement que la plupart des questions fondamentales qui se posent aux institutions éducatives peuvent être débattues ouvertement par tous et traitées selon des agencements pédagogiques élaborés collectivement et validés démocratiquement sans dépendre d’une tutelle hiérarchique et d’un commandement bureaucratique. Démontrer que l’école peut fonctionner en l’absence de chefs et d’autorité extérieure, sans obérer les objectifs de transmission de savoirs est déjà une réussite. Cette aspiration à l’autogestion témoignait il y a un demi-siècle du caractère étouffant de la bureaucratie centraliste. La démocratie à l’école y est apparue pour toutes les catégories d’acteurs, enseignants, parents et élèves,  plus encore que mutilée, littéralement inexistante. Les institutions qui apparaissent dans les années 70 sous la pression des « contestataires »,  les conseils d’administration, les commissions permanentes, n’ont cessé de montrer leurs limites effectives. En tout cela ces expérimentations peuvent devenir des sources d’inspiration et des points d’appui pour un gouvernement démocratique de l’école plus étendu.

A poser les questions au niveau du seul établissement scolaire, le problème politique qui surgit très vite est celui de la limite d’une démocratie confinée à cet espace éducatif. Comment penser à la fois la démocratie interne dans un établissement particulier et l’intégration de ce dernier dans un « système éducatif » démocratique ? La solution ne se trouve pas simplement dans l’approche par « l’autonomie scolaire » ou de « l’autogestion pédagogique » des années 60 et 70. Elle avait le tort de ne pas prendre suffisamment en compte les différentes échelles du gouvernement des institutions de savoir.

L’une des grandes questions d’ordre institutionnel et pratique consiste à trouver des points d’équilibre entre l’indispensable liberté laissée aux acteurs de terrain dans le cadre d’établissements autogouvernés et la loi générale qui vise à l’égalité réelle des conditions d’enseignement et d’apprentissage. Nous ne méconnaissons pas la difficulté qui est de fixer une loi générale et de la faire respecter dans un cadre fédératif. Aujourd’hui le pouvoir effectif appartient à l’État central et à son gouvernement, lequel dispose des moyens de contrainte bureaucratique pour mettre en oeuvre une politique scolaire supposée uniforme, mais qui en réalité ne l’est pas. Les enseignants sont regardés comme des « agents » qui exécutent, les élèves et les familles comme des « usagers », voire des clients. La déresponsabilisation politique, l’absence de participation, la soumission sont toujours de règle. Nous proposons un autre modèle organisationnel que celui de la bureaucratie d’État et bien sûr du marché, un modèle où l’éducation serait prise en charge par un véritable service public démocratique, un service commun de la société, dans le gouvernement duquel enseignants, élèves, parents et citoyens seraient directement impliqués. Nous proposons, comme Christian l’a dit plus haut, une organisation en Fédération des établissements et de toutes les institutions de savoir, appelée Université démocratique. Ce modèle fédératif qui permet de définir une loi générale sans abolir les autonomies locales et professionnelles nous paraît être le meilleur qui puisse exister, à condition bien entendu que les instances de l’autogouvernement soient elles-mêmes responsables, à tous les niveaux,  devant les citoyens et leurs assemblées en matière de respect des principes d’une éducation démocratique. La vie d’une fédération des institutions de savoir n’ira pas sans tensions, les logiques d’intérêts ne disparaîtront pas. Mais les prendre à  bras le corps vaut bien mieux que la méthode technocratique et autoritaire actuelle. Nous n’en attendons pas une éducation parfaite et sans conflit, qui n’existe nulle part. Plus simplement, nous prétendons que tout démocrate devrait se préoccuper des lieux où pourrait s’exercer véritablement la démocratie, où elle pourrait se préparer. Elle n’est pas un état naturel de l’être humain, elle n’est pas non plus sans risque, sans coût, sans effort. Mais elle est une condition même de la culture, du développement des connaissances, de l’acquisition des savoirs. Les conservateurs croient pouvoir, à l’instar de Blanquer et des intellectuels qui l’inspirent, restaurer une sorte de souverainisme pédagogique. Ils n’y réussiront pas. Ils se trompent d’époque. L’aspiration à l’égalité et à la liberté si puissante dans les nouvelles générations s’y opposera.

Christian Laval et Francis Vergne, Éducation démocratique : la révolution scolaire à venir, éditions La Découverte, « L’Horizon des possibles », octobre 2021, 232 p., 20 € — Lire un extrait