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Mélenchon: "Nous sommes tous créoles"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Jean-Luc Mélenchon : « Nous sommes tous créoles » (reporterre.net)
En Guadeloupe, secouée par une forte contestation sociale, l’État réprime sans s’attaquer aux causes : le chômage, la crise de l’eau, le scandale du chlordécone… « Le paternalisme de la France est absolument insupportable », dit Jean-Luc Mélenchon.
Reporterre — Les mesures prises par l’État contre le Covid ont déclenché une forte contestation en Guadeloupe. Quelle est votre analyse des événements ?
Jean-Luc Mélenchon — La situation en Guadeloupe est l’aboutissement d’une série d’abandons cruels. 30 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, 20 % sont au chômage deux fois plus que dans l’Hexagone et 60 % parmi les jeunes n’ont pas de travail ! L’avenir semble bouché pour la jeunesse guadeloupéenne. À cet empilement se sont ajoutées des blessures toujours ouvertes pour la bonne raison qu’elles ne sont pas traitées. C’est l’empoisonnement de 90 % de la population au chlordécone [1] [un insecticide toxique utilisé massivement dans les bananeraies en Guadeloupe et en Martinique pendant vingt ans] ; et dans toute l’île, l’eau courante n’est plus accessible tout le temps. Cette situation dure depuis des années. Donc les gestes barrières les plus élémentaires contre l’épidémie sont rendus impossibles par la maltraitance sociale.
Là dessus est arrivée la pandémie. Elle a amplifié le sentiment surplace que « l’Hexagone se fiche de nous ». Car les moyens pour le système de santé en Guadeloupe sont très insuffisants. Un professeur du CHU de Tours parti en renfort a qualifié la situation de « maltraitance sanitaire ». La décision du gouvernement de suspendre les soignants non vaccinés a tout aggravé. 85 % d’entre eux sont vaccinés. Mais 15 % de personnel en moins désarticule tout. Pendant quatre semaines, les syndicalistes ont organisé tous les samedi des manifestations avec pour mot d’ordre le refus de la suspension des personnels soignants. [2] Le pouvoir macroniste a joué le pourrissement, il a provoqué l’explosion. Si la discussion avait eu lieu au moment où elle était demandée par les protagonistes, on ne serait pas arrivé au point d’aujourd’hui. Maintenant, il faudra bien plus pour sortir par le haut.
Que faudrait-il faire ?
D’abord annoncer immédiatement la levée de la suspension du personnel hospitalier et des pompiers non vaccinés. Ensuite ouvrir des lits supplémentaire en réanimation pour faire face à la cinquième vague.
Et puis il faut prendre à bras le corps la question de l’eau. On peut convenir avec les autorités locales d’un plan de réparation de l’ensemble du réseau de canalisations. Qu’on ne vienne pas dire que c’est compliqué de garantir l’eau courante en Guadeloupe ! Enfin, il est temps d’ouvrir des procédures de réparation sur le chlordécone.
Manifestation contre les mesures sanitaires à Capesterre-Belle-Eau, en Guadeloupe, le 7 août 2021. © Cedrick Isham Calvados / AFP
Y a-t-il du racisme envers les populations d’outre-mer ?
Je n’utiliserai pas cette formule. D’une manière générale, Macron et son gouvernement tiennent les pauvres responsables de leur pauvreté, dans les Caraïbes comme dans l’Hexagone. Pour Macron, il y a ceux qui ont « ont réussi leur vie » et « ceux qui ne sont rien ». Ce mépris s’exprime à l’égard des difficultés du quotidien des gens où qu’ils soient. Dans les outre-mers, cela est aggravé par un paternalisme et une infantilisation ressentis sur place comme absolument insupportables.
Je soupçonne le pouvoir de compter tirer une sorte de profit électoral d’une attitude de type « champion du maintien de l’ordre ». Monsieur Macron a déjà beaucoup aimé ce rôle dans l’Hexagone.
À l’égard des Gilets jaunes ?
Oui. Envoyer 250 gendarmes et policiers en renfort est un déploiement de forces inouï qui est ressenti sur place comme totalement disproportionné. Et l’envoi spectaculaire de cinquante hommes du GIGN et du Raid ne peut pas être interprété autrement que comme la volonté d’une démonstration de force aberrante. Ce sont des unités d’élite de la police et de la gendarmerie contre le terrorisme. Il n’y a pas de terroristes en Guadeloupe.
La fonction du « tout répression » est de masquer le reste du tableau social. Ils essayent de faire comme avec les Gilets jaunes. Macron doit le comprendre : il n’y a pas d’autre issue que de traiter le problème social. S’il se montrait pour une fois raisonnable, on pourrait faire l’économie du passage par la case « affrontements de rue ».
Un barrage près de Pointe-à-Pitre le 22 novembre 2021, en Guadeloupe. © Christophe Archambault / AFP
Vous parlez souvent de « créolisation ». De quoi s’agit-il ?
Le concept a été forgé par le philosophe et poète martiniquais Édouard Glissant. Il part de l’observation des sociétés des outres-mers où ont été rassemblées de force des population esclaves originaires de plusieurs points d’Afrique. Par nécessité, elles ont produit une culture commune distincte des cultures d’origine et de celle de maitres européens. Ce processus a permis à la société guadeloupéenne ou martiniquaise d’exister comme société et pas simplement comme juxtaposition d’individus. Inspiré par ce contexte, Glissant décrit un processus universel. Il montre comment les sociétés produisent un phénomène de créolisation dès que se mélangent des populations d’origines culturelles différentes. Ce n’est ni un projet, ni un programme politique mais un fait. Le contact entre les cultures produit quelque chose de nouveau, « d’inattendu » dit Édouard Glissant. [3] Ce sont des mots, des vocabulaires, des musiques, des paroles, des cuisines et des manières de vivre ensemble. Le processus de créolisation est un processus d’humanisation de la société : il déploie des mœurs, des cultures et des musiques communes face aux seuls rapports de violence et de domination qui étaient ceux de l’esclavagisme.
En quoi la créolisation pourrait-elle s’appliquer à la France métropolitaine ?
Elle s’applique partout où les populations se mélangent, donc évidemment aussi dans l’Hexagone. J’ai emprunté le mot à Édouard Glissant dans un double souci. L’universalisme est une pensée toujours centrale. Les droits humains sont universels : ils doivent s’appliquer à tout être humain, quelque soit son genre, sa couleur de peau, sa religion ou son lieu de résidence. Mais l’universalité uniquement abstraite peut se transformer en son contraire : une exigence violente contre les singularités, les particularismes, les différences de culture entre les peuples. Il fallait montrer une voie entre cet universalisme abstrait et une différentialisme qui à partir du droit à la différence, finit toujours dans la différence des droits. Cette formule, c’est le processus de la vie lui même : l’interpénétration des cultures, la créolisation.
Dans l’Hexagone, la créolisation n’a pas commencé avec les immigrations des années 1950 ou 1960. Elle a commencé avec les Romains. D’ailleurs, on s’en réclamait durant toute la IIIe République quand a été inventé le concept de « Gallo-Romains ». Puis les cultures différentes de l’ancien régime ont produit quelque chose de nouveau, d’inattendu, qui n’appartient à personne, à aucune région en particulier : c’est la France elle-même. Notre réponse au racisme et à l’hostilité que manifeste un fort courant d’extrême droite, c’est que la France a toujours fonctionné comme cela. La créolisation n’est pas un choix, c’est un fait vital plus puissant que le traditionalisme.
La créolisation définirait la France d’aujourd’hui ?
Oui. Nous sommes tous créoles. Dans les années 1950, un Français sur dix avait un grand-parent étranger. Aujourd’hui, un Français sur quatre. Alors au nom de quoi faudrait-il que chacun soit appelé à renier une histoire et une singularité contemporaines ? Le plat préféré des Français, c’est le couscous ! Et nous sommes parmi les premiers mangeurs de pizzas d’Europe — si ce n’est les premiers ! Autre exemple d’une créolisation extrêmement prégnante, la créolisation avec la culture anglo-saxonne. Les mœurs anglo-saxonnes, le vocabulaire anglo-saxon, les cuisines anglo-saxonnes, jusqu’aux fêtes avec Halloween, sont maintenant célébrées parmi nous. Personne n’a l’air de trouver que c’est une brimade. Donc la créolisation est un concept qui permet de comprendre un fait central : la vie a toujours été finalement plus forte que la haine.
Ce qui se déroule en Guadeloupe est-il particulier ou un reflet de ce qui pourrait arriver dans toute la France ?
Les outre-mers sont une loupe grossissante de ce qui se passe dans l’Hexagone. Dans l’Hexagone aussi la jeunesse est massivement mise au chômage. Dans l’Hexagone aussi une part substantielle de la population n’a pas de perspectives. Huit millions de personnes y relèvent de l’aide alimentaire. Neuf millions y sont pauvres. Nous avons une France qui a froid. Nous avons une France qui a faim. La maltraitance sociale est généralisée en France.
Déjà, la situation guadeloupéenne a réactivé une crise en Martinique. Et que La Réunion, Mayotte, et la Guyane pourraient bien aussi à leur tour être secoués selon exactement les mêmes paramètres. C’est déjà le cas en Polynésie française où s’ouvre une grève générale. J’en tire deux conclusions politiques. D’abord, le pouvoir ne peut s’en sortir avec des démonstrations de force. Ce n’est pas la manière d’être des Français. Par ailleurs, s’il laisse pourrir la situation, quelque chose se brisera avec les outre-mers et la France n’en ressortira pas indemne.
Sur les hauteurs de Kawéni, à Mayotte, le plus grand bidonville de France s’étend sur un terrain escarpé. © Grégoire Mérot/Reporterre
Un rendez-vous important se prépare en Nouvelle-Calédonie avec un troisième référendum sur l’indépendance. Qu’en pensez-vous ?
Tout le processus de participation et de règlement du problème de la Nouvelle-Calédonie repose sur l’accord entre deux parties : les indépendantistes — largement représentatifs du peuple kanak — et les anti-indépendantistes. Cela a été reconnu dans l’accord qui ouvrait la voie à un règlement pacifique à partir de 1988, alors qu’on était quasiment en état de guerre civile sur le territoire. Cet accord stipule qu’il y a bien un fait colonial et donc deux peuples en Nouvelle-Calédonie. Par conséquent et par obligation tout dépend de l’accord entre les deux parties. Deux referendums [4] ont eu lieu dans des conditions acceptées par tous. Le troisième [et dernier] referendum ne peut pas avoir lieu à la date dite parce qu’une des deux parties, la partie kanake, récuse cette date au nom de leurs devoirs coutumiers et de deuil en période de pandémie. Il faut donc reporter la date. Sinon, Macron ruinera toute la procédure engagée depuis 1988.