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La bourgeoisie intellectuelle, une élite héréditaire

Lien publiée le 3 décembre 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

La bourgeoisie intellectuelle, une élite héréditaire, par Pierre Rimbert (Le Monde diplomatique, août 2020) (monde-diplomatique.fr)

La société, lit-on souvent, serait divisée entre les 1 % les plus riches et les 99 % restants. Mais ce résumé-choc évacue les inégalités liées aux diplômes. Et dissimule le rôle joué par la bourgeoisie intellectuelle, qui, même lorsqu’elle sert les 1 %, aime se représenter dans le camp des opprimés. Cette couche sociale issue de la « méritocratie » transmet ses privilèges à ses descendants, comme l’aristocratie d’autrefois.

JPEG - 216 ko Zhao ji (empereur Huizong, de la dynastie Song). — « Réunion de lettrés », XIIe siècle

par Pierre Rimbert 

A l’été 1957, le sociologue anglais Michael Young arpente une plage du Pays de Galles. Longtemps chercheur au sein du Parti travailliste britannique, dont il a rédigé le manifeste de 1945, il a depuis pris la tangente. Sur le sable, il rumine : onze éditeurs ont refusé son dernier manuscrit. Soudain, il aperçoit au bord de l’eau un couple d’amis, s’arrête, évoque avec eux ce texte dont personne ne veut. Coïncidence, ses acolytes éditent des livres d’art ; et décident d’inclure l’ouvrage à leur catalogue. Son titre : L’Ascension de la méritocratie (1). Avec ce terme bricolé à base de latin et de grec, Young anticipe les sarcasmes. Cinq cent mille exemplaires écoulés en quelques années font entrer « méritocratie » dans le langage courant. Au prix d’un gigantesque malentendu.

Car l’ouvrage de Young, rédigé dans le sillage de 1984, de George Orwell, et du Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, dépeint une dystopie : le cauchemar d’un monde moderne dirigé « non pas tant par le peuple que par les gens les plus intelligents ». Le gouvernement des intellectuels, en somme. L’action se situe au début de l’année 2034, et le narrateur, un sociologue boursouflé, résume avec enthousiasme la transformation de la société britannique du XXe siècle en une tyrannie exercée par les diplômés de l’enseignement supérieur. Au prétexte d’une « égalité des chances », les hiérarchies s’échelonnent désormais en fonction de l’intelligence ; l’ordre social se perpétue par l’école, qui transmute les privilèges de classe en « dons » et « mérites ». « Les talentueux, jubile le narrateur, ont eu l’occasion de s’élever au niveau qui correspond à leurs capacités, et les classes inférieures ont donc été réservées aux moins capables. » Ainsi légitimé, le régime honore ses héros. « Les rangs des scientifiques et des technologistes, des artistes et des enseignants ont gonflé. Leur éducation a été ajustée à leur haute destinée génétique. Leur pouvoir de faire le bien a été accru. Le progrès est leur triomphe ; le monde moderne, leur monument. »

Pour un Sartre, cent manageurs dociles

Dans cette envolée, c’est la composition du gouvernement des « intelligents » qui retient l’attention : des professionnels indifféremment littéraires ou scientifiques chargés de produire des connaissances, de reproduire l’élite, d’administrer l’État et les entreprises. En France, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) les rassemble dans la catégorie « Cadres et professions intellectuelles supérieures ». On y trouve pêle-mêle directeurs des ressources humaines et préfets, notaires et astronomes, journalistes et magistrats, publicitaires et chirurgiens-dentistes. Nulle autre catégorie socioprofessionnelle n’a vu ses effectifs croître aussi vite depuis la parution du livre de Young. Incarnations sociologiques des sociétés « postindustrielles » tournées vers le savoir, ils étaient 900 000 en 1962 (4,6 % de la population active française) ; ils sont aujourd’hui plus de 5 millions (18 %).

Sortie des écoles et des universités les plus sélectives, la fraction supérieure de ce groupe représente 5 à 10 % des populations actives occidentales. Elle inclut les fameux 1 % les plus riches, mais les déborde largement. C’est de cette intelligentsia opulente qu’il sera question ici. Qu’ils exercent comme professions libérales ou qu’ils peuplent le sommet de l’organisation des entreprises, ces individus prospères perçoivent chaque mois les dividendes de leur capital éducatif et culturel. Ils détiennent le pouvoir de prescrire, « savent de quoi nous souffrons et délivrent de précieux diagnostics », ironise l’essayiste américain Thomas Frank (2). Peut-être les nommerait-on « intellectuels » si, depuis l’affaire Dreyfus, l’appellation n’avait pris le sens qu’on lui connaît.

La légende célèbre en l’intellectuel non seulement le créateur et le dépositaire du savoir, mais également l’adversaire de l’ordre établi, suivant le célèbre exemple donné par Jean-Paul Sartre, interrogé le 15 août 1967 par Radio-Canada : un physicien nucléaire demeure un « technicien du savoir pratique » aussi longtemps qu’il contribue à développer la bombe atomique et devient un intellectuel sitôt qu’il proteste contre elle. Mais combien compte-t-on de Sartre, de Simone de Beauvoir et de Pierre Bourdieu face aux millions de manageurs, juristes et urbanistes dociles ? Le mythe survit pourtant, car les professions intellectuelles écrivent l’histoire de tous les groupes sociaux, y compris la leur. Et c’est peu dire qu’elles se passent la pommade. Maîtresses dans l’art d’universaliser leurs intérêts, elles peuvent même réagir à une baisse des crédits dans leurs secteurs en lançant un « appel contre la guerre à l’intelligence », comme ce fut le cas en France en février 2004.

Alors que la dislocation de la paysannerie, la révolte des « gilets jaunes » ou la précarité des auxiliaires de vie sociale sont analysées dans le débat public à l’aide de catégories génériques comme « les agriculteurs », « les ouvriers », « les services à la personne », les classes les plus instruites se dépeignent dans leur délicate singularité, détaillent leurs courants de pensée, polissent leurs désaccords. « Tout se passe comme si une forme de matérialisme la plus rudimentaire était habituellement appliquée à l’étude des classes populaires, tandis que les subtilités théoriques destinées à sauver l’autonomie du sujet étaient réservées aux classes cultivées », a résumé le sociologue Jean-Claude Chamboredon (3). Il faut, pour rétablir l’équilibre, considérer les intellectuels non plus comme une série d’individus uniques, mais comme un groupe social.

Si l’histoire retient souvent le rôle progressiste des couches lettrées — savants encyclopédistes, avocats révolutionnaires, écrivains séditieux, « hussards de la République »… —, elle minimise leur implication dans les épisodes les moins glorieux. « Vichy fut, plus qu’aucun autre groupe social, la création d’experts et de membres des professions libérales, rappelle l’historien américain Robert Paxton. Et juger Vichy, c’est juger l’élite française (4).  » Le rôle des intellectuels au sein des systèmes de domination s’enracine dans le temps long et les sociétés précapitalistes. Dans l’Occident médiéval, le haut clergé religieux, détenteur du monopole d’accès aux écritures, légitime le pouvoir des propriétaires fonciers et possède lui-même un quart des terres ; les juristes devenus conseillers et vizirs forment ensuite le soubassement administratif de l’État royal (5). En Chine impériale (221 avant J.-C.-1911), « la classe des fonctionnaires-lettrés (ou mandarins) — couche infime quant à son nombre, omnipotente quant à sa force, son influence, sa position, son prestige — est le seul détenteur du pouvoir, le plus grand propriétaire, observe le sinologue Étienne Balazs. Elle possède tous les privilèges, et d’abord celui de se reproduire : elle détient le monopole de l’éducation (6 ».

Le cas de l’Inde précoloniale invite également à relativiser les vertus intrinsèquement progressistes qu’on prête parfois au savoir : le système des castes, violemment inégalitaire, repose en grande partie sur la domination exercée par des intellectuels, les brahmanes, qui jouissent d’une prérogative exclusive d’accès au savoir sacré. « Ce sont eux, et non les rois, les princes ou les soldats, les seigneurs fonciers ou les bourgeois, qui assurent dans cette société une forme particulièrement opératoire de “domestication des masses” », écrit la chercheuse Isabelle Kalinowski (7), traductrice d’Hindouisme et bouddhisme, la minutieuse enquête du sociologue Max Weber publiée en 1916-1917.

L’ère capitaliste n’a pas transformé la nature de ce travail ; elle en a en revanche changé la forme, à mesure que la révolution industrielle et l’expansion de l’enseignement renforçaient le poids des diplômés et accentuaient l’hétérogénéité du groupe : la domestication des masses, et d’une large fraction des diplômés eux-mêmes, s’opère au nom de la rationalité économique et des « compétences » validées par l’État qu’exige sa mise en œuvre.

Les premières analyses qui dépeignent les intellectuels comme une nouvelle classe sociale fondée sur le monopole du savoir et aspirant au pouvoir apparaissent au XIXe siècle, en même temps que les vastes fonctions publiques diplômées, les premières grandes administrations d’entreprises puis les partis ouvriers centralisés (8). Saint-Simon (1760-1825) rêve d’un ordre dominé par les savants et les industriels (les abeilles) qui renverraient à leur vanité la noblesse et le clergé (les frelons). De l’autre côté du Rhin, l’État moderne imaginé par Georg Wilhelm Friedrich Hegel repose sur les fonctionnaires éclairés qui formeraient selon le philosophe une « classe universelle » (Principes de la philosophie du droit, 1821). Quelques décennies plus tard, dans ses Écrits contre Marx, Mikhaïl Bakounine s’insurgera contre la perspective d’un État socialiste : « Tout cela exigera une science immense et beaucoup de têtes débordantes de cervelle. Ce sera le règne de l’intelligence scientifique, le plus aristocratique, le plus despotique, le plus arrogant et le plus méprisant de tous les régimes. » Un « socialisme des intellectuels » plutôt qu’un pouvoir ouvrier, comme le déplore en 1905 un autre anarchiste, Jan Waclav Makhaïski, dans La Banqueroute du socialisme du XIXe siècle.

« En finir avec les idéologies »

Ces « têtes débordantes de cervelle » ne possèdent pas les moyens de production, mais un savoir qu’elles monnayent aux propriétaires, lesquels leur délèguent la supervision des affaires, le contrôle des producteurs et l’organisation du travail, le soin d’accroître la productivité par la technique. Mais l’école les produit en surnombre, et le socialiste Karl Kautsky analyse, en 1892, le processus d’inflation-dévaluation des diplômes chez les travailleurs du savoir : « Ceux qui se destinent à un emploi public doivent attendre pendant des années, souvent pendant une dizaine d’années, avant d’obtenir un poste inférieur, mal rétribué. Chez les autres le chômage et le surmenage alternent. (Bientôt, un seul caractère distinguera ces prolétaires des autres salariés : nous voulons dire leurs prétentions » (Le Programme socialiste). Classe dominante en devenir ou prolétariat mobilisable contre l’ordre qui les déclasse, la représentation que les diplômés se font d’eux-mêmes oscille depuis un siècle et demi entre ces deux destinées qui, dans la réalité, coexistent à tout instant.

Quand Young rédige L’Ascension de la méritocratie à la fin des années 1950, le thème des intellectuels comme classe dominante resurgit, avec cette fois une tonalité plutôt positive. À l’Est, le système éducatif soviétique produit des millions d’ingénieurs et de cadres administratifs surdiplômés, entraînant une « poussée vers le haut des éléments sociaux les plus instruits (9 ». À l’Ouest, l’organisation scientifique de la production industrielle lancée dans les années 1920 par Frederick Taylor et dopée durant le New Deal de Franklin D. Roosevelt atteint sa vitesse de croisière. Une intelligentsia chargée de coordonner et de planifier des circuits économiques tentaculaires prolifère : la « technostructure », décrite par l’économiste John Kenneth Galbraith dans son livre Le Nouvel État industriel (1967).

Dans cette néobourgeoisie cultivée se recrutent à la fois la base sociale de la Nouvelle Gauche contestataire et celle de l’administration Kennedy, ces brillants diplômés qui penseront la guerre au Vietnam. Au-delà de leurs inclinations politiques, ils nourrissent une même défiance vis-à-vis des extrêmes, du collectivisme, du traditionalisme. L’idée d’« en finir avec les idéologies » s’impose d’autant plus spontanément à leurs yeux qu’elle prélude au gouvernement des experts, c’est-à-dire à la démultiplication de belles carrières ouvrant aux intellectuels la possibilité de monnayer leurs compétences scolaires. Et, tandis que la fraction radicale du groupe brûle les derniers feux des années 1968, une cohorte d’économistes, juristes, journalistes engagent l’offensive qui conduira au « Grand Bond en arrière » libéral — et à la création de centaines de milliers de postes de hauts cadres grassement rémunérés par les institutions financières (10). Jusqu’à la fin des années 1970, pourtant, domine la conviction que « la nouvelle classe est la force la plus progressiste des sociétés modernes ; elle est au centre de toute émancipation humaine possible dans un avenir prévisible », comme l’écrit en 1979 le sociologue Alvin Gouldner dans un ouvrage retentissant (11).

Vingt ans plus tôt, Young se montrait moins optimiste.

Car, à mesure qu’on en feuillette les pages, L’Ascension de la méritocratie vire au cauchemar. Le gouvernement des classes cultivées, qui a installé les plus brillants enfants du monde ouvrier à des postes de pouvoir pour dévitaliser l’opposition, n’est plus désormais composé que d’experts. La masse des non-diplômés rendus « inemployables » par les prodiges de l’« automatisation » — déjà ! — se voit enrôlée de force comme personnel domestique des intellectuels. « Une fois que tous les génies sont parmi l’élite, et tous les crétins parmi les ouvriers, que signifie l’égalité ? », interroge le narrateur. Dans la fiction de Young, le gouvernement des intellectuels parvient à maturité au début du XXIe siècle. Nantie de privilèges en nature — appartements confortables, dîners de gourmets, vacances somptueuses —, la classe éduquée scolarise ses enfants dans des établissements distincts et ne se reproduit désormais plus qu’en son sein. « L’élite est en passe de devenir héréditaire ; les principes de l’hérédité et du mérite se rejoignent », observe le narrateur, vaguement inquiet de la tournure des événements. Mais l’histoire ne s’arrête pas là…

En attendant d’en découvrir l’épilogue, il faut admettre que le monde dystopique exposé dans cette socio-fiction écrite il y a plus de soixante ans ressemble furieusement au nôtre. Aux États-Unis comme en Europe, un fossé sépare la petite minorité des diplômés des cycles supérieurs longs et sélectifs (5 à 10 % de la population des pays occidentaux) et les autres. L’accent mis ces dernières années sur l’opposition entre les 99 % de la population et les 1 % les plus riches détourne l’attention du groupe plus large qui bénéficie depuis un demi-siècle de la compétition méritocratique, et sans lequel les 1 % ne peuvent ni installer ni perpétuer leur domination. Si cette vision de la lutte des classes présente l’avantage pour les méritocrates qui la popularisent de se placer eux-mêmes dans le camp des opprimés, aux côtés des femmes de ménage, elle oblitère deux phénomènes cruciaux identifiés par Young dans sa fable d’anticipation : le monopole du pouvoir politique détenu par les intellectuels, et le caractère de plus en plus héréditaire de leur domination.

La démocratie des diplômés

Pour justifier la création de l’École libre des sciences politiques — qui deviendra Sciences Po —, le professeur Émile Boutmy fit, en 1871, cette déclaration restée célèbre : « Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l’enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorités dont le prestige s’impose, de capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie (12).  » Un siècle et demi plus tard, feuilleter un trombinoscope politique ferait presque oublier que les postes de député, de chef d’État ou de gouvernement ne requièrent formellement aucun diplôme.

Auteurs d’une enquête sur les dirigeants politiques de six pays européens (Allemagne, Belgique, Danemark, France, Pays-Bas, Royaume-Uni), Mark Bovens et Anchrit Wille confirment que les régimes représentatifs actuels s’apparentent à « des démocraties de diplômés ». « Les diplômés du supérieur en sont venus à dominer toutes les institutions et arènes politiques, qu’il s’agisse des partis, des Parlements et des cabinets, des groupes de pression, des lieux de délibération ou même des consultations sur Internet » (13). En 2016, 100 % des ministres belges et allemands étaient passés par l’enseignement supérieur, comme 95 % des ministres français. Au Royaume-Uni, 60 % des ministres sortaient des universités d’élite d’Oxford ou de Cambridge. Or, observent les chercheurs, « les citoyens non diplômés du supérieur représentent environ 70 % de l’électorat ». Du reste, l’excellence académique produit-elle vraiment des élus plus efficaces, des parlementaires plus perspicaces ? La question — ô surprise — ne passionne pas les universitaires, et les rares travaux existants relèvent que les politiciens diplômés « ne sont pas plus assidus, ne contribuent pas davantage à la production parlementaire et ne sont pas plus réélus (14 ». On objectera avec raison que le phénomène n’est pas nouveau. Et c’est justement le problème : les démocraties naissantes avaient promis un gouvernement « par et pour le peuple » fondé sur l’instruction universelle.

Comment se perpétue la domination d’une petite couche de savants-dirigeants quand l’université usine sans relâche des armées d’aspirants ? Depuis le début du XIXe siècle, la proportion de diplômés du supérieur est passée de moins de 1 % de la population adulte aux États-Unis et en Europe à environ 35 %. Pour maintenir la barrière, il suffit d’élever le niveau en instaurant de nouveaux obstacles culturels et financiers, infranchissables non seulement pour les moins instruits, mais également pour les diplômés surnuméraires. Aux États-Unis, les tamis combinés du savoir et de l’argent assurent un tri social si performant que, comme l’avait pressenti Young, la crème des méritocrates se reproduit désormais de génération en génération, à la manière d’une classe dominante héréditaire. Tous les diplômés ne sont pas riches, mais presque tous les riches sont diplômés : en 2017, 98,4 % des Américains qui gagnaient plus de deux fois et demi le salaire médian annuel — soit 94 300 dollars (83 500 euros) — avaient un diplôme supérieur ou égal au bachelor (équivalent de la licence mais en quatre ans). Plutôt que des titres de noblesse, les parents transmettent d’abord à leur progéniture les titres universitaires les plus prestigieux et les plus onéreux, à l’instar des milliardaires de la Silicon Valley qui destinent leur fortune à des fondations philanthropiques et leurs enfants à Stanford ou Harvard.

Typiques de la bourgeoisie éclairée du XIXe siècle, l’indolence, les dépenses ostentatoires, le placement des enfants en nourrice se sont retournés en pratiques opposées : la fine fleur des intellectuels cossus travaille d’arrache-pied et engloutit une part croissante de ses revenus et de son temps dans l’instruction, le bien-être, la culture, la santé de sa descendance. Nounous bilingues, crèches d’élite à 50 000 dollars annuels, leçons particulières d’éveil aux beaux-arts dès 3 ans, puis maternelles avec enseignement de langues étrangères et des sciences ne retenant que 5 % des candidatures (celles, notamment, rédigées par un consultant embauché à cet effet par la famille), le développement précoce du « capital humain » justifie tous les investissements.

En 2014, explique la sociologue Elizabeth Currid-Halkett, « les 1 % les plus riches ont dépensé 3,5 fois plus dans l’éducation qu’en 1996 (en valeur absolue et en part des dépenses). Et 8,6 fois plus que la moyenne nationale (15 » ; les 5 % s’inspirent de leur exemple. Ces frais de reproduction dynastique, qui comptent également ceux du précepteur (auquel les familles plus décidées attachent un assistant personnel), les écoles privées dont la fréquentation implique de résider dans un quartier huppé, les voyages culturels, l’enseignement du violon et autres pratiques distinctives recommandées pour accéder enfin à Harvard, Yale, Princeton ou Stanford, où les seuls droits d’inscription varient entre 40 000 et 70 000 dollars par an, atteignent des montants colossaux — en 2019, le revenu annuel médian des ménages s’élève à 63 700 dollars. Pour les 1 % les plus riches, estime le professeur de droit Daniel Markovits, le surcroît de dépenses éducatives par rapport à une famille de classe moyenne équivaut à un héritage d’environ 10 millions de dollars (9 millions d’euros) par enfant. « Le mérite est une escroquerie, tranche-t-il. Et toute une civilisation résiste à cette conclusion (16).  »

Ces chiffres ne reflètent que la partie émergée de l’iceberg. Car la transmission du capital culturel débute dès la naissance sous la forme de temps d’attention parental, en particulier celui des femmes. Les intellectuelles, explique Currid-Halkett, passent deux à trois fois plus de temps que les autres à jouer avec leurs nouveau-nés et à les instruire. Elles les allaitent plus fréquemment et plus longtemps, convaincues que cette pratique accroît les capacités cognitives, au point que le métier de « consultant en lactation » connaît un essor. À 3 ans, un rejeton de profession libérale a entendu en moyenne vingt millions de mots prononcés par un humain de plus qu’un enfant issu d’un autre milieu ; son vocabulaire est 49 % plus diversifié. En engageant dans le rapport à leurs descendants une intention éducative qui prélude à celle des enseignants, les parents développent leur sensibilité émotionnelle, leur concentration, leur discipline.

« À ses 18 ans, un enfant de riche aura reçu cinq mille heures d’attention de plus qu’un enfant de classe moyenne sous forme d’histoires lues, de conversations, d’événements culturels, d’entraînement sportif, etc., précise Markovits. (…) Au même âge, un enfant de classe moyenne sera resté cinq mille heures de plus devant un écran qu’un enfant de riche. » La ségrégation de la « classe créative » se traduit également sur le plan spatial, quand les ménages cumulant toutes les ressources se regroupent dans certains quartiers de métropoles progressistes et ouvertes qui procurent un style de vie plus sain, un réseau social plus étendu et de meilleures chances de réussite que celles des 90 % d’Américains les moins riches (17). « Les investissements massifs de l’élite dans l’éducation, observe Markovits, ont porté leurs fruits. Le fossé scolaire entre les étudiants riches et pauvres dépasse aujourd’hui celui qui séparait Blancs et Noirs en 1954 », l’année où la Cour suprême a rendu inconstitutionnelle la ségrégation raciale à l’école. « L’inégalité économique produit aujourd’hui une inégalité éducative plus grande que ne le fit l’apartheid américain. »

À l’abri derrière le rempart des formes éducatives exigeantes qu’ils instituent en norme à travers la presse et la culture, les intellectuels les plus prospères jugeront avec mépris les parents forcément moins ouverts, moins progressistes, moins généreux qui n’observent pas les mêmes rites culturels, sociaux et alimentaires. Et feront tomber le verdict : « Ils n’avaient qu’à faire des études », injonction qui résume à elle seule le volet « social » des programmes libéraux.

On aurait tort toutefois d’associer la vie des élites méritocratiques à un long fleuve tranquille. Le darwinisme social qui écarte d’emblée la plupart des élèves issus de familles pauvres place également les enfants de riches dans un état de concurrence incessante. De la surcharge scolaire dès 3 ans aux journées de douze heures comme associé d’un cabinet d’avocat, les méritocrates s’aperçoivent à leurs dépens que le capital, même culturel, a besoin du travail — le leur ! — pour produire du profit. Cette aliénation à des entreprises souvent dépourvues d’utilité sociale, qui érigent l’autodestruction par épuisement en critère d’excellence professionnelle, incite une fraction, minuscule mais croissante, à faire défection pour se reconvertir dans l’artisanat, l’humanitaire et, plus rarement, le lancer de pavés. Pareil sursaut reste l’exception. Une fois l’entrée assurée dans un établissement d’élite, le destin est tracé.

Aux États-Unis, la moitié des étudiants des douze universités les plus prestigieuses descend des 10 % des ménages les plus riches. En France, la sécession de la bourgeoisie cultivée n’a pas atteint ce degré. D’abord, parce que la part des revenus détenue par ce dernier décile stagne depuis le début des années 1970 alors qu’elle a augmenté de 13 % outre-Atlantique. Ensuite parce que les enfants de familles aisées expérimentent fréquemment une phase de précarité en début de carrière, ce qui ne les incite pas à reconnaître un quelconque « privilège » de classe quand bien même ils détiennent la ressource rare qui, avec la propriété, structure la hiérarchie sociale : de bons titres scolaires. Enfin, le faible coût de l’enseignement supérieur français contraste avec les frais exorbitants exigés en Amérique. Pourtant, l’exclusivisme bourgeois des établissements d’élite n’en est pas moins prononcé : l’École nationale d’administration (ENA) compte 6 % d’ouvriers et d’employés alors que ces catégories représentent plus de la moitié de la population active. Quant à Polytechnique, 1,1 % de ses élèves ont un parent ouvrier, contre 93 % un parent cadre ou de profession intellectuelle supérieure (18). Cet apartheid méritocratique s’accentue depuis les années 1950. On mesure le paradoxe d’une institution fondée sur la promesse d’universaliser le savoir et devenue à mesure de son expansion le centre de tri chargé de séparer les 10 % qui domineront tous les autres (19).

« Blanchir notre argent par nos vertus »

Les heureux élus se reconnaîtront-ils dans cette description de l’écrivain américain Matthew Stewart, publiée en 2018 dans les colonnes distinguées du magazine The Atlantic ? « Nous, les 9,9 % (), nous nous promenons en jeans et T-shirts hérités de nos débuts soi-disant modestes. Nous préférons signaler notre statut en parlant de nos corps nourris bio, des exploits de notre progéniture et de la rectitude écologique de nos quartiers. Nous avons compris comment blanchir notre argent par nos vertus supérieures. Surtout, nous avons appris à transmettre tous ces avantages à nos enfants. » Et Stewart résumait d’un trait la vérité objective que les cadres et professions intellectuelles s’évertuent à nier : « Nous faisons tourner la machine qui transfère les ressources des 90 % vers les 0,1 %. Nous avons été heureux de prendre notre part du gâteau » (20). Si, dans les sociétés occidentales, la couleur de peau blanche et le genre masculin constituent assurément des privilèges dont la reconnaissance progresse, l’appartenance à la minorité la plus instruite en est un autre, mais dont les bénéficiaires relativisent volontiers l’existence.

L’emprise croissante des intellectuels prospères a profondément reconfiguré le paysage politique occidental. Après la seconde guerre mondiale, les populations les moins diplômées et les moins riches votaient majoritairement pour les partis de gauche, ainsi qu’une petite fraction des professions intellectuelles liée au secteur public. Cette coalition s’est désintégrée. Socialistes, démocrates, Verts forment depuis les années 1990 des « partis de diplômés » largement désertés par les classes populaires, comme l’ont analysé Frank et, après lui, Thomas Piketty. Pour la première fois, en novembre 2016, non seulement les Américains les plus instruits, mais aussi les plus fortunés ont majoritairement voté démocrate. Ouvriers et employés quittent le jeu électoral ou ventilent leurs suffrages vers des partis qui, s’ils ne représentent pas leurs intérêts économiques, se définissent contre les élites libérales. « Si l’on veut comprendre la montée du “populisme”, écrit Piketty, il n’est pas inutile de commencer par analyser cette montée en puissance de “l’élitisme” (21). »

Cette ligne de fracture fait figure de don du ciel pour les commentateurs impatients de liquider les clivages qu’ils jugent dépassés. « Dans de nombreux pays, explique l’hebdomadaire libéral The Economist (6 juin 2020), le vieux clivage gauche-droite, fondé sur l’économie, a été remplacé par un clivage libéral-conservateur qui repose sur la culture. » Mais, loin de s’exclure, la culture et l’économie s’additionnent. En France, la détention d’un master reste étroitement corrélée à l’origine sociale : en 2017, 40 % des actifs nés d’un parent exerçant une profession libérale étaient titulaires d’un diplôme de niveau bac +5 ou d’une école de type ingénieur, contre moins de 4 % des enfants d’ouvriers qualifiés du secteur logistique. Le gouvernement des intellectuels cossus s’inscrit dans le cadre d’une lutte de classes on ne peut plus traditionnelle.

La vague de « morts par désespoir » (suicide, alcool, drogue) aux États-Unis en fournit l’illustration tragique : selon les chercheurs Anne Case et Angus Deaton, ce surcroît de décès estimé à 600 000 entre 1999 et 2017 au sein de la population blanche âgée de 45 à 54 ans concerne presque exclusivement les non-diplômés. Depuis 1990, leur taux de mortalité a crû de 25 %, alors que celui des titulaires d’un bachelor a diminué de 40 %. « Pour les sans-diplôme, le niveau de souffrance, de mauvaise santé et de troubles mentaux augmente tandis que la capacité à travailler et à socialiser diminue. L’écart se creuse également en matière de revenus et de stabilité familiale. Un bachelor est devenu le principal marqueur du statut social (22). »

Dans sa dystopie rédigée soixante-dix ans plus tôt, Young ne disait pas autre chose. Mais son ouvrage s’achève sur une note optimiste. En mai 2033 éclate un puissant mouvement « populiste » déclenché par les femmes, écartées de la redistribution des pouvoirs méritocratiques au profit des hommes. « Pour la première fois, une minorité dissidente de l’élite s’est alliée aux classes inférieures, jusqu’alors si isolées et si dociles », écrit le narrateur prétentieux de Young, sans préciser si les contestataires portaient des gilets jaunes. Des troubles éclatent. Les employés d’un magasin de luxe ravagent leur établissement. On retrouve le ministre de l’éducation éventré. Une grève générale s’organise pour le 1er mai 2034, la première depuis plus de quarante ans.

Déboussolé, le narrateur soudain moins infatué table sur un essoufflement rapide du mouvement. Son récit s’interrompt subitement. Sur le manuscrit, une note laconique de l’éditeur indique qu’il n’a pas survécu à l’insurrection.

Pierre Rimbert

(1) Michael Young, The Rise of the Meritocracy, 1870-2033. An Essay on Education and Equality, Thames and Hudson, Londres, 1958.

(2) Thomas Frank, Pourquoi les riches votent à gauche, Agone, Marseille, 2018.

(3) Jean-Claude Chamboredon, « La délinquance juvénile, essai de construction d’objet », Revue française de sociologie, vol. 12, no 3, Paris, 1971.

(4) Robert Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Seuil, Paris, 1973 (éd. originale : 1972).

(5) Pierre Bourdieu, Sur l’État, Seuil/Raisons d’agir, Paris, 2012.

(6) Étienne Balazs, La Bureaucratie céleste. Recherches sur l’économie et la société de la Chine traditionnelle, Gallimard, Paris, 1968.

(7) Isabelle Kalinowski, « “Ils ne songent pas à désirer le nirvana”. La sociologie des intellectuels dans Hindouisme et bouddhisme de Max Weber », dans Johan Heilbron, Rémi Lenoir et Gisèle Sapiro (sous la dir. de), Pour une histoire des sciences sociales, Fayard, Paris, 2004.

(8Cf. Lawrence Peter King et Ivàn Szelényi, Theories of the New Class. Intellectuals and Power, University of Minnesota Press, Minneapolis, 2004.

(9) Marc Ferro, préface à la nouvelle édition de La Révolution de 1917, Albin Michel, Paris, 1997.

(10Cf. Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière, Agone, Paris, 2012.

(11) Alvin Gouldner, The Future of Intellectuals and the Rise of the New Class, Macmillan, Londres et Basingstoke, 1979.

(12) Dominique Damamme, « Genèse sociale d’une institution scolaire. L’École libre des sciences politiques », Actes de la recherche en sciences sociales, no 70, Paris, 1987.

(13) Mark Bovens et Anchrit Wille, Diploma Democracy. The Rise of Political Meritocracy, Oxford University Press, 2017.

(14) Nicholas Carnes et Noam Lupu, « What good is a college degree ? Education and leader quality reconsidered », The Journal of Politics, vol. 78, no 1, Chicago, 2016.

(15) Elizabeth Currid-Halkett, The Sum of Small Things, Princeton University Press, 2017.

(16) Daniel Markovits, The Meritocracy Trap. How America’s Foundational Myth Feeds Inequality, Dismantles the Middle Class and Devours the Elite, Penguin Press, New York, 2019.

(17) Lire Benoît Bréville, « Quand les grandes villes font sécession », Le Monde diplomatique, mars 2020. Cf. également Richard V. Reeves, Dream Hoarders. How the American Upper Middle Class Is Leaving Everyone Else in the Dust, Brookings Institution Press, Washington, DC, 2017.

(18Cf. pour les États-Unis : Raj Chetty et alii, « Income segregation and intergenerational mobility across colleges in the United States », NBER Working Papers, février 2020. Et, pour la France, Pierre François et Nicolas Berkouk, « Les concours sont-ils neutres ? Concurrence et parrainage dans l’accès à l’École polytechnique », Sociologie, vol. 9, no 2, Paris, 2018.

(19Cf. Emmanuel Todd, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Seuil, Paris, 2017.

(20) Matthew Stewart, « The birth of a new american aristocracy », The Atlantic, Washington, DC, juin 2018.

(21) Thomas Piketty, Capital et idéologie, Seuil, Paris, 2019.

(22) Anne Case et Angus Deaton, Deaths of Despair and the Future of Capitalism, Princeton University Press, 2020.