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Revue Brasero : "On a parfois l’impression que les gens ordinaires sont devenus des marginaux"

Lien publiée le 3 décembre 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Revue Brasero : "On a parfois l’impression que les gens ordinaires sont devenus des marginaux" (marianne.net)

Les essayistes Cédric Biagini et Patrick Marcolini coordonnent le premier numéro de la revue annuelle de contre-histoire « Brasero », aux éditions L'échappée, d'inspiration libertaire. Contre la tendance des « studies », ils entendent parler des « gens ordinaires », de « l'humanité haute en couleur » et des « marges », sans tomber dans l'académisme ou le militantisme.

Revue Brasero : "On a parfois l’impression que les gens ordinaires sont devenus des marginaux"

Marianne : Pourquoi publier une revue de « contre-histoire » ?

Cédric Biagini et Patrick Marcolini :Notre réponse va sans doute vous sembler triviale : par envie, par goût pour l’histoire. Et aussi parce que nous animons une maison d’édition, L’échappée, qui bien qu’elle ait toujours laissé une large place à l’histoire ne pouvait pas publier des livres sur chaque sujet passionnant que l’on nous proposait. Il fallait créer un espace pour cela, pour des formats plus courts, afin de rendre compte du bouillonnement de nos auteurs, amis et complices.

Ainsi nous avons mis dans « Brasero » tout ce que nous trouvons instructif ou amusant, sans soucis académiques ni militants. On peut donc croiser dans nos pages Flora Tristan, des dealers de Montmartre, des trotskistes fans d’extraterrestres, des irréguliers, la créatrice du jokari, Joe Hill et ses rebel girls, des Zandj [esclaves noirs africains en Irak au IXe siècle], des piqueurs, Tolstoï, des jeunes surréalistes, une communauté en Suisse, Annie Le Brun, le socialisme typographique, des muralistes portugais, Gribouille, des montreurs d’ours, Claude Tchou, des chiens de science-fiction, notre cher Orwell… Tout un programme, le nôtre !

Vous souhaitez rompre avec les studies et à nouveau cloisonner l'histoire. Pourquoi ?

Il ne s’agit pas vraiment de cloisonner l’histoire : nous apprécions de pouvoir bénéficier de l’éclairage de plusieurs disciplines. D’ailleurs, « Brasero » professe de façon générale un certain goût pour l’encyclopédisme, y compris dans ses aspects les plus ludiques. Le problème est que l’histoire a tendance depuis quelques décennies à se diluer, aussi bien sur le plan méthodologique que dans les fins que la discipline s’était donnée. L’histoire, c’était à la fois une enquête et un récit : établir l’exactitude des faits en comparant les témoignages, les indices et les archives, et restituer une succession d’événements traversés par des groupes humains afin d’en comprendre le sens général.

Aujourd’hui, d’un côté, elle éclate en une multiplicité d’approches « par objet », qui se focalisent sur tel ou tel élément – c’est le domaine des « studies », dont la liste s’allonge sans cesse : gender studiessubaltern studiesanimal studiessound studies, etc. Au nom du « décloisonnement », s’impose en fait un nouveau cloisonnement, un nouveau quadrillage des champs du savoir dont le principe méthodologique est de se focaliser sur des sous-ensembles, sur le détail ou l’échelle « micro ». Ainsi l’on congédie l’histoire comme processus global, comme compréhension dans son ensemble d’un moment donné ou d’un type de société.

De l’autre côté, quantité d’historiens font aujourd’hui de la recherche « militante », et tendent donc à ne sélectionner que les faits susceptibles d’être intégrés à une grille d’analyse politique préexistante. Cela signifie qu’ils s’abstiennent délibérément de se confronter avec tout fait historique qui échapperait à leurs schémas idéologiques préétablis, et qui risquerait par conséquent de les mettre en crise. Ces tendances fortes reflètent bien le triomphe de la philosophie postmoderne dans les sciences sociales, avec son rejet de l’unité et de la totalité au profit du fragment, et sa critique de l’objectivité, voire de la notion même de réalité.

Votre revue s'intéresse aux « marginaux » et aux « gens ordinaires ». N'est-ce pas contradictoire ?

Pour éviter tout malentendu, posons d’emblée que nous n’entendons pas par « marginaux » les gens que la misère force à vivre en marge de la société, mais ceux qui refusent par choix les conventions de cette société (ce qui peut les conduire à vivre dans la misère, par ailleurs). Peut-être le terme d’excentriques serait-il d’ailleurs plus adapté.

Effectivement, on pourrait dire qu’à une époque où tout le monde ou presque se veut original et rebelle, vanter la force subversive des marginaux, c’est risquer de s’inscrire dans l’air du temps, qui est finalement celui du néolibéralisme, avec son éloge permanent de la différence, qui n’est que le masque d’un individualisme égocentré. C’est pour cela que nous sommes attachés à l’idée de gens ordinaires : une bonne part des acteurs de l’histoire qui nous intéressent – ouvriers, paysans, esclaves, etc. – ne prétendaient pas être au-dessus des autres.

D’un autre côté, il faut bien voir que les marginaux d’hier, qui nous intéressent aussi, ne sont pas ceux d’aujourd’hui. D’ailleurs, on pourrait ironiser : à voir les productions actuelles des industries du divertissement, avec leur fascination pour le pseudo-rebelle, le bizarre et le scabreux, on a parfois l’impression que les gens ordinaires sont devenus des marginaux !

Pourquoi choisir de rendre hommage dans votre revue à Kronstadt plutôt qu'à la Commune, comme nombre d'autres publications de gauche radicale ?

L’année 2021, anniversaire des 150 ans de la Commune de Paris, a vu déferler sur les étals des libraires une énorme quantité de publications sur cet événement. Comme toutes les tendances éditoriales, cette masse de livres occulte le souvenir d’autres événements historiques liés au mouvement ouvrier. La révolte de Kronstadt en 1921 en fait partie, et il nous semblait intéressant de sortir du cadre franco-français pour aller à l’Est, et rappeler une autre histoire, une « contre-histoire » de la Révolution russe. Les marins, les soldats et les ouvriers de Kronstadt, qui réclamaient la démocratie des assemblées populaires contre la dictature du Parti communiste, ont été écrasés militairement par l’Armée rouge, sur ordre de Trotski lui-même. Le stalinisme était déjà là, en germe.

C’était d’autant plus important d’en parler que l’on constate aujourd’hui la résurgence d’un certain état d’esprit de type stalinien dans la vie intellectuelle, caractérisé par la volonté de faire taire toute voix dissonante sur certains sujets de société, de passer sous silence tout ce qui pourrait aller à l’encontre de ce que certains estiment être le sens de l’histoire. À l’époque de Kronstadt, la moindre critique du gouvernement bolchevique était considérée comme contre-révolutionnaire et devait donc être éliminée.

Aujourd’hui, fort heureusement, nous n’en sommes plus au même niveau de violence. La calomnie a remplacé les fusils, l’élimination n’est plus physique mais symbolique : quiconque se permet de critiquer tel ou tel dogme se voit taxer de réactionnaire et d’autres noms d’oiseaux se terminant en « phobe ». Avec pour conséquence la réduction du débat public à une logique de camp, binaire et grossière. C’est pour cela que nous tenions à inaugurer notre rubrique « Contre le totalitarisme, pour le socialisme » par ce beau texte publié en 1921 intitulé « La Vérité sur Kronstadt » de Marie Isidine, une anarchiste russe.

* « Brasero » n° 1, L'échappée 184 p., 22 euros