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Conversations sur le communisme, Friot et Lordon : deux visions irréconciliables
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Que faire pour construire le communisme ? Retour sur les accords et désaccords dans leur ouvrage “En travail” où deux visions opposées essaient en vain de se réunir.
Cet ouvrage “En travail” est intéressant à plus d'un titre parce que d'une part, il synthétise brillamment les travaux de Bernard Friot mettant en lumière le déjà-là communiste en France ainsi que sa proposition de le poursuivre ; d'autre part Frédéric Lordon fouillant certains recoins inexplorés de B. Friot lui permet de pousser sa réflexion, de l'enrichir, voire même de la corriger.
Autre point positif, depuis Figures du communisme, nous voyons pas à pas se dissiper la phobie du signifiant "communisme" pour enfin se l'approprier et l'imposer dans le débat public. Certes, quelques relents autophobiques persistent à se différencier de "l'horrible et ignoble" expérience communiste stalinienne, mais hormis ce biais idéologique dont nous laissons aux Éditions Delga le soin d'expliquer et circonscrire historiquement, nous félicitons l'effort d'accepter notre héritage communiste français.
Cependant, une fracture parcourt l'ensemble de cet ouvrage. Bien que le premier chapitre « l'essentiel en accord » soit consenti par les deux auteurs, les nombreux désaccords sur des points fondamentaux remettent en question l'existence même de cet accord essentiel. La fracture prend racine au plus profond de la conception du communisme. Pour l'un, le communisme possède une existence réelle, concrète, matérielle, pour l'autre il n'est qu'une idée, un signifiant. Ainsi se dévoile la fracture millénaire qui traverse la philosophie entre d'un côté le matérialisme et de l'autre l'idéalisme. Concevoir le communisme comme matière ou comme idée n'implique pas la même stratégie pour poursuivre sa réalisation et cela se constate dans l'inefficacité des luttes actuelles imprégnées d'idéalisme dont Frédéric Lordon est l'un des représentants.
Le contenu de cet ouvrage nous donne tous les ingrédients pour démontrer nos affirmations. Suite aux leçons que nous tirerons de ces erreurs de stratégie, nous répondrons à la question « Que faire ? » afin de rendre possible la proposition de Bernard Friot. Avant d'en venir à cela, sans être exhaustif, voyons quelle est cette proposition qui nous servira de base à notre étude.
Le communisme en France est présent, il est déjà-là, il est l'actualisation d'institutions macroéconomiques qui subvertissent en son sein le mode de production capitaliste. Il est le fruit d'une classe révolutionnaire existante, qui a posé des actes concrets dans l'histoire, réalisant « un autre salaire, une autre valeur, un autre travail » qui s'extraient des carcans du capital.
Dans les années 50, les communistes, syndicalistes, travailleurs, ont institutionnalisé un salaire à la qualification non pas attribué au poste mais directement au travailleur en tant que personne ce qui lui assure une sécurité économique bien supérieure aux autres statuts :
- Fonctionnaires : salaire à la qualification personnelle (statut communiste)
- Salariés du privé : salaire à la qualification au poste (statut capitaliste)
- Indépendants : chiffre d'affaire défalqué des taxes et des consommations intermédiaires (statut capitaliste)
Lors du confinement dû au covid-19, les fonctionnaires ont conservé 100% de leur salaire, les salariés du privé 80% avec le chômage partiel, et les indépendants de 0 à 100% selon l'activité qu'ils ont réussi à maintenir (autant dire qu'ils se rapprochaient davantage des 0% vu la baisse d'activité globale qui a impacté le monde entier). Cet exemple nous montre le changement de paradigme qu'apporte le statut communiste à l'opposé du statut capitaliste. Même lorsque l'activité est en baisse, le travailleur sous statut communiste perçoit encore son salaire. Cela signifie qu'il n'est pas payé à la tâche concrète mais par son statut de qualification qui le reconnaît comme producteur.
Bernard Friot dévoile la véritable définition du travailleur comme il s'institue dans ce statut communiste : « le travailleur est un travailleur permanent tout en étant au travail par intermittence » et plus haut nous dit que « la socialisation du salaire permet de distribuer à chaque travailleur comme membre du travailleur collectif, dont la rémunération n'est pas la mesure de sa contribution, laquelle peut être inférieure ou supérieure à ce qu'il perçoit. » (p203)
Pour contrecarrer les objections épidermiques de tous bords trouvant dans ce statut l'avènement d'un monde de pantouflards payés à glander, remarquons que cela en dit davantage sur eux que sur les autres. Bernard Friot rappelle que ce statut doit être accompagné de la propriété d'usage de l'outil de travail et donc d'une responsabilité collective et démocratique permettant de choisir quelle direction donner à la production.
Être libre, c'est avoir le choix. Lorsqu'on est sous statut capitaliste nous n'avons aucun choix parce que l'insécurité économique pousse à vendre tout et n'importe quoi – sans considérer autrui et l'environnement – dans le seul but d'obtenir du profit. Au contraire, lorsque notre salaire est assuré par une qualification, et que nous avons le pouvoir de décider démocratiquement (souveraineté sur le travail) alors nous avons le choix et nous sommes libres. Ce statut communiste libère les travailleurs du joug capitaliste, du chantage à l'emploi, de la crainte du chômage, de la course effrénée de production inutile pour valoriser du capital, etc.
Voilà le changement de paradigme que Bernard Friot propose d'étendre à l'ensemble de la société, à commencer par qualifier d'un statut communiste tous les travailleurs qui gèrent la production essentielle : les transports, l'alimentation, le logement, l'énergie, les soins, etc. afin d'en faire bénéficier automatiquement à tous.
Concernant le financement, il s'agit d'augmenter les cotisations sociales prises sur la valeur ajoutée afin de socialiser les salaires et changer les méthodes d'investissement. En effet, lorsque sous le capitalisme l'investissement se fait par des prêts sur les marchés financiers ou crédits à la banque (donc remboursement d'une dette avec intérêts telle une épée de Damoclès), l'investissement communiste se fait par la subvention. Prenons pour seul exemple la construction de nombreux hôpitaux et d'écoles dans les années 60 grâce à la subvention (financée par une hausse des cotisations) sans qu'il n'y ait eu besoin de rembourser une dette. Nous voyons qu'il est possible de se passer des prêteurs capitalistes qui s'enrichissent sur le dos des travailleurs.
Nous vous invitons à visionner cette excellente vidéo pour approfondir le sujet.
À partir de cette base, que Frédéric Lordon dit embrasser pleinement, voyons en quoi sa conception pour réaliser cette proposition est aux antipodes de la pensée de Bernard Friot.
La fracture qui sépare la conception matérialiste et idéaliste se retrouve dans cinq grands points en désaccord : 1) la proposition au fondement de l'action 2) le déjà-là 3) le signifiant 4) la classe révolutionnaire 5) la méthode du chercheur.
1) La proposition au fondement de l'action
Frédéric Lordon écrit : « [Badiou] a tout à fait raison : l'absence de proposition condamne à l'impuissance stratégique. [...] Il y a ton idée et qu'elle est puissante [...] Ça ça fait une proposition directionnelle. [...] Si ton idée gagne du monde, si elle donne un sens, en tous les sens du terme, à un effort collectif coordonné, au lieu de le laisser à des initiatives dispersées [...] si ton idée parvient à impulser tout ça, pour ma part je ne cracherai pas dessus en dépit de sa provenance intellectuelle. » (p230-231)
Le mot important est « impulser ». Frédéric Lordon conçoit les idées, les propositions, au fondement de l'action. Il prend ainsi appui sur une citation de Marx « La théorie se change, elle aussi, en force matérielle dès qu'elle s'empare des masses ». Il en vient à concevoir « une pensée de l'emparement. Comment, par quelles voies, l'arme du signifiant communiste peut-elle s'emparer des masses ? (...) Comment les masses peuvent-elles venir à s'en emparer ? » (p110-111)
Bref, Frédéric Lordon donne la primauté à l'idée car il pense qu'il faut une proposition globale (celle de B. Friot) portée par les masses pour être une classe révolutionnaire et consciente de l'être. Ce qui fait de lui un idéaliste. À l'inverse de cette conception, Bernard Friot répond en tant que matérialiste que « ce ne sont pas les idées qui mènent le monde, que la conscience de classe s'exprime d'abord dans des actes, et que ça n'est pas parce que Croizat ne l'a pas dit qu'il ne l'a pas fait. » (p103-104) L'activité conjointe des travailleurs et du ministre n'a donc pas un fondement discursif et idéaliste, mais est mue par et pour elle-même.
Ainsi, le matérialisme – dialectique et historique – de Bernard Friot, consiste à dévoiler les actes : le déjà-là concret, réel, empirique, matériel, qui existe par nos institutions macroéconomiques communistes (Sécu, fonction publique, cotisation sociale, etc.) qui sont le fruit de luttes acharnées, d'un rapport de force conduit par la classe révolutionnaire.
Il ne s'agit pas ici de minorer le rôle de la proposition directionnelle, mais avant tout de montrer que bien qu'elle soit un facteur important dans les luttes, elle n'est pas le fondement de l'action politique. Il ne suffit pas qu'une proposition soit élaborée pour qu'ensuite elle s'imprègne magiquement dans les masses, portée et réalisée par elles. Nous verrons plus loin que c'est un spontanéisme qui a peu de chance d'aboutir et qu'au contraire il faut lui substituer une organisation révolutionnaire.
2) Le déjà-là
Comme preuve de cette fracture idéaliste, Frédéric Lordon nous dit : « La célèbre "définition" du communisme : "le mouvement réel qui abolit l'état des choses" (1) répétée avec une piété sacramentelle. C'est tout de même un viatique des plus minces. On est bien équipés avec une "indication" pareille. [...] cet énoncé ne veut absolument rien dire. Le plus drôle étant que ceux qui perçoivent le léger défaut de consistance de la formule trouvent encore moyen de le reconvertir en vertu : "Marx a veillé à ne pas nous enfermer dans le carcan d'une définition toute faite du communisme" – mais bien sûr, ç'aurait été autoritaire. » (p69)
Qu'aurait-il voulu dans ce cas ? Que Marx écrive à la place du Capital, le Communisme ? Qu'il élabore la recette de cuisine à suivre à la lettre, nous informe des ingrédients, et malheurs à ceux qui laisseront cuire un peu trop longtemps au four ? Hasardons-nous à émettre cette proposition : oui c'est ce qu'il aurait voulu ! Si l'on suit son raisonnement, la proposition directionnelle de Bernard Friot qu'il embrasse pleinement est la recette qu'il cherchait. Mais il la conçoit non pas empiriquement comme un matérialiste mais de façon idéaliste comme un socialiste utopique.
Pourtant, ni Marx, ni B.Friot, ne sont prophètes. Ils ne pensent pas l'utopie, l'avenir, le devoir-être ; ils pensent le moment présent, le déjà-là, et entrevoient à partir des conditions existantes un futur possible, probable, contingent, et participent à conduire les acteurs de l'histoire dans le sens de la liberté.
→ À lire aussi : Penser la transformation du moment présent, le rapport Hegel-Marx, Loïc Chaigneau
Ainsi, Bernard Friot nous dit : « Le mouvement réel du communisme, cette formule que tu n'aimes pas, je la trouve au contraire très pertinente. Elle sort le communisme du ciel du futur pour l'inscrire dans le présent de l'action émancipatrice de maîtrise populaire de la production "en train de se faire" dont l'issue n'est inscrite dans aucune téléologie. » (p103) « Je suis attentif au déjà-là communiste comme réel empirique [...] un réel qui est toujours en travail. » (p105) Il ne s'agissait donc pas d'un "viatique", d'un héritage minuscule lancé par Marx pour la classe ouvrière du futur, ou pire d'un instrument pour querelleurs scolastiques, mais d'un déploiement interne d'une pensée mobile.
Vers la fin du livre, stupéfait de se rendre compte qu'il n'a pas compris toute la portée du déjà-là, Frédéric Lordon s'interroge : « Pourquoi faudrait-il, pour que quelque chose advienne, qu'il soit déjà-là ? Quelque chose peut-il jamais apparaître s'il lui faut toujours du déjà-là ? Et pour que le déjà-là soit là, faut-il un déjà-déjà-là (ou un déjà-là-déjà-là) ? etc. Un problème métaphysique donc. » (p247)
Cela n'est métaphysique que pour un idéaliste qui récuse la conception matérialiste et dialectique. Bien évidemment qu'il faut toujours du déjà-là au déjà-là. Rien n'apparaît de nulle part. Comme disait Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. » Il en va de même de la matière historique. Prenons pour exemple le régime général de sécurité sociale, les communistes n'ont fait qu'unifier dans un régime unique de multiples caisses de cotisation à gestion patronale qui étaient déjà là pour les subvertir et les gérer eux-mêmes. Comme dit B. Friot : « l'avant déjà-là, c'est une institution patronale. » (p244)
Voilà pourquoi le déjà-là communiste ne doit pas être compris comme un simple jeu de signifiants mais bien comme situation concrète parvenue à sa conceptualisation.
3) Le signifiant
La question du signifiant a été brièvement abordée dans l'article suivant : Le postmarxisme de Frédéric Lordon nous fait perdre du temps
Il s'agissait de montrer en quoi changer le signifiant « salaire à la qualification personnelle » par « garantie économique générale » était infructueux. Pour lui, changer le signifiant, changer le mot (ou l'idée), permet de rendre plus désirable le concept, et donc convaincre plus de monde à rejoindre ce signifiant pour agir. Son lien logique est donc : signifiant → désir → action. Ainsi, le signifiant (l'idée) est au fondement de l'action, tout comme le désir est producteur. On en revient à une forme d'idéalisme très présente dans le postmarxisme.
Ceci étant dit, il n'y a pas que de mauvais côtés au signifiant. Par exemple, à la page 180 (2) F. Lordon nous dit ce qui lui posait problème dans le mot "salaire" et par conséquent à la page 184 (3) propose d'y ajouter les prédicats "communiste" ou "capitaliste" afin de distinguer ces deux types de salaire. Trouvant cette proposition intéressante, Bernard Friot accepte de se l'approprier, puis poursuit avec une critique du signifiant « Garantie économique générale » qu'il invite à abandonner. Dans le livre, Frédéric Lordon ne se prononcera plus à ce sujet. Pour l'heure donc, nous ne savons pas s'il l'abandonne ou non.
Cependant, le problème du signifiant chez F. Lordon est très profond car il est l'expression de sa conception épistémologique des sciences humaines et sociales :
« Par signifiant, j'entends donc la proposition d'une certaine interprétation donnée à un ensemble de faits qu'il serait tout à fait possible de faire parler autrement. [...] J'insiste là-dessus en effet pour dégager toute la portée de ton geste, inséparablement intellectuel et politique, comme resignification, comme donation d'un sens nouveau, capable de nous arracher aux lectures hégémoniques. » (p107-108)
« Le signifiant est une certaine manière de voir le réel qui fait réalité. [...] Ce qu'on dit des phénomènes du monde social historique relève en dernière analyse d'une interprétation. [...] On peut alors définir la science sociale critique comme l'effort pour l'extraire du signifiant hégémonique en vue de proposer un signifiant alternatif. C'est exactement ce qu'a fait Marx avec sa critique de l'économie politique. Le signifiant hégémonique contre lequel il entre en guerre, c'est le signifiant de ce qu'on nomme alors l'économie politique – à savoir le discours des économistes classiques. [...] Marx dit – raconte une autre histoire – : la valeur est entièrement produite par le travail, le capital n'est que du travail antérieur cristallisé. Et d'un coup on voit le monde autrement. En posant un nouveau signifiant, Marx fait, littéralement, devenir une réalité alternative : une réalité candidate à venir se substituer à la réalité hégémonique. » (p93-94)
Ce sujet est complexe et mérite une attention particulière. Nous ne pourrons donner que quelques pistes et renvoyer à d'autres contenus pour approfondir le sujet.
Pour commencer, nous vous invitons à visionner de 27:22 à 32:30 cette conférence de Loïc Chaigneau. On lui pose la question sur le signifiant où il revient de façon très claire sur son désaccord avec Frédéric Lordon.
Cette conférence sur la gauche postmoderne est aussi conseillée car la problématique du signifiant est très liée au postmodernisme.
Reprenons le fil en nous penchant sur ce qui a été souligné dans l'extrait. Nous constatons un réductionnisme du travail de Marx à un simple jeu de signifiant. Ce qui rend possible cette mécompréhension de Marx est que la conception épistémologique de Frédéric Lordon tolère la multiplicité des interprétations, leur accordant la même valeur, et ouvre la voie au relativisme. La lutte hégémonique ne serait donc qu'une lutte des discours (signifiants), faisant fi des conditions matérielles d'existence (référents). Le truchement verbal devient alors l'altération du monde et c'est sur ce champ de bataille qu'il faudrait mener la guerre... Bref, c'est un dévoiement complet des thèses de Gramsci, déformées par le postmarxisme de Chantal Mouffe et d'Ernesto Laclau.
Enfin, se focaliser sur le signifiant « c'est une certaine manière de voir le réel qui fait réalité. » mais en faisant cela, il nie complètement le référent réel et concret. L'important à retenir c'est que ce n'est pas le discours (signifiant) mais les actions de l'acteur historique (référent) qui priment en sciences humaines et sociales. Nous voyons donc que pour Frédéric Lordon, le chercheur doit produire un discours alternatif sur le réel, au contraire pour Bernard Friot ce qui importe est de soutenir le mouvement réel : « la responsabilité du chercheur est de poser sur ce déjà-là un signifiant qui contribuera à la possibilité de son actualisation, car les idées sont les compagnes nécessaires du travail d'espérance. Le mouvement réel du communisme est soutenu par le signifiant "communisme" que le chercheur pose sur l'observation empirique [...] un réel qui est toujours en travail. » (p104-105)
Autrement dit, lorsque pour l'idéaliste l'idée, le discours, sont au fondement de la modification du réel, pour le matérialiste l'idée n'est qu'une compagne utile pour soutenir ses actions concrètes. Pour approfondir cette question, nous vous conseillons en priorité cette conférence :
Et ces divers contenus :
- Sur le relativisme
- Sur le signifiant et le référent : Cours 4 partie 1 - Idéologie & domination
- Sur la métapolitique (l'hégémonie culturelle, la superstructure)
- Critique des idées de François Bégaudeau par bien des aspects proches de Frédéric Lordon
4) La classe révolutionnaire
Un désaccord important divise les auteurs de ce livre sur la question de l'existence ou non d'une classe révolutionnaire. Bernard Friot écrit : « Je te cite, "la classe révolutionnaire pour-soi est la classe qui partage ta réalité alternative" celle "qui a fait sien ton signifiant communiste" et "les siens" que Dieu reconnaît sont peu nombreux, car, je continue à te citer, mon signifiant est "incroyablement complexe à maîtriser" et tu en conclus que "la classe ouvrière pour soi, pour l'heure, c'est pas grand chose". » (p137)
B.Friot perçoit bien ce que pense F.Lordon de la classe révolutionnaire. Nous voyons là ressurgir la problématique du signifiant au cœur de son modèle épistémologique. Pour Frédéric Lordon, pour qu'il y ait une classe révolutionnaire, il faut qu'elle ait conscience d'elle-même, que son discours (ou signifiant) soit conforme à ce qu'elle est et ce qu'elle fait. Bref, c'est de l'idéalisme car le critère d'existence de cette classe n'est pas les actes qu'elle pose dans la matière historique, mais uniquement le discours, l'idée qu'elle a d'elle-même.
À partir de ce critère abstrait, cela fait dire à Frédéric Lordon qu'en 1946 « la classe est demi-révolutionnaire : posant une potentialité communiste mais sans pleine conscience d'elle-même, et incomplètement effectuée. » puis affirme que « la Commune et 1936 c'est la classe révolutionnaire » et enfin poursuit sans sourciller qu'en 2003 et 2010 « c'est la démonstration qu'à ce moment-là, il n'y a pas de classe révolutionnaire, la démonstration d'une mobilisation sans idée, et pire encore, dis-tu : avec des bouts de mauvaises idées. » (p145)
Donc si l'on suit son raisonnement les nombreuses grèves, manifestations, mouvements des Gilets Jaunes de 2016 à 2020, il n'y a pas non plus de classe révolutionnaire parce qu'ils ont fait l'erreur de ne pas écouter Bernard Friot !? Ou alors ils sont "demi-révolutionnaires" ou quart-révolutionnaires, ou un huitième ?
Bref, ce critère n'est pas efficient, puisque la proclamation hebdomadaire "Macron : Démission !", activité discursive de masse et bien adressée s'il en est, n'a déchu personne. En réalité, la classe révolutionnaire est toujours là, elle existe depuis que la bourgeoisie exploite le prolétariat. Parce que « la bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort ; elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires [...] la classe révolutionnaire, la classe qui porte en elle l'avenir. » (4) Le critère permettant de juger de l'objectivité de l'existence de la classe révolutionnaire n'est donc pas le discours qu'elle porte sur elle-même, mais les actes qu'elle a posé dans l'histoire, et quoi de plus criant de matérialité que les institutions communistes réalisées par les communistes en 1946, et dont nous bénéficions des fruits encore aujourd'hui ?
En réponse à cela, Frédéric Lordon dit : « Je ne pense pas avoir jamais nié l'existence positive des dispositifs institutionnels dont tu parles. Mais je (re)dis qu'une chose politique ou institutionnelle dont le sens n'est pas pleinement possédé n'a pas d'existence complète [...] J'ai gardé en mémoire cette phrase d'un retraité : "c'est merveilleux, ça tombe tous les mois." Et en effet : ça tombe réellement. Pour autant, je ne suis pas sûr du degré auquel ce retraité ou les retraités en général voient le communisme dans leur retraite. Pour ma part, je ne voyais rien avant de t'avoir lu... » (p154-155)
Et qu'importe ! Le communisme est là, réellement, c'est ça qui est important. Et le signifiant est secondaire, mais si on arrive à convaincre de son bien-fondé ça n'en sera que mieux pour la conscience de classe et les luttes à mener. Nous pouvons conclure cette partie par cette citation de Bernard Friot : « La classe révolutionnaire n'est pas constituée de celles et ceux qui font leur affaire de mon signifiant, mais de celles et ceux qui, consciemment ou non d'ailleurs, font leur affaire des institutions du salariat. » (p137)
5) La méthode du chercheur
Rappelons l'essentiel de la méthode de Frédéric Lordon. Pour lui, le chercheur doit produire un discours alternatif sur le réel : « On peut alors définir la science sociale critique comme l'effort pour l'extraire du signifiant hégémonique en vue de proposer un signifiant alternatif. » (p93) À l'opposé, la méthode de Bernard Friot ne consiste pas en une confrontation stérile de diverses interprétations, mais en l'exhumation des faits comme nous allons le voir.
À partir d'un désaccord sur la formule « à l'école de la classe ouvrière », nous retranscrivons la question de F. Lordon puis la réponse de B. Friot très éclairante à ce sujet.
Frédéric Lordon écrit : « Si, au sens propre du mot, tu t'étais mis à l'école de la classe ouvrière de ton époque, mais tu n'aurais rien appris – de nouveau : la preuve par 2003 et 2010. En 2003, personne n'a l'idée : ni les manifestants, ni les syndiqués, ni les syndicats... ni Bernard Friot. Pour rire, je vais le dire à la manière biblique "l'idée n'était nulle part". Tu ne te mets donc à l'école de rien : tu regardes le matériel historique en vrac sur la table de travail et, par un geste qui t'es propre, tu l'informes. [...] par inversion complète : c'est la classe ouvrière qui vient se mettre à ton école. Ce sont des gens (ouvriers ou pas) qui viennent t'écouter, pas l'inverse n'est-ce pas ? » (p128)
En réponse, Bernard Friot commence par citer son article d'où est extraite cette formule : « Le chercheur est à l'école de son objet, puisqu'il apprend sur le terrain comment opère l'émancipation du travail. C'est ce déplacement, du service à l'école de la classe ouvrière, qu'analyse ma contribution. » (p131) Autrement dit c'est « par un travail documentaire tout à fait classique qui m'a imposé un changement de mon rapport aux acteurs des phénomènes que j'observais. » (p114)
Puis B. Friot poursuit : « C'est pour le chercheur, la rencontre d'un acteur, d'un acteur qui lui préexiste. Pas la nomination d'un agent par un geste d'information d'un matériel historique en vrac sur sa table de travail, pour reprendre ton propos. [...] Des travailleurs, le plus souvent des ouvriers, qui opèrent en quelques mois [en 1946] une énorme transformation administrative et sociale engageant des budgets équivalant à la moitié du budget de l'État [...] quand j'exhume ces faits effacés du récit de l'histoire, ce ne sont pas seulement ces faits qui s'imposent à moi, c'est qu'ils aient été posés, c'est leur acteur. Cet acteur que la bourgeoisie a soigneusement enseveli. C'est de cet acteur que j'apprends le chemin du mouvement réel du communisme. [...] Je répète, j'apprends, c'est moi l'apprenant. [...] Il me semble que derrière ton refus de l'expression "être à l'école de la classe ouvrière" il y a le refus de l'existence d'un acteur. » (p133-134)
« Le cœur de mon travail a été non pas d'interprétation mais d'exhumation de faits ensevelis : ce qui se passe en 1946 concernant une classe révolutionnaire dans l'action, des faits qui ont été tous, totalement enterrés. [...] Je pense d'ailleurs que les faits disparus sont le déjà-là le plus décisif. Parce qu'ils subvertissent la réalité au point que la classe dirigeante fait tout pour n'en pas laisser trace. [...] j'en suis venu à constater qu'il y a une classe révolutionnaire, dans un constat qui s'est imposé à moi. Si j'ai utilisé le terme de "postulat" c'est tout à fait à tort. Je le retire, merci de m'y avoir poussé. » (p112)
En conclusion, la méthode de Frédéric Lordon accorde peu d'importance à la classe révolutionnaire et à son activité historique pour ne s'intéresser qu'au remplacement du signifiant hégémonique par un signifiant alternatif. Au contraire, la méthode de Bernard Friot s’intéresse à la matière historique, et non pas seulement aux discours. Il exhume les faits d'un acteur historique, pour les révéler au grand jour, permettant ainsi de déconstruire la légende, le récit, le mensonge de la classe dominante sur les actes posés par la classe révolutionnaire et ainsi poursuivre la lutte. La proposition proprement politique ne vient que dans un troisième temps que nous allons voir.
Après avoir opposé à plusieurs reprises le matérialisme de l'un et l'idéalisme de l'autre, après avoir montré leurs nombreux désaccords fondamentaux irréconciliables, nous constatons à la lecture de cet ouvrage un consensus bien que légèrement divergent : le spontanéisme. En effet, dans la proposition directionnelle ainsi que dans les perspectives politiques il n'est jamais fait mention d'une quelconque organisation révolutionnaire autour d'un parti mais à plusieurs reprises d'auto-organisation des travailleurs chez Friot, et d'auto-organisation des masses chez Lordon.
Pour F.Lordon, c'est très clair, les intellectuels sont des chercheurs qui interviennent en politique, apportent des propositions, mais ne doivent surtout pas prendre la direction d'une organisation car ce serait un crime « de prétention exorbitante » ce qui lui fait d'abord dire avec ironie : « les intellectuels se croyant l'avant-garde du parti d'avant-garde – et les masses sont priées de suivre leurs éclaireurs » et au premier degrés : « des dirigeants, quel que soit le registre de leur direction, on n'en veut plus » (p222-223) puis termine en rassurant son lectorat : Bernard Friot produit « une proposition puissante sans crainte que, nous indiquant une direction, tu ne veuilles prendre la direction. » (p231)
Alors, que faire pour Frédéric Lordon ? Nous n'avons pas trouvé de propositions concrètes chez lui hormis son pessimisme réaliste. Bernard Friot dit également être déçu du manque de perspective. Son travail se cantonne principalement à : « bien voir l'obstacle est quand même un prérequis pour surmonter l'obstacle ». Et quel est-il ? Les syndicats sont ossifiées, les institutions du néolibéralisme « rendent impossible de les attaquer – sauf dans un mouvement de renversement révolutionnaire » le capital nous a pris en otage, le bon gouvernement « se heurterait à un mur d'hostilité totale », l'État-capital ne nous laissera rien faire « ni augmenter le taux de cotisation, ni laisser les travailleurs exercer leur souveraineté sur la production » etc. (p206-210, p217) Mentionnons également tout un passage sur la fascisation de notre société (p260-263) qui s'ajoute à son constat réaliste et que Loïc Chaigneau mettait en lumière dès 2013 (5) et n'a eu de cesse de le rappeler dans ses vidéos youtube jusqu'à aujourd'hui en pleine crise du covid-19.
Après cela, voici les seules voies qu'ouvre Frédéric Lordon. Bien qu'il n'y croit qu'à moitié, un bon président en 2022 qui serait Mélenchon (p262), ensuite une grève générale associée à « une proposition commune qui coordonne toutes les luttes » (p218) et dont les masses s'empareraient comme nous l'avons vu tout à l'heure et enfin « l'action directe, les Gilets Jaunes ont tout compris » (p259). Bref, pour Frédéric Lordon, c'est un spontanéisme des masses, sans direction, sans organisation, une sorte de mélange entre Nuit Debout, les Gilets Jaunes et le front populaire de 1936. Or, c'est là se fourvoyer complètement sur ce qu'est la révolution et comment y parvenir. Bien qu'il s'en défende, il reste englué dans le mythe du Grand Soir anarchiste chamboulant toute la société, sans comprendre la primauté de la prise de pouvoir sur la production qui permet de créer le rapport de force contre la classe dirigeante et que Bernard Friot ne cesse de rappeler.
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À son tour, que nous dit Bernard Friot ? Étrangement il constate l'importance du parti et de l'organisation dans le passé mais le minore au présent. Il écrit à propos de la naissance du régime général de sécurité sociale en 1946 qu'elle est due à « des acteurs, le Parti communiste et les communistes de la CGT [...] à l'énorme élan populaire, mais aussi la force organisationnelle et à l'inventivité gestionnaire » (p120-121) et illustre les actions concrètes de cette organisation page 122. Puis il objecte à la "pensée de l'emparement" que « l'acteur révolutionnaire n'existe que lorsque les masses s'emparent de leurs organisations (et non pas de l'annonce du chercheur). [...] Or les masses n'ont pu jouer ce rôle historique que parce qu'il y avait des organisations, et on sait quel travail acharné de formation et d'organisation la CGTU et le PCF, mais aussi la CGT et la SFIO, ont produit dans les trente années qui précèdent 1946 » (p151) et encore « la présence d'un ministre soutenant cette action était une aide importante. Mais ce ministre n'aurait rien pu faire si, sur les lieux de travail, les travailleurs ne s'étaient pas organisés pour exercer la maîtrise du travail dans les caisses du nouveau régime. » (p245)
Il affirme également : « qui suis-je, pour prétendre pouvoir me passer d'organisation ? » Bref, tous les ingrédients sont déjà donnés par Bernard Friot pour mener les luttes et réaliser sa proposition directionnelle, grâce à la formation et l'organisation autour d'un parti et de syndicats, deux éléments que nous mettons au cœur de nos ambitions à l'Institut Homme Total.
Cependant, lorsqu'il répond à la question "Que Faire aujourd'hui ?" il ne fait plus mention de tout cela. Il rappelle timidement le rôle des syndicats et se cantonne à « ne pas voir d'autre chemin que l'auto-organisation des travailleurs avec affrontement aux directions chaque fois que nécessaire » (p213) ou encore « ça ne peut pas être non plus, de mon point de vue, une grève générale. Parce que l'enjeu désormais n'est pas l'arrêt de travail mais la conquête de son organisation par les travailleurs eux-mêmes » (p219). À cela s'ajoutent ses nombreuses propositions très intéressantes des pages 212 à 216 qui résument une sorte de plan d'action à la réalisation du salaire communiste pour tous.
Ainsi, Bernard Friot reste ambigu sur la question de l'organisation autour d'un parti jusqu'à ce qu'on en ait eu la confirmation lorsque qu'il fut questionné (6) sur ce sujet lors d'une conférence sur le livre le 15 novembre 2021 à la salle Ambroise Croizat où il répondait (7) : « l'idée d'avant-garde organisée me paraît discutable, mais c'est possible que je sois dans une logique spontanéiste discutable. Ce sont des points que je n'ai pas assez travaillé. »
En bref, il reste sur un spontanéisme des travailleurs mais malgré cela, il a pleinement conscience de l'importance de la formation et de l'organisation donc nous pouvons espérer qu'à l'avenir il parle de leur nécessité pour les luttes du présent.
Pour déconstruire les idées reçues sur l'avant-garde, voici une vidéo qui présente ce qu'elle pourrait être de façon horizontale et dont le rôle n'est que de conduire et soutenir les travailleurs en lutte.
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Nous avons vu les nombreux désaccords qui traversent cet ouvrage, y compris sur l’essentiel prétendu "en accord" remis en question par la fracture épistémologique de l'idéalisme de Frédéric Lordon face au matérialisme dialectique et historique de Bernard Friot. Ces deux visions sont irréconciliables car leurs implications vont dans des directions opposées. La vision idéaliste et spontanéiste est un voile qui masque l'importance de l'organisation, de la structuration révolutionnaire, d'un parti et de l'avant-garde. Ces éléments ne sont pas des variables d'ajustement, ils sont au cœur même du rapport de force qui permet de s'opposer efficacement à la classe dominante et ainsi la faire plier.
Alors, à la question "Que faire ?" de nombreuses propositions sont apportées par Bernard Friot, mais celles-ci ne pourront être mises en application que lorsque nous serons formés, unis et organisés autour d'un parti, car c'est seulement ainsi que nos conquêtes sociales ont été obtenues. Conduire le mouvement réel d'abolition du capitalisme se fait par un sujet collectif conscient de ses intérêts de classe, poursuivant l'héritage qui lui a été légué et s'organisant autour d'un parti pour mener la lutte, c'est ainsi que se réalise le communisme.
Enfin, signalons tout de même que la définition du "parti" tel que nous l'entendons n'a rien à voir avec un parti électoraliste à visée présidentielle. Pour nous, le parti doit avant tout servir les militants, les aider à se former et s'organiser pour mener des actions concrètes, et c’est pour ces raisons que nous vous invitons à rejoindre notre Institut de formation.
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