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    L’écologie (méconnue) de Marx

    écologie

    Lien publiée le 11 décembre 2021

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    L’écologie (méconnue) de Marx – CONTRETEMPS

    Marx n’est pas le penseur productiviste qu’on imagine bien souvent. On trouve au contraire dans son oeuvre des intuitions fondatrices permettant de penser la manière dont le capitalisme a perturbé le métabolisme entre l’humanité et la nature. Il est donc un passage obligé pour bâtir une écologie à la hauteur du basculement climatique déjà engagé.

    À l’occasion de la sortie de l’ouvrage de Kohei Saïto La nature contre le capital (paru aux éditions Syllepse), Alain Bihr revient dans cet article sur les questions de la nature et de l’agriculture chez Marx, et sur ce que nous apprennent les éditions les plus complètes de ses écrits à ce propos.  

    Depuis une trentaine d’années, les études destinées à évaluer la portée de l’œuvre de Marx (tout comme de celle d’Engels, qui lui est étroitement liée) à l’aune de la thématique et de la problématique écologiques se sont multipliées. Aiguillonnées par la conscience grandissante de l’ampleur de la catastrophe écologique dans laquelle nous sommes engagés et de l’urgence qu’il y a à l’affronter, elles ont cherché à déterminer si et dans quelle mesure cette œuvre était susceptible d’éclairer les tenants et aboutissants de cette catastrophe et de contribuer à formuler des réponses appropriées permettant d’envisager d’en sortir.

    Deux tendances se sont rapidement dégagées à ce sujet. Pour les uns, non seulement l’œuvre de Marx n’aurait rien à nous apprendre sur ce terrain mais toute pensée sérieusement soucieuse de prendre cette thématique et problématique à bras-le-corps devrait s’en détourner, tant elle serait restée en définitive prisonnière d’un prométhéisme exaltant de manière irréfléchie la croissance des forces productives, en en faisant une des conditions sine qua non du socialisme. Elle aurait ainsi ouvert la voie à la cécité dont le mouvement socialiste (tant dans sa version sociale-démocrate que dans celle déclinée par le soi-disant «socialisme réel») a fait preuve au regard de la dynamique génératrice de la catastrophe écologique, en portant de ce fait une part spécifique de responsabilité dans cette dernière[1]. Pour d’autres, au contraire, l’œuvre de Marx, correctement évaluée ou réévaluée, non seulement témoignerait d’une sensibilité écologique certaine mais encore dégagerait des perspectives originales en ce qui concerne tant la compréhension théorique des racines de la catastrophe écologique que la formulation de propositions politiques pour tenter d’y faire face[2].

    Kohei Saïto suit manifestement cette seconde voie, aujourd’hui déjà bien balisée[3]. Son originalité tient, cependant, d’abord aux sources qu’il exploite. Il ne se contente pas, en effet, de reparcourir une nouvelle fois les textes canoniques de Marx. S’appuyant sur l’ensemble des volumes de la MEGA 2 déjà parus[4], il étend considérablement le corpus de référence à nombre de textes jusqu’alors inédits de Marx, qu’il s’agisse de la somme considérable de manuscrits qui ont préparé ou accompagné l’élaboration de sa critique de l’économie politique, laissée finalement en plan avec Le Capital, ou de la somme encore plus importante des carnets de lecture et des notes apposées par Marx en marge des ouvrages figurant dans sa bibliothèque et qui y ont été conservés. Les pièces nouvelles ainsi versées au dossier permettent de mieux suivre l’évolution de la pensée de Marx sur les questions relatives à l’écologie. Elles éclairent aussi, plus largement, la manière dont Marx travaillait et elles expliquent finalement pourquoi, loin de nous avoir laissé en héritage un monument théorique, c’est un véritable chantier, dans tous les sens du terme, qu’il nous a légué. A charge pour nous de continuer à y travailler.

    Des intuitions fondatrices précoces

    A partir de l’automne 1843, établi à Paris, pour approfondir la critique de la société civile bourgeoise à laquelle l’ont amené tant son activité de journaliste au sein de la Rheinische Zeitung que sa relecture de la philosophie du droit de Hegel, Marx entreprend la lecture des principaux économistes classiques (à commencer par Adam Smith et David Ricardo), inaugurant ainsi une recherche qui l’occupera pendant tout le restant de sa vie. En témoigne la série des cahiers de notes et de réflexions que Marx rédige alors, connue sous le nom de Manuscrits de 1844 ou Manuscrits économico-philosophiques.

    Ces manuscrits sont d’une grande densité théorique. Marx y multiplie les formules brillantes, certaines pas des plus claires, encore frappées au coin d’une pensée marquée par l’héritage hégélien, révisé à travers le prisme jeune-hégélien, notamment celui de Ludwig Feuerbach. On y trouve pour commencer une conception originale des rapports entre l’homme et la nature, destinée à éclairer toutes ses élaborations ultérieures à ce sujet. La nature y est en effet définie comme «le corps non-organique» de l’humanité.

    «L’universalité de l’homme apparaît en pratique précisément dans l’universalité qui fait de la nature entière son corps non-organique, aussi bien dans la mesure où, premièrement, elle est un moyen de subsistance immédiat que dans celle où, [deuxièmement], elle est la matière, l’objet et l’outil de son activité vitale. La nature, c’est-à-dire la nature qui n’est pas elle-même le corps humain, est le corps non-organique de l’homme.»[5]

    Mais, d’emblée, Marx marque la spécificité de l’unité de l’humanité et de la nature qu’est le travail. Car ce n’est que par la médiation du travail, de la transformation de la nature que ce dernier opère, que l’humanité peut y puiser la substance de son existence. Au sein de ces Manuscrits, encore sous l’emprise de l’hégélianisme, Marx renvoie d’abord cette spécificité au caractère conscient, donc volontaire, réfléchi, finalisé du travail, là où, au contraire, l’éventuelle activité transformatrice de la nature pratiquée par l’animal reste prisonnière de son instinct et, par conséquent, du cercle étroit de ses besoins. Ce qui introduit une seconde différence essentielle: alors que le travail animal est limité à ces derniers et à son écosphère particulière, celle de l’homme tend à devenir universelle (elle étend constamment son champ dans la mesure même où elle engendre constamment de nouveaux besoins) :

    «L’activité vitale consciente distingue directement l’homme de l’activité vitale de l’animal […] L’animal ne façonne qu’à la mesure et selon les besoins de l’espèce à laquelle il appartient, tandis que l’homme sait produire à la mesure de toute espèce et sait appliquer partout à l’objet sa nature inhérente; l’homme façonne donc aussi selon les lois de la beauté[6]

    Sur cette base, Marx reproche fondamentalement au capitalisme d’avoir rompu cette unité fondamentale, constitutionnelle, entre l’humanité et son corps inorganique, en rendant du coup la première étrangère à la seconde et réciproquement, en introduisant ainsi une dimension d’aliénation dans leurs rapports. Cette dernière plonge en définitive sa racine dans l’expropriation des producteurs: leur séparation de fait et de droit d’avec leurs moyens de production, d’avec les conditions objectives de la production de leurs moyens de consommation, d’avec les conditions matérielles de leur subsistance, dont la principale n’est autre que la terre.

    Cette thèse émerge lorsque Marx entreprend d’expliciter dans ses cahiers la différence entre la propriété foncière féodale et la propriété foncière capitaliste. Un passage sur lequel Saïto attire justement l’attention (pages 33-44), en notant qu’il a le plus souvent échappé à celle des commentateurs de ces manuscrits[7].

    Dans le cadre de la propriété féodale, paysans et paysannes sont asservi·e·s: réduit·e·s au statut de serfs. Or le servage se définit par un double lien: celui du serf au domaine dont il est en somme partie intégrante (à ce titre, il peut être vendu avec le domaine): «le serf est l’accessoire de la terre» (il est adscriptus glebae, assigné à la terre, selon le droit féodal); celui du serf au seigneur de ce domaine, dont il est l’homme lige, auquel le lie un rapport d’allégeance, de dépendance personnelle; ce qui donne à la domination et à l’exploitation féodales une allure gemütlich dit Marx[8], par-delà son caractère de rapport de force brutal. Le point important ici est que le producteur direct (le serf) reste lié à la terre comme moyen de production; dans le servage, la terre reste «le corps non-organique» du producteur, tout comme elle l’est d’ailleurs pour son propriétaire même, le seigneur, le maître, qui n’appartient pas moins au domaine que ses serfs: c’est ce que signifie fondamentalement sa particule, il est baron, comte, marquis, duc, prince de…, quand il ne se dénomme pas directement par le nom du domaine: ainsi des Valois, des Guise, des Bourbon, des Habsbourg, des Lancaster, des York, etc.

    C’est précisément ce qui fait totalement défaut au travailleur salarié, qu’il soit agricole ou non. Celui-ci est, par définition, un «travailleur libre». Et même doublement «libre»: libéré de tout lien de dépendance personnelle et communautaire et libéré de tout moyen de production en propre. Ne lui reste comme seule propriété que sa propre personne, ses facultés personnelles qui constituent sa force (puissance) de travail, dont il peut par contre entièrement disposer à sa guise: il est un sujet de droit privé à ce titre. Mais, du coup, pour se procurer ses moyens de subsistance, il n’a plus d’autre possibilité que de mettre cette force de travail en vente, en espérant que quelqu’un-e la lui achète (en échange d’un salaire), au service duquel ou de laquelle il devra se mettre, généralement dans le but de valoriser un capital, en formant plus de valeur que la valeur propre de sa force de travail. Autant dire que, contrairement au serf, ses conditions d’existence ne sont nullement assurées par les rapports de production dans le cadre desquels il opère, qui peuvent parfaitement le compter et le traiter en surnuméraire «inutile au monde».

    Sous le régime capitaliste, par conséquent, le producteur n’a plus de rapport direct à la terre comme moyen de production et de reproduction de sa propre existence, comme «corps non-organique», même lorsqu’il s’agit d’un salarié agricole. Dans ce dernier cas, ce n’est qu’accidentellement et marginalement qu’il produit ses moyens de subsistance: la terre n’est plus que le moyen de valoriser un capital investi dans l’agriculture. Inversement, tandis que ce moyen de production qu’est la terre a été séparée de celui qui la travaille, elle se sépare aussi de lui et peut ainsi devenir pleinement marchandise, être achetée et vendue à toutes les fins possibles, comme moyen de production ainsi que comme moyen de consommation (objet de jouissance pour son propriétaire ou possesseur).

    L’ensemble de ces thèmes et thèses constituent un fonds théorique qui va continuer à alimenter la pensée de Marx, bien au-delà des Manuscrits de 1844. On les retrouve jusque dans ses œuvres de la maturité qui développeront sa critique de l’économie politique. Par exemple dans le passage suivant des fameux Grundrisse (1857-1858) qui semble répéter terme à terme les précédents:

    «Ce n’est pas l’unité des hommes vivants et actifs avec les conditions naturelles, inorganiques, de leur échange de substance avec la nature ni, par conséquent, leur appropriation de la nature, qui demande à être expliquée ou qui est le résultat d’un procès historique, mais la séparation entre ces conditions inorganiques de l’existence humaine et cette existence active, séparation qui n’a été posée comme séparation totale que dans le rapport du travail salarié au capital. Cette séparation ne se produit pas dans les rapports d’esclavage et de servage; mais une partie de la société est traitée par l’autre en simple condition inorganique et naturelle de sa propre reproduction[9]

    Ici encore, la rupture de l’unité constitutionnelle entre l’humanité et la nature, soit la séparation entre l’être humain, nature subjectivée, et son corps inorganique, condition objective de son existence et de son activité laborieuse, est donnée par Marx comme la caractéristique principale de l’univers capitaliste et la condition même de la formation du capital qui lui sert de base et de cadre.

    Marx face à Liebig

    Pour autant, Marx ne va pas se contenter de répéter ad nauseam ces formules. Au contraire, il va chercher à les vérifier en les confrontant aux sciences positives de son temps. Ce qui va lui permettre de les enrichir de nouvelles déterminations mais va aussi le contraindre à les nuancer et à les rectifier pour une part. Tout ce travail théorique marxien est méticuleusement scruté et rendu par Saïto.

    Le passage précédemment cité des Grundrisse emploie ainsi une notion nouvelle, encore inconnue du Marx des Manuscrits de 1844, celle d’échange de substance entre l’homme et la nature, qui traduit littéralement l’allemand Stoffwechsel. D’autres traducteurs, dont Billy, ont opté pour le terme de métabolisme, qui est sans doute beaucoup plus fidèle aux origines du terme.

    Le concept de métabolisme est emprunté à la biologie, plus exactement même à la physiologie. Au sein de cette dernière, il y désigne, d’une part, le système des échanges de substances diverses entre l’ensemble des parties d’un organisme vivant (végétal, animal ou humain), échanges par lesquels ce dernier se régénère en permanence tout en maintenant son ordre interne propre (c’est le métabolisme interne); d’autre part, les échanges auxquels tout organisme vivant est tenu de procéder avec son milieu de vie (son biotope), par lesquels il y prélève les substances nécessaires à son fonctionnement comme organisme vivant et y rejettent différents déchets résultant de ce fonctionnement (c’est le métabolisme externe). Métabolisme externe et métabolisme interne sont donc intimement liés: le premier fournit au second les substances qui, directement ou après transformation, sont assimilées par l’organisme pour se maintenir en vie, tout en se chargeant de l’élimination de ses sous-produits (déchets).

    Le concept semble avoir été introduit en physiologie dans les années 1800-1810, avant de devenir d’un usage courant dans les années 1840, notamment à la suite de la publication par le chimiste allemand Justus von Liebig (1803-1873) de deux ouvrages majeurs, Die Chemie in ihrer Anwendung an Agriculturchemie und Physiologie (La chimie appliquée à l’agriculture et à la physiologie) (1840) et Die Chemie in ihrer Anwendung auf Physiologie und Pathologie (La chimie appliquée à la physiologie et à la pathologie) (1842), qui ont jeté les bases de la chimie organique et de la biochimie.

    En s’appuyant sur les cahiers de notes et de lectures de Marx du début de sa période londonienne, Saïto (pages 71-80) établit que c’est à la lecture début 1851 du manuscrit de Mikrocosmos. Entwurf einer physiologischen Anthropologie (Microcosmos. Essai d’anthropologie physiologique) de Roland Daniels, un médecin de Cologne, membre comme lui de la Ligue des communistes, que celui-ci lui avait fait parvenir pour avis critique, que Marx doit l’usage du concept de métabolisme. Et c’est cette même lecture qui va l’amener à s’intéresser aux travaux et publications de Liebig dans les mois suivants, pendant lesquels il lira et annotera la quatrième édition de Die Chemie in ihrer Anwendung an Agriculturchemie und Physiologie (1842). A partir de quoi, il va faire partie intégrante de sa conceptualité propre, comme en témoignent les Grundrisse au sein desquels le terme est repris par Marx à une vingtaine de reprises pour désigner tant les échanges matériels internes à la société (le métabolisme social) et les échanges matériels internes à la nature (le métabolisme naturel) que les échanges matériels entre hommes et nature (Saïto: 80-85). Et c’est ce dernier métabolisme que le capital vient perturber, en rompant l’unité immédiate de l’humanité et de son corps inorganique.

    Liebig n’y est cependant pas cité, ce qui laisse à penser que, tout en en ayant recueilli pour partie l’apport, Marx ne lui accorde pas encore l’importance qu’il va prendre pour lui par la suite. Différents indices attestent en effet que Marx a repris la lecture de Liebig, plus exactement [de la septième édition] de Die Chemie… parue en 1862 (Saïto: 176-177 et 181-184), entre mi-1863 et mi-1865 alors qu’il rédige une version primitive de l’ensemble du Capital, sans doute en liaison avec sa théorie de la rente foncière[10]. Et que, cette fois-ci, cette (re)lecture aura une incidence décisive. Tâchons de déterminer ce que Marx en a retenu.

    Liebig a jeté les bases de la biochimie de la croissance du végétal en montrant que celle-ci est conditionnée non seulement par des éléments ou composés organiques (riches par exemple en azote, et carbone) mais encore par des composés inorganiques (par exemple des sels minéraux), les composants des premiers (azote, carbone) pouvant être fournis par l’atmosphère (l’air ou la pluie) tandis que les seconds ne peuvent résulter que d’une décomposition chimique du sol. Dans les premières éditions de l’ouvrage précédent, il établit ainsi deux lois fondamentales régissant cette croissance. Une loi dite du minimum: un sol doit contenir une quantité minimale de tous ces nutriments, organiques et inorganiques, pour être fertile. Et une loi dite de restitution: il faut nécessairement, d’une manière ou d’une autre, rendre au sol ces nutriments, dont la croissance des végétaux tend à le priver, pour qu’il reste fertile et que les rendements restent durables; faute de quoi, son exploitation ne peut qu’être prédatrice, en condamnant le sol au dépérissement (Saïto: 176-188).

    Sur cette base, dans la quatrième édition de son maître ouvrage (1842), celle sur laquelle Marx avait travaillé au début des années 1850, Liebig laisse clairement entendre qu’une agriculture rationnelle, respectant certains principes – la pratique de la jachère ou de l’assolement, avec notamment l’introduction du trèfle, l’usage d’engrais naturels (cendres, os, excréments animaux) destinés à restituer au sol ses nutriments inorganiques en attendant d’éventuels engrais artificiels capables de les remplacer, etc. – est en mesure de maintenir intacte la fertilité des sols, voire de la faire croître. Et s’il mentionne déjà le phénomène de baisse des rendements agricoles en Europe, c’est pour en imputer la responsabilité à la négligence des principes précédents (Saïto: 219-221).

    Dans ces conditions, le revirement que Liebig opère dans la septième édition de Die Chemie…, dont Marx prend connaissance entre 1863 et 1865, n’en est que plus étonnant. Ce revirement le conduit à formuler une sorte de troisième loi, que l’on pourrait appeler loi du maximum par opposition à la loi du minimum, qui tourne radicalement le dos à la voie qu’il préconisait encore quelques années auparavant. Il explique en l’occurrence qu’on ne peut faire croître indéfiniment le rendement (la productivité) d’un sol en proportion des apports supplémentaires de travail (drainage, ameublement du sol, irrigation, etc.), d’eau, d’ensoleillement, de chaleur, d’engrais, etc., qu’on peut lui assurer, qu’il existe une limite à cette croissance, tout simplement parce que les nutriments nécessaires dont on peut pourvoir un sol (un volume déterminé de celui-ci) sont eux-mêmes en quantité limitée, par exemple du fait des limites de sa désagrégation chimique, et surtout parce que les plantes ne sont capables d’absorber, par leurs feuilles ou leurs racines, qu’une quantité limitée de ces nutriments dans un temps donné (une saison par exemple). Au-delà de cette limite, tout apport supplémentaire ne peut au mieux que produire des résultats positifs temporaires qui se paieront du prix d’un épuisement ultérieur du sol, du fait du non-respect en définitive de la loi de restitution (Saïto: 230-239).

    Marx va en fait largement s’approprier les différentes lois établies par Liebig, au moins dans un premier temps. Les deux premières vont lui permettre de préciser et d’approfondir la notion de perturbation métabolique qui, depuis les Manuscrits de 1844, caractérise en propre la production capitaliste à ses yeux. Dans la dernière section du Chapitre XIII du Livre I du Capital, il dénonce les effets sociaux mais aussi écologiques de l’introduction du capital dans l’agriculture. A commencer par le fait qu’en ruinant les petits agriculteurs mais aussi en diminuant le nombre (relatif) des ouvriers agricoles, l’agriculture capitaliste dépeuple les campagnes et grossit les villes. De la sorte, elle en vient à perturber le métabolisme ancestral entre l’humanité et la nature qui permettait à la première de rendre en définitive à la seconde, sous forme de déchets (détritus de ses activités) et de rejets (ses propres excréments et ceux des animaux d’élevage et de trait), ce qu’il lui prenait comme substances nutritives par sa pratique agricole:

    «Avec la prépondérance toujours croissante de la population urbaine qu’elle entasse dans de grands centres, la production capitaliste amasse d’un côté la force motrice historique de la société et perturbe d’un autre côté le métabolisme entre l’homme et la terre, c’est-à-dire le retour au sol des composantes de celui-ci usées par l’homme sous forme de nourriture et de vêtements, donc l’éternelle condition naturelle d’une fertilité durable du sol.»[11]

    En conséquence, il dénonce la manière dont cette agriculture, si elle augmente dans un premier temps la productivité du travail agricole, finit par épuiser le sol et en compromettre la fertilité, donc par nuire à cette même productivité:

    «[…] tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. Plus un pays, comme par exemple les Etats-Unis d’Amérique, part de la grande industrie comme arrière-plan de son développement et plus ce processus de destruction est rapide.»[12]

    C’est donc la même logique prédatrice qui préside et à l’exploitation de la force de travail humain et à l’exploitation du sol, plus largement des ressources naturelles, ces deux sources de toute richesse sociale, ces deux facteurs fondamentaux du métabolisme entre humanité et nature:

    «Si bien que la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse: la terre et le travailleur.»[13]

    Marx dénonce donc la mise en œuvre par le capital dans son rapport à la terre la même logique mortifère qu’il avait fustigée, dans le Chapitre VIII de ce même Livre, dans le rapport du capital à la force de travail:

    «La production capitaliste qui est essentiellement production de survaleur, absorption de surtravail, produit donc avec la prolongation de la journée de travail non seulement l’amoindrissement de la force de travail humaine, privée de ses conditions normales de développement et d’activité physique et morale; mais aussi l’épuisement et la mort prématurée de cette force. Elle allonge le temps de production du travailleur pendant une période donnée en abrégeant son temps de vie.»[14]

    Quant à la troisième loi de Liebig, elle va convaincre Marx de se rallier à la thèse des rendements agricoles décroissants. Cette dernière avait été formulée dès la seconde moitié du XVIIIe siècle par différents auteurs sur la base de leur observation de l’évolution de l’agriculture anglaise et reprise notamment par David Ricardo dans le cadre de sa théorie de la rente foncière développée dans ses Principes de l’économie politique et de l’impôt (1815). Selon Ricardo, les rendements agricoles ne peuvent que décroître, par conséquent les prix de marché des produits agricoles augmenter et, avec eux, la rente agricole, pour deux raisons. D’une part, au fur et à mesure du développement de l’agriculture, pour faire face à l’augmentation de la demande (liée à celle de la population), les producteurs agricoles sont contraints de recourir à des terrains de moins en moins fertiles; d’autre part, le rendement d’un même sol n’augmente jamais en proportion directe du surcroît de capital (donc en définitive de travail mort et vivant) investi en lui pour améliorer sa productivité.

    Jusque dans les Manuscrits de 1861-1863, Marx s’était montré très réticent voire franchement hostile à l’adoption du second volet de cette thèse (Saïto: 165-176). Faute d’un fondement scientifique, il n’était à ses yeux qu’une hypothèse, d’autant moins acceptable qu’elle faisait le jeu de la théorie ricardienne de la rente foncière et surtout celui de son ennemi juré, Thomas Malthus et sa loi de la population. C’est ce qu’il laisse clairement entendre dans une lettre à Engels du 14 août 1851:

    «Plus j’avance dans ce foutu sujet, plus je me persuade que la réforme de l’agriculture, donc aussi de cette saloperie de propriété dont c’est la base, sera l’alpha et l’oméga de tout le chambardement qui vient. Sans cela, c’est le père Malthus qui aura gagné» (Saïto: 219).

    A l’opposé de la thèse des rendements décroissants, Marx exprimait alors clairement sa conviction qu’une agriculture rationnelle, fondée sur la propriété collective du sol et l’application méthodique des résultats de la science agronomique (recommandant le drainage, l’aération et l’ameublement du sol, l’irrigation, la rotation des cultures, l’usage d’engrais naturels ou artificiels, etc.), pouvait laisser espérer une amélioration constante des rendements agricoles, voire une croissance indéfinie de la productivité du travail agricole semblable à celle du travail manufacturier. Et il avait cherché et trouvé à alimenter sa conviction chez différents auteurs qu’il avait lus, dont Liebig lui-même (Saïto: 209-224).

    C’est la lecture de la 7e édition du maître ouvrage de Liebig qui va le convaincre de changer de position, en tirant en quelque sorte les conséquences du revirement de Liebig lui-même. Marx peut désormais adopter la thèse des rendements décroissants, puisque celle-ci peut se fonder scientifiquement sur les lois physiologiques du règne végétal, que ni la mécanique ni la chimie ne sont en mesure d’abolir et de dépasser. Et dès lors Marx va pouvoir l’intégrer à sa propre théorie de la rente foncière agricole, en la faisant la base de la rente différentielle II.

    De manière plus générale et plus radicale, la troisième loi de Liebig va convaincre Marx qu’il existe des limites absolues à la modification anthropologique (technique et scientifique) de la nature dont les hommes ne peuvent s’affranchir. Ce qui implique de rompre avec tout prométhéisme naïf: toute volonté irréfléchie de domination de la nature, tout culte de la croissance aveugle des forces productives sociale, etc. Il faut ainsi renoncer au projet d’une domination totale et absolue de la nature, qui ne peut être qu’un fantasme, pour réduire celle-ci à ce qui est compatible avec les lois naturelles et les limites qu’elles imposent à l’humanité.

    C’est ce que Marx exprime clairement dans le passage des manuscrits de 1863-1865, dont Engels s’est servi pour éditer sa version du Livre III du Capital. Marx y affirme résolument la nécessité d’un rapport rationnel de la société à la nature à partir de la dialectique de la nécessité et de la liberté, un rapport qui ne pourra se réaliser que dans le cadre d’une société émancipée des rapports capitalistes de production:

    «De même que l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quels que soient la structure de la société et le mode de la production. Avec son développement s’étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent; mais en même temps s’élargissent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme socialisé, les producteurs associés, règlent rationnellement le métabolisme que constituent leurs échanges avec la nature, qu’ils le contrôlent ensemble au lieu d’être eux-mêmes dominés par lui comme ils le seraient par une puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines qui est lui-même une fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail.»[15]

    Alors que sous le régime capitaliste le métabolisme entre l’humanité et la nature échappe au contrôle des producteurs (capitalistes aussi bien que salariés) et qu’ils les dominent comme une puissance étrangère, aliénée et aliénante à la fois, puisque procédant malgré tout de leurs propres activités productives, la tâche des producteurs associés que constitue une société communiste est de régler consciemment et rationnellement leur métabolisme avec la nature, ce qui implique notamment de maîtriser leur domination de la nature de manière à la rendre compatible avec les limites que lui imposent la Terre et leur indépassable dépendance à l’égard de cette dernière. Dans l’ordre de leurs rapports à la nature, la seule liberté que puissent conquérir les hommes tient dans cette maîtrise rationnelle ainsi que dans la réduction du temps de travail, rendue possible par les progrès de la productivité du travail, dont ce sera devenu la fin prioritaire.

    Pour décisifs qu’aient été les apports de Liebig à Marx, celui-ci n’allait pas pour autant s’en satisfaire. Le passage précédemment cité du Chapitre XIII du Livre I du Capital se conclut ainsi par une note dans laquelle Marx rend un hommage appuyé à Liebig tout en maintenant pourtant une certaine distance critique par rapport à lui:

    «L’un des immortels mérites de Liebig est d’avoir développé le côté négatif de l’agriculture moderne, du point de vue des sciences naturelles. Ses aperçus historiques sur l’histoire de l’agriculture, sans être exempts d’erreurs grossières, sont également éclairants sur certains points. Reste qu’il faut déplorer des déclarations hasardeuses du genre de celle-ci: “En poussant plus loin la pulvérisation et en labourant plus souvent, on favorise l’aération des parties poreuses du terrain et on agrandit et renouvelle la surface de terrain sur laquelle doit agir l’air; toutefois il est facile de comprendre que le surplus rapporté par le champ cultivé ne peut être proportionnel au travail qui lui est appliqué mais qu’il augmente dans une proportion bien inférieure”[16]

    La suite de la note montre que c’est moins la troisième loi de Liebig que Marx entend récuser que la caution scientifique que ce dernier apporte à John Stuart Mill, qui comptait parmi les amis de Liebig mais que, pour sa part, Marx tenait pour un second couteau et, plus encore, à sa bête noire, Malthus, l’un et l’autre ne faisant que répéter ce que de bien plus illustres économistes avaient déjà énoncé avant eux. Il n’empêche que la distance critique à Liebig ici marquée par Marx sur la question des rendements décroissants, donc de l’épuisement tendanciel du sol sous les effets d’une agriculture intensive, laisse entendre que la question n’était alors pas définitivement tranchée pour lui ; et elle marque une certaine ambivalence persistante de sa position par rapport à cette question.

    La rencontre ultérieure avec Fraas

    De fait, le premier Livre du Capital à peine édité, Marx entend approfondir toutes ces questions, notamment dans la perspective de la reprise de sa théorie de la rente foncière qui devait prendre place dans le Livre III. Une lettre de Marx à Engels datée du 3 janvier 1868 atteste d’ailleurs de son intérêt pour une série de travaux disputant les thèses de Liebig, dont ceux de Carl Fraas (Saïto: 263). Et, dans les mois suivants, Marx prendra d’ailleurs connaissance d’un certain nombre de ces travaux, notamment ceux de Friedrich Albert Lange, de Julius Au et de Carl Fraas; et, s’il fera peu de cas des deux premiers (Saïto: 269-273), il va au contraire accorder une grande importance au troisième, comme Saïto le montre dans le dernier chapitre de son ouvrage.

    Carl Fraas (1810-1875) était un botaniste et agronome bavarois. Après avoir obtenu un doctorat en botanique à l’université de Munich (1830), il est nommé directeur des jardins de la Cour d’Athènes (1835) et devient professeur de botanique à l’université de cette ville l’année suivante. Professeur à l’école centrale d’agriculture de Schleissheim en Autriche en 1842, il est finalement nommé professeur d’agronomie à l’université de Munich en 1847.

    Des nombreuses publications de Fraas, Marx semble avoir lu Klima und Pflanzenwelt in der Zeit (Le climat et la végétation à travers les âges) (1847), Geschichte der Landwirtschaft (Histoire de l’agriculture) (1852) et Die Natur der Landwirtschaft (La nature de l’agriculture) (1857) durant l’hiver 1868, à en juger par ses carnets de lectures de l’époque (Saïto: 273). Sa bibliothèque contenait également des exemplaires de l’Historisch-encyklopädischer Grundriss der Landwirthschaftslehre (Abrégé historico-encyclopédique d’agronomie) (1848) et Das Wurzelleben der Cultur-pflanzen (La vie des racines des plantes cultivées) (1872), ce qui témoigne de ce que Marx a continué à s’intéresser à Fraas au-delà de 1868 (Saïto: 274). Par contre, contrairement à ce que Saïto laisse entendre (2021: 276), Marx ne semble pas avoir pris connaissance de Die Ackerbaukrisen und ihre Heilmittel (Les crises agricoles et leur remède) (1866): il n’en mentionne aucun relevé dans ses carnets ni la présence dans sa bibliothèque.

    En fait, on ne connaît à ce jour qu’une seule référence de Marx à Fraas, dans une lettre adressée à Engels datée du 25 mars 1868. Il s’y réfère plus précisément à Klima und Pflanzenwelt… et voilà ce qu’il en dit en substance:

    «Il [Fraas] affirme que la culture fait perdre – plus ou moins selon son développement – “l’humidité” tant appréciée des paysans (ce qui fait que les plantes émigrent du sud vers le nord) pour finir par laisser place à des steppes. La culture a d’abord un effet utile – mais finalement désertification à cause du déboisement, etc. […] Le résultat final, c’est que la culture – si elle progresse spontanément et n’est pas consciemment maîtrisée (mais bien sûr, c’est un bourgeois et l’idée ne lui en vient pas), laisse derrière elle des déserts, la Perse, la Mésopotamie, etc., la Grèce […] Importante aussi son histoire de l’agriculture. Donc de ce côté-là aussi inconsciemment, une tendance socialiste ! […] Il faut aller voir de près les derniers développements concernant l’agriculture. L’école des physiciens fait face à l’école des chimistes » (Saïto: 274).

    Ces quelques remarques témoignent de ce que Marx a rapidement saisi ce qui est au cœur de la problématique de Fraas, à savoir les rapports entre végétation et climat, comme l’indique d’ailleurs de titre de l’ouvrage auquel il se réfère. Plus précisément, il pointe deux de ses principales thèses à ce sujet.

    En premier lieu, pour Fraas, c’est le climat qui joue le rôle principal dans le développement de la végétation et, partant, dans celui de l’agriculture. Il propose en effet une approche «physique» (ou atmosphérique) des problèmes relatifs à la croissance des végétaux, en mettant l’accent sur l’importance de facteurs comme la chaleur et l’humidité, les précipitations et le ruissellement, les sécheresses, le vent, etc., par opposition à l’approche «chimique» (ou pédologique) développée tant par Liebig (tenant les nutriments inorganiques comme le facteur décisif) que par ses adversaires (donnant le rôle principal aux nutriments organiques, fournissant notamment de l’azote).

    En second lieu et inversement, selon Fraas, l’agriculture est en mesure de bouleverser le climat et elle le fait ordinairement dans le sens de son évolution vers le sec et le chaud (notamment sous l’effet du déboisement auquel elle procède), ce qui ne manque pas de retentir sur la végétation, en favorisant sa steppisation, et de dégrader par conséquent les conditions de développement de l’agriculture elle-même. Fraas rejoint ici la thèse de Liebig, mais en rapportant cette dégradation tendancielle non pas à un épuisement des sols (du fait du non-respect de la loi de restitution et des limites de l’apport compensatoire des engrais artificiels) mais à une transformation du climat, que celle-ci s’opère sous l’effet du développement de l’agriculture elle-même ou naturellement.

    En étudiant de près ses carnets de notes et ses remarques marginales, Saïto est parvenu à préciser ce qui a intéressé plus précisément encore Marx dans les travaux et résultats de Fraas en tant qu’ils intéressent l’agronomie.

    – Marx relève avec intérêt que, selon Fraas, le sol peut se régénérer spontanément et maintenir sa fertilité, sans apport extérieur (sans engrais) ou avec un minimum d’apports, sous des climats chauds et humides (par exemple en zone tropicale ou subtropical) parce que les roches constituant le sol s’y désagrègent plus facilement (Saïto: 278). C’est que les engrais ne sont en définitive que des ersatz climatiques: ils pallient l’absence des conditions climatiques favorables. Quand les plantes sont cultivées dans les conditions climatiques les plus favorables, ils sont inutiles. Il n’y a donc pas de fatalité de l’épuisement des sols sous l’effet de l’agriculture comme le pensait Liebig. Par exemple:

    «Les céréales sont donc, en fonction du degré d’exigence qu’elles ont vis-à-vis de la mansuétude du climat, des plantes qui épuisent le sol dans la zone froide tempérée, en tête le maïs, la doura, le blé, l’orge, le seigle, l’avoine, moins les légumineuses et le sarrasin, pas du tout les différentes espèces de trèfle, nos herbes, les asperges, etc. Dans la zone chaude tempérée, les céréales et les légumineuses n’épuisent plus le sol, à l’exception du maïs, du riz et de la doura, pratiquement plus le tabac, qui est déjà souvent cultivé sans engrais» (Saïto, 2021: 279-280).

    – Ce qui laisse entendre que le métabolisme naturel (les échanges internes à la nature, indépendamment de toute intervention humaine) est en mesure de régler par lui-même le problème de l’épuisement des sols et, par conséquent, celui de la baisse des rendements. Autrement dit, il y aurait selon Fraas une agriculture durable possible sans intervention humaine, en laissant faire la seule nature, à condition d’opérer dans les conditions requises pour sa croissance par le végétal cultivé. Ainsi :

    «nous connaissons des pays de vieille civilisation comme la Grèce ou l’Asie mineure, qui continuent à obtenir dans leurs champs sans aucun engrais des récoltes appréciables, même si, avec les engrais, elles le seraient encore davantage, comme déjà ils y arrivent ici ou là avec l’irrigation […] la fertilité des champs chez les Chinois, qui remplacent les composants qu’ils y ont pris (ce qui ne peut être vrai que s’ils n’exportent pas les produits du sol sans en importer d’équivalents), a constamment augmenté au fur et à mesure de l’accroissement de la population» (Saïto: 280-281).

    – Parmi les éléments du métabolisme naturel qui sont susceptibles de remédier à l’épuisement des sols, Fraas mentionne notamment les alluvions (limons, sables, graviers, galets, etc.) apportées par les cours d’eau lors de leurs ruissellements et de leurs crues, qui permettent de reconstituer et d’entretenir la composition minérale des sols cultivés. Raison pour laquelle les plaines alluviales, les estuaires et les deltas sont particulièrement fertiles. Ce qui conduit Fraas à préconiser de recourir à un apport artificiel d’alluvions, par l’intermédiaire de toute une infrastructure de réservoirs et de canaux d’irrigation, en mettant ainsi à contribution un procédé naturel de régénération des sols. Une thématique déjà présente dans Natur der Landwirtschaft, que Marx relève, mais sur laquelle Fraas reviendra avec insistance sans Die Ackerbaukrisen und ihre Heilmittel en en faisant l’argument central de sa polémique contre Liebig. En somme, pour remédier à l’épuisement tendanciel des sols provoqué par leur mise en culture dans des conditions climatiques moins favorables, Fraas propose une sorte de coopération entre l’humanité et la nature, en somme «une agriculture de régénération naturelle» en suivant un chemin ouvert par la nature elle-même, qui suscite toute l’attention de Marx (Saïto: 284-288). Car, de la sorte, on peut espérer échapper à la fatalité de l’épuisement des sols et, partant, à celle des rendements décroissants et, ainsi, congédier définitivement le spectre de Malthus.

    – Enfin Marx a relevé ou coché nombre de passages de Klima und Planzenwelt… dans lesquels Fraas souligne l’importance du déboisement (consécutif à l’extension de la culture du sol mais rendu également inévitable tant que le bois est resté à la fois le combustible presque unique et l’un des principaux matériaux à disposition de l’artisanat et de la proto-industrie dans les sociétés précapitalistes) comme facteur de modification du climat et de dégradation consécutive des conditions de l’agriculture, en expliquant ainsi la régression de la civilisation intervenue en Mésopotamie, en Palestine, en Egypte et en Grèce (Saïto: 293-298).

    Pour l’instant, en attendant leur publication, il est impossible de savoir ce que Marx a finalement fait des apports de Fraas à la science agronomique dans ses manuscrits ultérieurs, au-delà du fait que ceux-ci l’ont incité à élargir et approfondir ses études sur l’ensemble de ces questions. Et il est hasardeux et sans doute en partie vain de spéculer sur ce qu’il aurait pu en faire si le loisir lui avait été offert d’achever la rédaction du Capital.

    On peut supposer cependant que Marx aurait retenu la leçon générale de Fraas, à savoir que, par son action sur la végétation, l’agriculture et plus largement l’industrie humaine peuvent provoquer des modifications importantes du climat, susceptibles de réagir négativement sur leurs propres conditions de production et, plus largement encore, sur les conditions du développement humain. Marx aurait alors identifié les modifications climatiques que le travail humain peut provoquer, au point de nuire à l’humanité, comme une nouvelle déclinaison de la perturbation métabolique en sus de celle constituée par l’épuisement des sols sous l’effet de leur mise en culture intensive irréfléchie. Et il est à peine nécessaire de signaler combien cet enseignement de Fraas est d’actualité dans le contexte du réchauffement climatique que nous connaissons.

    Marx en aurait sans doute également conclu que l’action de l’homme sur la végétation (en particulier la déforestation) doit être conduite avec prudence et réflexion quant à ses conséquences. Mais, dans ce même ordre d’idées, Marx aurait sans doute aussi retenu de Fraas l’idée que la solution des problèmes agronomiques (par exemple pour assurer la permanence de la fertilité naturelle des sols, voire pour l’améliorer) et, plus largement, écologiques peut et doit être cherchée non pas dans un forçage de la nature (donc dans la radicalisation d’un rapport purement instrumental à elle) mais dans une coopération avec elle: il s’agit plutôt de travailler avec la nature que contre elle[17]. Car l’on travaille toujours en définitive dans la nature quand on travaille sur elle, en restant dépendant d’elle et en subissant les conséquences, inattendues et néfastes, éventuelles des modifications que le travail humain lui apporte, tout simplement parce que l’humanité fait et reste partie intégrante de la nature, qui demeure son «corps non-organique».

    Et c’est peut-être en ce sens que, dans la lettre à Engels précédemment citée, Marx a pu relever une «tendance socialiste inconsciente» chez Fraas. Ce dernier aurait indiqué, en creux, la voie à suivre pour une agriculture rationnelle, conduite de manière à contrôler ses effets écologiques à partir de la connaissance scientifique qu’on peut en prendre. Il aurait ainsi saisi ce que, selon Marx, le socialisme doit se proposer consciemment, dans la ligne du passage du Livre III du Capital précédemment cité: la maîtrise (ou régulation) du métabolisme entre l’humanité et la nature médié par le travail social, sur la base de la propriété collective du sol et de l’association des producteurs, agissant de manière réfléchie (c’est-à-dire à la fois prudente et instruite par la science) sur et dans la nature selon un plan concerté.

    Marx au-delà de Marx[18]

    L’enseignement général que l’on peut tirer de l’ouvrage de Kohei Saïto peut se résumer dans cette formule, à la condition de l’entendre dans un double sens. En premier lieu, tout comme Negri pour les Grundrisse, Saïto établit une nouvelle fois que la prise en compte des inédits de Marx nous fait découvrir sans cesse de nouveaux aspects de sa pensée, à cette différence près que le second embrasse une séquence beaucoup plus étendue que le premier et qu’il porte son attention sur une dimension des préoccupations marxiennes qui restait encore inconnue de Negri. Surtout, Saïto nous en fait saisir la raison, simple: Marx ne cesse de penser, c’est-à-dire de développer et d’approfondir ses acquis antérieurs, toujours tenus par lui pour provisoires, en les confrontant à de nouveaux terrains, de nouveaux problèmes, de nouveaux auteurs, en les nuançant, les rectifiant, les remettant pour partie en cause, voire les abandonnant, en ouvrant chemin faisant de nouvelles voies de recherche, en traçant de nouvelles perspectives, en posant de nouvelles questions ou en en reprenant d’anciennes à nouveaux frais, etc. Si bien que Marx n’est jamais tout à fait là où on croyait pouvoir le trouver à partir de ce que l’on sait déjà de lui ou, plus exactement, croyait savoir de lui.

    Toujours dans ce même ordre d’idées, mais plus fondamentalement encore, Saïto confirme que la publication de l’ensemble des écrits de Marx (et d’Engels) entreprise dans le cadre de la MEGA 2 va nous autoriser, définitivement espérons-le, à nous débarrasser de l’image du Marx à la fois doctrinaire (réduit à un ABC) et statufié (en grand commandeur du temple), image forgée et colportée des décennies durant dans et par les organisations ayant dominé le mouvement ouvrier. Inversement, elle permettra enfin d’apercevoir un Marx vivant, constamment curieux de tout, plus soucieux de se poser de nouvelles questions que de répéter les anciennes réponses, mais aussi incapable quelquefois de ce fait d’aller au bout de ses projets, à commencer par celui de sa critique de l’économie politique qu’il laisserait finalement inachevée, au grand dam de son ami Engels qui, impatiemment mais vainement, n’avait cessé de le presser d’en finir.

    En second lieu, s’agissant plus précisément de la thématique et de la problématique écologique qui est l’objet de son ouvrage, il est non seulement possible mais encore nécessaire de dépasser les acquis marxiens sur le sujet, tels du moins que nous les connaissons pour l’instant, mais en nous servant à cette fin de certains développements de Marx lui-même. En somme: pousser Marx au-delà de Marx en se servant de Marx. En effet, comme Saïto l’a montré, de 1844 à 1868, Marx n’a cessé de développer et d’approfondir l’idée que le capital se rend coupable d’une perturbation du métabolisme entre l’humanité et la nature, du fait de rompre l’unité immédiate entre elles que maintenaient les rapports précapitalistes de production. Sa confrontation aux travaux de Liebig et de Fraas l’a conduit, dans cette perspective, à mettre l’accent tant sur le caractère prédateur de l’agriculture capitaliste, qui tend à épuiser les sols, que sur le changement climatique que risquent d’entraîner ses pratiques de déboisement inconsidérées ; deux diagnostics que les développements les plus récents, un siècle et demi plus tard, sont loin d’avoir été démentis… Mais, si l’on veut développer et approfondir davantage l’idée de perturbation métabolique engendrée par le capital, il faut se saisir de l’analyse que Marx développe de la forme valeur dans laquelle le capital enserre le procès social de production, partant le métabolisme entre l’humanité et la nature, en le remodelant profondément de manière à le soumettre aux exigences de la reproduction élargie continue de la valeur, autrement dit de l’accumulation du capital.

    C’est ce que Saïto laisse d’ailleurs entendre à quelques reprises vers la fin de son ouvrage, lorsqu’il affirme qu’à l’horizon des propos de Marx se profile une contradiction fondamentale entre le capital et la nature. Ainsi affirme-t-il :

    «Ce qu’il y a d’important dans la contribution scientifique de Marx aux débats écologiques actuels, est sa démonstration, conduite à partir des déterminations fondamentales de la société marchande, que la valeur comme médiation du caractère transhistorique entre l’humanité et la nature, est incapable de satisfaire aux conditions matérielles d’une production durable » (page 314). Ou encore: « Pour mettre en pleine lumière la tension entre capital et nature, Marx expose la théorie de la valeur systématiquement dans un contexte qui la lie au problème de la perturbation du métabolisme entre humanité et nature» (page 316).

    Mais Saïto ne précise pas, à mon sens, le point exact d’articulation entre la théorie marxienne de la valeur et la problématique écologique, à partir duquel il convient d’explorer méthodiquement cette contradiction entre le capital, valeur en procès, et la nature. Or ce point est pourtant présent dans la démarche de Marx lui-même: c’est l’analyse qu’il mène de l’appropriation par le capital du procès de travail, dominée par l’impératif de soumettre ce dernier aux exigences du procès de valorisation, en s’attaquant aux deux facteurs fondamentaux du procès de travail que sont précisément la force humaine de travail et la nature en tant qu’objet général du travail humain. C’est cette analyse qui occupe les sections III et IV du Livre I du Capital, dont ont été extraits les passages cités précédemment, et que Marx aurait sans doute prolongée dans le Livre II (notamment lorsqu’il analyse dans la section II la nécessité impérieuse pour le capital d’accélérer sa rotation, en réduisant autant que possible la période de production) ainsi que dans le Livre III (en particulier dans la section consacrée à la rente foncière). Saïto le signale lui-même, mais sans en tirer tout le parti possible:

    «[…] on trouve dans les manuscrits qui nous sont parvenus encore d’autres signes prouvant que Marx projetait de développer diverses manifestations de tension entre la logique formelle du capital et les propriétés matérielles de la nature, aussi bien à propos de la “rotation du capital” dans le deuxième livre qu’à propos de la “rente foncière” dans le troisième» (page 259).

    Si donc l’on se propose de développer et d’approfondir l’idée marxienne d’une perturbation structurelle par le capital du métabolisme entre l’homme et la nature, il nous faut partir d’une analyse de l’appropriation capitaliste du procès de travail en tant qu’il est aussi, fondamentalement, appropriation capitaliste de la nature, c’est-à-dire transformation de la nature pour la conformer aux exigences fondamentales du capital comme valeur en procès[19]. Et ce, autant que faire se peut et quitte à transgresser les limites que la nature, dans le cadre de la planète Terre, fixe au métabolisme entre l’humanité et elle, avec pour conséquence finale l’actuelle catastrophe écologique.

    21 novembre 2021

    *

    Texte initialement publié dans À l’Encontre.

    Image : illustration d’Arthur Radebaugh pour Closer than we think ! [1958]

    Notes

    [1] Cf. par exemple Alfred Schmidt, Le concept de nature chez Marx, traduction française, Presses universitaires de France, 1994 (édition originale : 1974) ; Hans Immler, «Vergiss Marx, entdecke Schelling» dans Hans Immler et Wolfdietrich Schmied-Kowarzig (sld), Marx und die Naturfrage, Kassel University Press, Kassel, 2011; Serge Audier, La société écologique et ses ennemis : pour une histoire alternative de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2017.

    [2] Se situent dans cette orientation notamment Paul Burkett, Marx and Nature: A Red and Green Perspective, 2e édition, Haymarket Books, Chicago, 2014 (1ère édition 1999); John Bellamy Foster, Marx’s Ecology. Materialism and Nature, Monthly Review Press, New York, 2001; Henri Pena-Ruiz, Karl Marx : penseur de l’écologie, Paris, Éditions du Seuil, 2018.

    [3] Kohei Saïto, La nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital, traduit de l’allemand par Gérard Billy, Syllepse, Page 2, M Éditeur, Paris, Lausanne, Montréal, 2021. Par la suite, l’ouvrage sera mentionné dans le corps du texte par Saïto.

    [4] MEGA : acronyme de Marx-Engels-Gesamtausgabe, Édition complète des œuvres de Marx et Engels. Une première tentative d’une telle édition, la MEGA 1, a été initiée en 1927 par David Riazanov, directeur de l’Institut Marx-Engels de Moscou, qui, tout comme Riazanov lui-même, sera victime de la dictature stalinienne en étant interrompue à la fin des années 1930. Le projet d’une MEGA 2 est lancé à la fin des années 1960 à l’initiative des Instituts du marxisme-léninisme auprès du comité central du Parti communiste d’Union soviétique et du comité central du Parti socialiste unifié d’Allemagne alors au pouvoir en République démocratique allemande (habituellement dénommée Allemagne de l’Est). Un moment interrompu par la « chute du mur de Berlin » et l’effondrement de l’URSS, le projet est repris et poursuivi à partir de 1990 par la Internationale Marx-Engels Stiftung (IMES : Fondation internationale Marx-Engels) située à Amsterdam. La publication est subdivisée en quatre sections. La section I comprend l’intégralité des écrits conservés de Marx et d’Engels, qu’ils aient été publiés de leur vivant ou non, à l’exception de l’ensemble des manuscrits et publications qui ont préparé et accompagné l’édition du Capital. Cet ensemble fait l’objet de la section II. La section III est occupée par la correspondance de Marx et Engels, que ce soit entre eux ou avec des tiers. Enfin, une quatrième section réunit l’ensemble des carnets et notes de lecture de Marx et d’Engels ainsi que les notes portées en marge des ouvrages qu’ils ont lus et qui nous sont parvenus. L’ensemble s’étalera sur 115 tomes, dont certains subdivisés en plusieurs volumes. A noter qu’en France une Grande Edition Marx-Engels (GEME) est également en cours: https://geme.hypotheses.org/

    [5] Manuscrits de 1844. Économie politique et philosophie, traduction par Emile Bottigelli, Éditions Sociales, Paris, 1969, page 62.

    [6] Id., pages 63-64.

    [7] Le passage en question se trouve aux pages 50-52 de la traduction des Editions Sociales.

    [8] Le terme est difficile à rendre dans toutes ses nuances en français. Bottigelli l’a traduit par sentimental (page 51) ; Billy par apaisé, paisible, détendu, familial (Saïto: pages 33, 37, 40). En fonction du contexte, il serait même possible de le traduire par paternaliste.

    [9] Fondements de la critique de l’économie politique, Éditions Sociales, Paris, 2011, page 448.

    [10] A mon sens, Saïto commet une légère erreur en situant la rédaction de ces manuscrits en 1865-1866 (page 172). En effet, dans une lettre adressée à Engels datée du 31 juillet, Marx confie: «En ce qui concerne mon travail, je vais te dire clairement ce qu’il en est. Il reste trois chapitres à écrire pour terminer la partie théorique (les trois premiers livres). Puis il y aura le quatrième livre, consacré à l’histoire et aux sources, qui sera pour moi la partie, relativement, la plus facile, puisque toutes les questions sont résolues dans les trois premiers livres ; ce dernier sera donc davantage une répétition sous une forme historique» (Lettres sur le Capital, Editions Sociales, Paris, 1964, page 148). Il s’agit donc bien de la rédaction d’une version primitive de l’ensemble du Capital en quatre livres, tel que Marx le concevait alors. Et, le 13 février 1866, il adresse une nouvelle lettre à Engels pour lui annoncer l’achèvement de cette rédaction: «Quant à ce sacré livre, voici où j’en suis. Fin décembre, il était achevé. L’exposé sur la rente foncière, l’avant dernier chapitre, constitue presque, dans sa rédaction actuelle, un livre à lui seul» (Id.: page 151). Dans les semaines suivantes, Marx devait passer à la rédaction de la première édition allemande du Livre I du Capital qui paraîtra à l’automne 1867.

    [11] Le CapitalLivre I, Presses universitaires de France, Paris, 1991, page 615.

    [12] Id., page 616.

    [13] Id., page 616-617.

    [14] Id., pages 346-347.

    [15] Le CapitalLivre III, Editions Sociales, Paris, 1976, page 742. La phrase en romain a été retraduite à partir de l’original allemand, la traduction proposée par les Editions Sociales étant fautive.

    [16] Le Capital, Livre Iop. cit., pages 616-617.

    [17] Plus exactement, on ne peut travailler contre elle sans travailler avec elle. Tel est d’ailleurs le sens fondamental de la célèbre formule de Francis Bacon : « Natura non nisi parendo vincitur », on ne vainc (domine) la nature qu’en lui obéissant (Novum Organum [I, 124], 1620).

    [18] Je reprends ici, en le détournant en partie, le titre de l’ouvrage de Antonio (Toni) Negri, Marx au-delà de Marx, Christian Bourgeois, Paris, 1979, qui est un long commentaire personnel des Grundrisse.

    [19] Pour une esquisse d’une pareille démarche, cf. « Le vampirisme du capital », https://alencontre.org/ mis en ligne le 4 mai 2021.