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Entretien avec Nathalie Quintane
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La Cavalière et les autres (lundi.am)
Dans cet entretien réalisé par la revue en ligne Trou Noir, l’écrivaine Nathalie Quintane nous parle de son nouveau livre La Cavalière qui revient sur une affaire survenue dans les années 1970, dans la petite ville de Digne-Les-Bains. Une affaire de mœurs, comme ils disent : « Des partouzes chez la jolie prof de philo du lycée mixte. » en guise de gros titre dans un journal à scandales. Elle, la prof de philo, c’est Nelly Cavallero, passée par le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, aujourd’hui décédée, a été radiée de l’Éducation Nationale en 1976 pour « incitation de mineurs à la débauche ». Ce retour à Digne est l’occasion pour Nathalie Quintane et pour Trou Noir de chercher à comprendre ce que les soubresauts sexuels et politiques des années 1970 ont encore à nous raconter. Les écarts de générations, de slogans, de lois, d’attitudes et de langages sont au cœur de La Cavalière.
Entretien réalisé par la revue Trou Noir en novembre 2021.
ŒUVRES CITÉES :
- Nathalie Quintane, La cavalière, P.O.L., 2021.
- Nathalie Quintane, Crâne chaud, P.O.L., 2012.
- Christiane Rochefort, Les petits enfants du siècle, Le livre de poche, 1971.
- Christiane Rochefort, Printemps au parking, Grasset, 1969.
- Antonin Artaud, Histoire vécue d’Artaud-Mômo, Fata Morgana, 1943.
- Bof… Anatomie d’un livreur, film de Claude Faraldo, 1971.
Pour commencer, peux-tu expliquer l’affaire qui concerne Nelly Cavallero, l’objet de l’accusation et la façon dont la presse s’en est ressaisie à l’époque ?
Il y a eu plusieurs procès. Ce qui s’est passé c’est tout un ensemble très représentatif de l’époque. Elle militait au MLAC [1]. Elle avait acheté un local en plein centre-ville qu’elle ne fermait jamais. Tous ceux qui voulaient y passer, pouvaient y passer. En particulier les jeunes gens. Majeurs ou mineurs. Et l’une des personnes qui l’avaient aidée à retaper ce local, c’était, comme on dit, un « homosexuel notoire » qui avait déjà été accusé quelques années auparavant de détournement de mineurs. La majorité sexuelle pour les relations homosexuelles était à 21 ans. En plus, elle était prof de philo au lycée et elle a été accusée d’avoir fait étudier un poème d’Antonin Artaud à ses élèves, un poème qui se terminait par ce vers : « Dans le con d’une boniche morte. » Artaud était au programme mais ça a scandalisé certains parents qui l’ont signalé au proviseur. Et puis elle s’est baignée avec des jeunes, à poil dans un torrent, ça s’est su… Bref, c’est multifactoriel, quoi ! Il y avait aussi, et ça je l’ai compris au bout d’un moment, un procureur dans la ville qui était farouchement contre la libération de l’avortement et qui ne voulait certainement pas qu’une femme comme ça qui disait vraiment tout haut ce qu’elle pensait et faisait ce qu’elle disait reste dans la ville de D., surtout en pleine période de campagne électorale… Elle a débarqué dans cette ville en 1975, elle n’y est pas restée après. Ils ont tout fait pour l’empêcher de ’nuire’ et il y a ce journal régional, Nice Matin, qui s’est emparé de l’affaire et qui a fait un premier papier sur elle début 1976. Ensuite, ça a été comme une traînée de poudre genre « l’ange qui pervertit la jeunesse à Digne, calme préfecture des Alpes de Haute Provence ». Et la presse à scandale de l’époque, France Dimanche et Ici Paris, a fait des pages entières sur cette affaire. Un journaliste du Monde est venu à Digne faire un reportage. Il y a eu aussi Hara Kiri qui en a parlé. Enfin, ça a fait un peu le tour de la presse de l’époque. C’était une flambée, ça n’a pas duré… Mais on en a parlé partout.
Quels ont été les choix formels qui ont été opérés dans le texte. Et quels ont été les questions et les problèmes qui ont guidé ces choix ?
Comme je vis à Digne, c’est un ami très proche qui m’a parlé de cette affaire. Et depuis une dizaine d’années, il me disait « bon alors, tu fais quelque chose sur Nelly Cavallero ? Où t’en es ? » Moi, je ne voulais pas. Pour plusieurs raisons, parce que je vis dans cette ville, parce que c’est une ville où les gens n’aiment pas qu’on mette le nez dans de vieilles affaires comme ça. Et puis, parce que je ne me sentais pas vraiment de m’engager dans ce gros travail d’aller chercher des témoins, de faire malgré tout le portrait de quelqu’un qui n’était plus là. Puisqu’elle est morte en 2007. Et puis peu à peu par un concours de circonstances que je raconte dans le livre, je me suis décidée finalement, il y a trois-quatre ans. J’ai commencé à m’entretenir assez souvent avec des gens que je connaissais depuis longtemps, et quelques-uns que je connaissais un peu moins, en gros une dizaine de personnes, pas toutes de Digne, d’ailleurs. Donc très peu. Je n’ai pas véritablement fait une enquête. Je ne suis pas allée voir les minutes du procès, je ne suis pas allée chercher tous les articles de presse sur cette affaire… parce que ce qui m’intéressait, ce n’était pas spécialement elle, Nelly Cavallero… c’était une sorte de point d’entrée pour comprendre ce moment précis du milieu des années 1970. Mai 68 était déjà loin, les espoirs de révolution s’étaient bien cassé la figure… une sorte d’entre-deux politique avant les années 1980. Je voulais saisir des choses, des bribes, des phrases, et savoir si ça nous disait encore quelque chose, s’il y avait encore de l’écho… Ou si nous étions devenus sourds. J’ai compris, par exemple, que nous n’avions pas du tout le même rapport à l’argent… Que vivre en collectif, ce n’est pas tout à fait la même chose que vivre en communauté… Je me suis aperçue que j’essayais de mettre à jour plutôt que de fouiller, de mettre au jour…
Plus pragmatiquement, les personnes que tu as rencontrées, tu les as enregistrées ? Comment t’y es-tu prise ?
Je leur ai demandé à tous et à toutes, parce que c’est surtout des femmes, si je pouvais les enregistrer — je n’y tenais pas spécialement. Tous m’ont répondu : non. Je me suis dit, c’est pas grave, je vais prendre des notes. Quand j’ai fait la première version du texte, j’ai simplement tapé des parties de notes qui m’intéressaient. Après je me suis dit, il y a forcément un écart d’avec ce qu’ils m’ont dit... Je les ai revus, ou alors je leur ai envoyé la première version du texte. Enfin, le passage qui les concernait. Et je leur demandais si c’était bon, et si c’était pas bon de rectifier. Assez souvent ils ont rectifié un mot, une phrase ou carrément « non ce n’est pas du tout ça... » Et je n’ai pas enlevé, je n’ai pas effacé ce que j’avais mis dans la première version, je l’ai gardé et j’ai ajouté la rectification en spécifiant que c’était une correction du témoin. Donc j’ai gardé l’écart entre deux versions parce que dans la première il y avait peut-être la manière dont j’avais compris les choses… Je ne suis pas de la même époque, je suis d’après. C’était aussi ces écarts que j’essayais de cerner.
Il y a aussi un recours à la littérature dans le livre, notamment à Christiane Rochefort. Pourquoi passer par elle ?
Il y a pas mal de références à Christiane Rochefort, elle a un rôle important. Et il y a aussi pas mal de références à des films parce que c’est difficile de faire saisir l’ambiance de cette époque... La rage, l’excitation encore là… Christiane Rochefort en fait, elle arrive par l’un des témoins, qui s’appelle Françoise, qui est la personne qui m’a vraiment décidé à commencer le texte, elle était enseignante, elle a connu Nelly, et puis elle s’est faite radier, très vite dès le début des années 1970. Quand elle a compris le projet, elle m’a dit : je t’envoie ce que j’ai chez moi comme archives sur ma propre radiation. J’ai récupéré une partie des courriers administratifs, les lettres qu’elle avait rédigées, les compte-rendus de conseil de classe... dont je me suis très partiellement servis. Or l’un des reproches qu’on faisait à Françoise, c’était d’avoir fait étudier à ses élèves de seconde Printemps au parking de Christiane Rochefort. J’ai lu Printemps au parking à la suite de ça, je me suis dit qu’est-ce qu’il se passe pour qu’on lui reproche de l’avoir fait étudier… Dans ce livre, il y a un ado qui a en gros 16 ans, il passe devant la télé que son père regarde et son père s’énerve et lui ordonne de se tirer. L’ado le prend au mot et s’en va, s’en va vraiment. Il fugue. La fugue c’est un des leitmotivs de pas mal de films des lendemains de Mai 68. Donc cet ado, c’est un fils de prolo, il part et rencontre dans une bibliothèque un étudiant majeur et ils commencent à sympathiser, et puis le jeune de 16 ans comprend qu’il est amoureux de cet étudiant et que c’est réciproque. Ce roman, c’est l’histoire de l’identification progressive d’un désir, comme dans Bof... Anatomie d’un livreur [2], quelque chose de très léger, de très évident, sans culpabilité aucune. Et ça, ça m’a paru très proche de ce que j’avais vu dans le film de Faraldo, on part, on cède à son désir sans culpabilité… dans une sorte de surgissement vital, d’exacerbation de la vie. Impossible de le faire passer au lycée... Comme Les petits enfants du siècle, un best-seller à l’époque, qu’on ne peut plus lire aujourd’hui… Trop cru. Il y a un extrait que je fais assez régulièrement malgré tout : Josiane, l’ado du livre, est face à la conseillère d’orientation qui lui demande ce qu’elle veut faire plus tard, « et ça, ça te plairait ? », etc. Et Josiane pense : « mais qu’est-ce qu’elle me veut celle-là, elle croit que ça va m’amuser d’aller à l’usine, de toute façon la vie si c’est pour se faire chier jusqu’à la retraite c’est pas la peine... » Ces phrases que je fais avec les élèves, je ne suis pas sûre qu’ils en saisissent vraiment la portée subversive. C’est un passage qui n’a l’air de rien mais qui aujourd’hui est vraiment subversif parce que c’est une fin de non-recevoir.
En lisant La Cavalière, j’ai pensé à un autre de tes livres, Crâne chaud (2012), qui aborde aussi l’articulation entre la sexualité et la politique. Mais dans Crâne chaud il y avait quelque chose de plus joueur, de plus joyeux que ça ne l’est dans La Cavalière qui semble porter une plus grande inquiétude.
Crâne chaud, c’est une espèce de stade intermédiaire entre le texte fantastique et une forme d’autofiction où il n’y a aucune obligation à raconter une histoire avec un début, un milieu, une fin. Mais à partir du moment où il n’y a pas cette obligation, il n’y a pas de plan, pas de structure à suivre, ça permet beaucoup de souplesse dans le passage d’une phrase à une autre, dans les associations de mots et d’images, dans les bifurcations… Le principe, c’est de partir d’un point A, en l’occurrence Brigitte Lahaye ou plutôt son émission (de radio) sans prévoir le point B ! Aucune obligation de ’réalisme’ et pourtant des détails bien réels… Ce qui soutient La cavalière, c’est cette question sur ce que cette époque a encore à nous dire aujourd’hui, qu’est-ce qui ressemble, qu’est-ce qui diffère ?
La Cavalière est un livre plus maîtrisé ?
Je ne sais pas si c’est une histoire de maîtrise, l’idée c’est que ça tienne, et ça tient par la phrase. Si la phrase tient, j’estime que tout tient. À tort, s’en doute parce que les gens peuvent se perdre, comme je me perds moi. C’est pas grave, de toute façon ce que je fais, c’est des livres où on se perd, où il n’y a pas de centre. Des livres excentrés traversés par des excentriques. Même dans La Cavalière, quoi. Parce qu’il y a toujours des espèces d’intrusions, en fait. Toujours des intrus qui arrivent en plein milieu… Théorème, non ? S’il y a une ressemblance entre La Cavalière et Crâne chaud, c’est ça, c’est que c’est heurté, ça n’arrête pas d’être interrompu, et donc il y a des reprises. Ça fonctionne tout le temps comme ça : interruption, reprise, bifurcation, intrusion.
Justement, une de ces intrusions c’est Patrick, celui qui aime beaucoup raconter les histoires de cul de l’époque. Comment l’as-tu mis dans le livre ? Est-ce que lui aussi est une cavalière ?
Lui, c’est l’intrus par excellence. C’est l’intrus de la ville de D., le témoin vivant que quelque chose comme ça a existé il y a 50 ans. C’est lui le grand témoin de la ville, c’est le seul, les autres, ils n’ont pas la liberté qu’ils avaient à l’époque, forcément, y compris la liberté sexuelle… Ils se sont retirés. Lui ne s’est pas retiré. Quand il marche dans la ville, il peut s’arrêter au milieu du trottoir et commencer à faire une blague à voix très haute… A parler de cul… Comme si on était en 72 ! C’est lui qui me raconte dans le livre comment une fille qui avait été prise en auto-stop s’ennuyait mortellement, je crois que l’ennui est une clé de tout ça, à côté du mec qui l’avait prise en stop, elle avait un jean très serré, elle s’est mise à bouger et s’est faite jouir comme ça en bougeant. Il raconte cette histoire, sauf qu’il la raconte en plein resto et qu’il la raconte très fort. Il y en a qui rigolent derrière, d’autres qui font semblant de ne pas entendre… Il revient dans le texte parce qu’au fond c’est une reprise de Nelly, parce que Nelly était comme ça, elle disait à voix haute tout son désir tout le temps. Parce qu’elle voulait que les choses soient dites, et à voix haute, pas seulement dans les livres.
[1] Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception. Fondé en avril 1973 le MLAC multiplie les manifestations et les provocations, en pratiquant ouvertement des avortements illégaux (et aussi des accouchements), en organisant, au vu et au su de tous, des départs groupés vers les Pays-Bas et la Grande Bretagne pour ces milliers de femmes qui ne pouvaient avorter en France.
[2] Bof... Anatomie d’un livreur est un film français réalisé par Claude Faraldo, sorti en mars 1971. C’est un éloge du droit à la paresse, décrivant la désertion du travail d’un livreur.