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Alain Badiou, Petrograd, Shanghai. Les deux révolutions du XXe siècle

Badiou

Lien publiée le 14 décembre 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://dissidences.hypotheses.org/14682

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Afin de célébrer à sa façon le centenaire de la révolution russe, Alain Badiou proposa en 2018 ce bref opuscule, « petit livre orange » qui rassemble quatre textes, deux conférences sur la révolution russe et la révolution culturelle, et deux articles spécifiquement consacrés à des études de textes fondamentaux (repris dans L’Immanence des vérités).

Lorsque l’on parle de révolution russe, il s’agit plus exactement pour le philosophe de celle d’Octobre [1917]. Sans surprise, sa dévalorisation contemporaine est sévèrement critiquée, l’idée de dictateurs attribuée aux bolcheviques relativisée, tout comme la lecture à travers le prisme totalitaire. Pour lui, c’est l’association entre le Parti et les soviets qui était au cœur du processus révolutionnaire, définitivement ruiné avec le tournant stalinien de 1929. Mais au-delà de cette défense somme toute classique, Alain Badiou se fait plus original en affirmant l’unicité de l’espèce humaine, ce qui lui permet de présenter la révolution d’octobre comme tentative de sortir de la logique néolithique dont l’humanité, dans ses divisions sociales en particulier, est toujours prisonnière. Ce faisant, il replace l’événement octobre dans une échelle de temps très large, une façon de réinsuffler de l’optimisme et de l’espoir, celui d’une victoire possible, un peu de la même façon que Robert Bonnaud il y a une vingtaine d’années. Il analyse également de près les « Thèses d’avril » de Lénine, exemple de lutte de la politique – entendue au sens de l’exercice du pouvoir dans le cadre de l’État « bourgeois » – contre la politique – comprise comme la contestation du pouvoir de ce même État. Il y voit les « fondements d’une nouvelle modernité » (p. 44), formulation qui nous semble extrêmement pertinente mais dont la signification est ici à peine effleurée.

Au total, ces développements occupent un tiers du livre seulement, ce qui semble faire prévaloir l’expérience chinoise, si fondatrice dans le parcours de Badiou lui-même. Restreignant la révolution culturelle à une chronologie restreinte, allant de novembre 1966 à juillet 1968, il l’interprète avant tout comme un débordement des masses découlant du projet de Mao Zedong et des dirigeants proches de lui afin de résoudre la contradiction interne au Parti. Au passage, Alain Badiou relégitime le Grand Bond en avant, perçu comme effort visant à rapprocher les villes et les campagnes en industrialisant ces dernières, à rebours de la politique privilégiée par Staline dans les années 1930. La révolution culturelle serait donc riche principalement de son potentiel de dépassement du Parti-État, non réalisé. Car les différents acteurs engagés se seraient mobilisés en ordre dispersé, à commencer par la jeunesse des Gardes rouges, tant « (…) toute organisation politique doit être transgénérationnelle, et qu’organiser la séparation politique de la jeunesse est une mauvaise chose. » (p. 64). Pourtant, de ce constat semblant réactiver la nécessité d’un parti-guide, dans la pure tradition léniniste, Alain Badiou débouche sur l’obligation de se débarrasser du parti, exaltant les organisations nées à la base dans une atmosphère de liberté inédite, justement confrontées aux efforts du Parti pour les contrôler, à l’aide principalement de l’armée, pilier garant de l’ordre. Il analyse également le culte de la personnalité autour de Mao, le légitimant par une comparaison du génie politique avec le génie artistique, généralement mieux considéré et admis, mais surtout en y voyant la célébration d’une pensée foncièrement dialectique : ainsi, « « Mao » nommait la construction du socialisme, mais aussi sa destruction. » (p. 85).

Mais dans ce tableau théorique et politique, il nous semble négliger l’histoire réelle, ses actes, ses excès tragiques, et ne répond guère à la nature profonde de cette séquence historique (plutôt que de friser la guerre civile, ainsi qu’il l’écrit, n’était-on pas plutôt en train d’en vivre une bien réelle ?). L’analyse spécifique de la « Décision en seize points » adopté par un Comité central élargi d’août 1968 permet d’insister sur ses leçons toujours actuelles pour les luttes d’aujourd’hui, et surtout sur la finalité d’une démocratie entière, dans la tradition de la Commune de Paris et de la révolution russe, opposée au rétablissement du capitalisme déjà en germe dans les résistances manifestées à la révolution culturelle. Au long de ses diverses évocations du passé, d’ailleurs, Alain Badiou demeure fidèle à certains mythes historiques, celui des 30 000 morts de la Commune, de la danse de Lénine ou de la République montagnarde n’ayant censément pas besoin de savant… Comme illustration supplémentaire d’un homme et d’une pensée pour l’essentiel encore ancrés dans le passé.