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Mathieu Slama : "Le passe vaccinal enterre définitivement la société de liberté"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Mathieu Slama : "Le passe vaccinal enterre définitivement la société de liberté" (marianne.net)
Mathieu Slama, essayiste, analyste politique et enseignant au Celsa [École des hautes études en sciences de l'information et de la communication], estime que le possible remplacement du passe sanitaire par un passe sanitaire pour lutter contre la propagation du Covid est le signe d'une démocratie malade.
Adieu le passe sanitaire, bienvenue au passe vaccinal. Cette transition, finalement prévisible, n’en est pas moins très grave et significative : ce qui était censé n’être que très provisoire est désormais conforté et durci, les non-vaccinés n’ayant plus la possibilité de recourir aux tests pour vivre une vie normale (sous QR code).
On est frappé, tout d’abord, par le caractère totalement assumé de cette politique autoritaire, qui ne se cache même plus derrière l’argument du moindre mal, comme si les dernières traces de surmoi démocratique qui restaient à ce gouvernement avaient définitivement disparu. Lors de son allocution, le Premier ministre Jean Castex a eu cette phrase sidérante : « Il n’est pas admissible que le refus de quelques millions de Français de se faire vacciner mette en risque la vie de tout un pays et entame le quotidien d’une immense majorité de Français qui a fait preuve de responsabilité depuis le début de cette crise. »
C’est, à notre connaissance, la première fois qu’un gouvernement met ainsi à l’index, de manière aussi assumée et frontale, des millions de Français et assume de mettre à l’écart de la vie sociale une catégorie de citoyens. Le lendemain, le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal défendait le passe vaccinal dans des termes effarants : « Pour que les vaccinés puissent vivre quasi normalement, les non-vaccinés doivent vivre un quasi-confinement. » L’exclusion sociale d’une catégorie de citoyens est donc ici pleinement assumée. Et pour finir ce tableau, voici comment une députée de la majorité justifiait le recours à une telle coercition : « La liberté doit être collective et pas individuelle (sic). Nous assumons de faire peser la contrainte sur celles et ceux qui ne sont pas vaccinés par rapport à celles et ceux qui ont fait le choix de la responsabilité. »
Par ces mots d’une gravité sans précédent, le gouvernement et sa majorité enterrent définitivement la société de liberté pour nous faire entrer dans une société de l’ordre et de la discipline, trahissant ainsi tout notre héritage politique et nos idéaux humanistes et républicains. Il y a lieu de s’en inquiéter tout autant, voire plus, que du virus et de ses « vagues » successives que nous subissons depuis maintenant deux ans. Il y a lieu de s’inquiéter, également, de la manière dont l’idée même de passe, qu’il soit sanitaire, vaccinal ou autre, est devenue normale, banale, et de la manière dont elle est défendue par des démocrates « modérés », des républicains, des libéraux, tandis qu’elle est critiquée par une minorité d’opposants souvent considérés comme extrêmes ou radicaux. Que s’est-il passé pour qu’une mesure aussi grave, aussi éloignée de notre conception de la citoyenneté et de la liberté, ait pu devenir, en l’espace de quelques mois, l’objet d’un quasi-consensus national ? Comment se fait-il que la défense des libertés soit devenue aussi difficile aujourd’hui, alors qu’elle relevait de l’évidence hier ?
Révolution juridique et politique majeure, le passe est une mesure qui n’a aucun équivalent dans notre histoire politique contemporaine. Il agit comme un outil de discipline qui permet d’activer et de désactiver les droits de n’importe quel citoyen en fonction de leur comportement. Dans sa logique même, il contredit deux principes républicains essentiels. Il contredit d’abord le principe du caractère inaliénable de la liberté, qui n’est pas quelque chose que le pouvoir accorde ou non aux citoyens en fonction de leur bonne conduite. La liberté ne s’accorde pas : elle est consubstantielle à la citoyenneté. « Les hommes naissent et demeurent libres » : tel est le point de départ philosophique de l’aventure révolutionnaire et républicaine.
Le passe contredit un autre principe fondamental, qui est celui de l’indivisibilité de la citoyenneté, qui avait été très justement et courageusement rappelée en son temps par l’ex-Défenseur des droits Jacques Toubon à l’occasion des débats autour de la déchéance de nationalité sous le quinquennat précédent : « Le Défenseur des droits a manifesté sa désapprobation car ce projet revient à graver dans le marbre de notre norme supérieure une division fondamentale des Français en deux catégories, à l'encontre de l'esprit et de la lettre de la Constitution. La citoyenneté est aussi indivisible que la République. Son principe fondamental est que les citoyens sont égaux et qu'il n'y a pas de citoyens moins citoyens que d'autres. » La République ne se divise pas, la citoyenneté pas davantage.
Or, qu’est-ce que le passe vaccinal, si ce n’est l’institution d’une déchéance de citoyenneté des non-vaccinés, qui ne peuvent plus accéder aux lieux de sociabilité, aux lieux de culture, aux moyens de déplacement comme le train et peut-être même à leur lieu de travail, comme l’a évoqué le ministre de la Santé Olivier Veran ? Comment ne pas y voir une rupture majeure avec notre conception de la citoyenneté telle que nous l’avons héritée de nos illustres ancêtres de 1789 ? Le passe vaccinal, c’est l’idée que l’accès à la pleine citoyenneté est désormais déterminé par un vaccin, et que nos relations sociales sont conditionnées à la présentation d’un QR Code que des citoyens ont pour charge de contrôler, tandis que des policiers effectuent eux-mêmes les contrôles des contrôles. Une telle société est non seulement incompatible avec tout notre héritage républicain : elle est inacceptable.
Lors de son entretien télévisé diffusé quelques jours avant l’annonce du Premier ministre Jean Castex, Emmanuel Macron a lui-même donné un nom à cette société : « société de vigilance ». Dans ce même entretien, le chef de l’État a affirmé, sur le ton de l’évidence, que le fait d’être Français impliquait « d’abord des devoirs ». C’est oublier que la République s’est d’abord construite sur l’idée que le citoyen avait avant tout des droits, et qu’un régime qui soumet l’individu à l’intérêt collectif n’est pas un régime démocratique mais un régime autoritaire.
Sans réelle opposition ni contre-pouvoirs pour lui faire face, le gouvernement a les mains libres pour faire ce qu’il veut. S’il est en mesure de tenir un discours autoritaire aussi assumé et radical, c’est parce qu’il sait qu’il y a, dans l’opinion, une demande d’autorité et de coercition très forte vis-à-vis des non-vaccinés qui sont devenus, au fil des mois, les boucs émissaires de la crise sanitaire, accusés de tous les maux par un pouvoir qui a choisi, de manière très cynique, de les livrer à la vindicte populaire et de les désigner comme les seuls responsables de la crise. Notre inconscient persécuteur, qu’avait si bien analysé René Girard en son temps, a ainsi ressuscité de la pire des manières à l’occasion de la pandémie.
Cette complicité de l’opinion a de quoi inquiéter, car elle encourage ce gouvernement – et ceux qui suivront – à poursuivre son travail de sape de notre état de droit, et à continuellement affaiblir nos libertés au nom de l’exigence de sécurité. Si l’on en croit les récents sondages, plus de 70 % des Français sont aujourd’hui prêts à voter pour des candidats dont les programmes impliquent une remise en cause de l’état de droit, d’Emmanuel Macron jusqu’à Marine Le Pen en passant par Éric Zemmour et Valérie Pécresse qui tous, à leur manière, privilégient une société de l’ordre à une société de liberté. La liberté ne s’est jamais aussi mal portée qu’aujourd’hui.
Ceux qui, lors des débats autour de la lutte antiterroriste, répétaient (à raison) qu’il ne faut rien céder sur nos valeurs sont les mêmes qui, pour lutter contre le virus, sont prêts à renoncer à tous nos principes. Une démocratie qui renonce aussi facilement à ses principes les plus fondamentaux est une démocratie malade. C’est en temps de crise qu’il faut tenir bon sur nos principes. Ce que nous perdons aujourd’hui, nous le retrouverons peut-être une fois la crise passée, mais nous savons désormais que nous pouvons le perdre à nouveau d’un claquement de doigts.