[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

Inde : Le mouvement des agriculteurs a pulvérisé la réputation de Narendra Modi

Inde

Lien publiée le 1 janvier 2022

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Après une bataille qui a duré une année, les agriculteurs indiens ont obligé Narendra Modi à abroger ses lois agricoles néolibérales. Le mouvement qui a défié Modi victorieusement a porté un coup sévère contre le pouvoir nationaliste hindou en Inde.

Source : Jacobin Mag, Ashique Ali T
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Le Premier ministre Narendra Modi a promis d’abroger les lois agricoles controversées de son gouvernement suite à une année de protestations. (Ian Forsyth / Getty Images)

Le 19 novembre 2021, le premier ministre indien Narendra Modi a finalement déclaré qu’il acceptait d’abroger les trois lois agricoles qui, pendant un an, avaient provoqué les actions de protestation de plus de cent mille agriculteurs et ouvriers agricoles.

La lutte des agriculteurs contre la paupérisation et la privatisation de l’agriculture a causé plus de sept cents morts, alors qu’elle faisait l’objet d’une répression massive de la part de l’État, laquelle a conduit à des arrestations, des violences physiques et de fréquentes coupures d’Internet. Après onze cycles de négociations infructueuses avec le gouvernement, le mouvement a contraint Modi à battre en retraite.

L’union contre Modi

Au cours des sept années qui ont suivi le retour au pouvoir de Modi et de son Bharatiya Janata Party (BJP), ils ont généralement répondu à la dissidence démocratique par une répression et une violence brutales exercées par les milices de l’Hindutva (nationalistes hindous) plutôt que de reculer dans leurs projets législatifs. Les manifestations contre l’abrogation de l’article 370 au Jammu-et-Cachemire et la loi modificative de 2019 sur la citoyenneté, qui est anti-musulmane, sont la preuve de cette tendance [Cette loi a modifié la loi sur la citoyenneté de 1955 afin de donner droit à la citoyenneté indienne aux migrants illégaux hindous, sikhs, bouddhistes, jaïns, parsis et chrétiens originaires d’Afghanistan, du Bangladesh et du Pakistan, qui sont entrés en Inde le 31 décembre 2014 ou avant. La loi ne mentionne pas les musulmans, NdT].

La très longue contestation des agriculteurs a brisé ce schéma. Elle a dompté la violence institutionnelle de l’État indien et de l’extrême droite hindutva en forgeant une large union des forces sociales qui étaient pourtant par ailleurs des adversaires acharnés dans une société marquée par la hiérarchie des castes et la polarisation sociale. Les propriétaires terriens jats, les travailleurs agricoles dalits sans terre et les « arthiyas » (intermédiaires agraires) se sont unis contre les grandes entreprises et le gouvernement BJP.

Rakesh Tikait, le leader jat qui a soutenu la campagne électorale de Modi en 2014, a tendu la main aux organisations démocratiques de la gauche progressiste. Les dirigeants ambedkarites des communautés dalits de l’Inde se sont également montrés solidaires du mouvement, avec notamment le soutien de Chandrashekhar Azad Ravan, le chef de l’armée Bhim dont les militants se sont opposés aux atrocités commises contre les Dalits. Même les Khap panchayats (conseils) du nord de l’Inde, tristement célèbres pour leur violence sociale inter-castes et leur politique misogyne et réactionnaire, ont ouvert leurs stricts cloisonnements pour permettre la participation des femmes et des castes opprimées.

La contestation des agriculteurs a permis de dompter la violence institutionnelle de l’État indien et de l’extrême droite hindutva en forgeant une large union des forces sociales.

La solidarité entre les classes et les castes des agriculteurs et des ouvriers agricoles, principalement du Punjab, de l’Haryana, du Rajasthan et de l’ouest de l’Uttar Pradesh, a brisé l’unité du nationalisme hindutva. Dans des régions comme Muzaffarnagar, les forces de l’Hindutva avaient modifié le paysage socioculturel en leur faveur par le biais de ce que Paul Brass a décrit comme des « systèmes institutionnalisés de production d’émeutes ». Ces systèmes reposaient sur les castes hindoues propriétaires de terres, comme la communauté jat, pour contrer les musulmans.

Les manifestations des agriculteurs ont déplacé l’axe politique de l’Inde du Nord rurale. Les sentiments de vulnérabilité et de précarité induits par la crise agraire et le capitalisme néolibéral agressif se sont orientés pour contrer les forces politiques et économiques dominantes plutôt que d’être mobilisés autour des clivages religieux et de caste. Cela explique la solidarité qui a émergé entre les agriculteurs hindous jat et les agriculteurs musulmans jat dans les Kisan maha panchayats de l’Uttar Pradesh occidental.

Une bataille existentielle

Les forces de l’Hindutva ont prétendu que leurs opposants politiques et les Khalistanais sécessionnistes sikhs avaient fourvoyé la communauté agricole. Cependant, les manifestants étaient pleinement informés de leurs propres intérêts matériels. Ils ont rejeté les récits politiques d’exclusion du BJP et de ses alliés fondés sur la religion, la caste et l’ethnicité. Les manifestations ont placé l’identité des agriculteurs (Kisan) et la solidarité de classe au centre de la lutte, affaiblissant les tentatives de définir les agriculteurs protestataires comme des Sikhs et des Jats.

En outre, ils ont sensibilisé la conscience morale de l’Inde aux souffrances des pourvoyeurs de produits alimentaires. (annadatas) Le slogan « Pas d’agriculteur, pas de nourriture » a fait appel à la conscience des classes moyennes urbaines et à leurs angoisses en matière de sécurité alimentaire, neutralisant dans une large mesure le chauvinisme ultranationaliste de la politique hindutva. Les « combattants de la nourriture » de l’Inde ont redéfini le discours du nationalisme via leurs luttes et leurs sacrifices.

La bataille existentielle des communautés agricoles a même suscité des dissensions au sein du parti au pouvoir. Le gouverneur BJP de l’État de Meghalaya, Satya Pal Malik, a critiqué le gouvernement de l’Union pour ne pas avoir écouté les préoccupations des agriculteurs, et est allé jusqu’à dire qu’il continuerait de défendre les agriculteurs « quelles qu’en soient les conséquences ».

Le mouvement a également bénéficié d’un soutien transnational. La diaspora sikhe a pris la tête du mouvement, organisant des réunions de solidarité et récoltant des dons en Europe, en Australie et aux États-Unis. Des députés des parlements britannique et canadien se sont exprimés en soutien des manifestations. Voilà qui a été un coup fichtrement dur pour l’image mondiale de Modi.

Les manifestants ont rejeté les récits politiques d’exclusion du BJP et de ses alliés fondés sur la religion, la caste et l’ethnicité.

Lors des dernières élections, le BJP a obtenu de mauvais résultats dans la plupart des États, à l’exception de l’Assam. Une coalition de syndicats d’agriculteurs qui avait pris la tête des manifestations, le Samyukta Kisan Morcha, a organisé une « campagne de punition à l’encontre du BJP » dans des États comme l’Uttar Pradesh, le Pendjab et l’Uttarakhand, ce qui a constitué une sérieuse menace électorale pour le parti au pouvoir. Le fils d’un ministre de l’Union, Ajay Mishra, a été accusé de complicité dans le meurtre de quatre agriculteurs perpétré par un convoi de voitures à Lakhimpur Kheri, dans l’Uttar Pradesh, ce qui a encore fait monter la température politique.

Le mouvement a dominé le débat public pendant une période prolongée et ses sympathisants ont commencé à tisser des liens de solidarité pour faire face aux nombreuses épreuves de la pandémie. Dans ce contexte, Modi n’a eu d’autre choix que de reculer devant la ténacité des communautés agricoles. Bien que la pression électorale ait été essentielle, il s’agit bien d’une victoire de la mobilisation sociale, démontrant le pouvoir de négociation structurel du monde du travail.

« Ce que le Parlement peut faire, les rues peuvent le défaire ! »

.

La capitulation et les excuses de Modi, l’homme fort, ont porté un coup sévère à la confiance populaire en son leadership. Ce qui a de profondes répercussions sur les perspectives électorales du BJP car, comme l’a affirmé le politologue James Manor, le parti a développé un culte de la personnalité autour de Modi, bien plus qu’une machine de parti bien institutionnalisée.

Le style de leadership de Modi n’a pas seulement consisté à dicter la politique par le biais d’une rhétorique populiste, de l’intimidation et de la coercition ; il a également fait en sorte que les structures du BJP lui restent soumises. La protestation des agriculteurs a maintenant ébranlé son image d’omnipotence, ouvrant à l’opposition politique indienne de nouvelles possibilités de faire des progrès à ses dépens. Des fissures pourraient également commencer à apparaître au sein du BJP, avec quelqu’un comme le ministre en chef de l’Uttar Pradesh, Yogi Adityanath, qui deviendrait une figure de proue alternative – et sans doute encore plus autoritaire.

Des agriculteurs se réjouissent lors d’une manifestation dans la banlieue de Delhi après que Narendra Modi a annoncé, le 19 novembre 2021, qu’il abrogera les lois agricoles controversées. (Mayank Makhija / NurPhoto via Getty Images)

Dans la « nouvelle Inde » de plus en plus façonnée par le nationalisme hindutva, la défaite de Modi sera un encouragement pour les mouvements sociaux. Elle a restauré la conviction que la protestation de masse et la lutte politique sont un frein à l’autoritarisme néolibéral, après une période pendant laquelle de nombreux militants avaient perdu tout espoir dans la possibilité d’une expression démocratique de la dissidence et se tournaient plutôt vers le système judiciaire indien pour se protéger des violations des droits libéraux-démocratiques par le BJP. Les agriculteurs ont véritablement fait honneur au slogan : « Ce que le parlement fait, la rue peut le défaire ! »

Les manifestations des agriculteurs ont également constitué un réel défi à la pratique établie consistant à ne se mobiliser que dans les espaces approuvés et désignés par l’État. Ses partisans ont eu recours à des tactiques non violentes mais génératrices de perturbations telles que des grèves à l’échelon national, des sit-in et un blocus aux abords de la capitale nationale de l’Inde, Delhi, à Singhu, Tikri, Ghazipur et Shahjahanpur. Ils ont bravé les mesures répressives de l’État, ce dernier ayant creusé des tranchées et érigé des barricades pour entraver leurs déplacements et couper leur approvisionnement en eau et en électricité ainsi que l’accès aux réseaux téléphoniques et Internet. Ils ont également bravé des conditions climatiques extrêmes.

La capitulation et les excuses de Modi, l’homme fort, ont porté un coup sévère à la confiance populaire en son leadership.

Les espaces de protestation ont rendu le rôle des femmes dans le secteur agricole beaucoup plus visible. Même si 80 % des femmes indiennes économiquement actives travaillent dans ce secteur, pratiquement aucune d’entre elles ne détient de titres fonciers, n’a accès au crédit institutionnel ou ne figure dans les statistiques officielles des suicides d’agriculteurs. Pourtant, la participation massive des femmes à la campagne de protestation qui a duré toute l’année a été un fait particulièrement marquant.

La prochaine étape

Le mouvement a mis en lumière les contradictions inhérentes au projet politique du nationalisme hindutva et son intrication avec les politiques économiques néolibérales. Si la population rurale est divisée en différentes classes, ces divisions n’ont pas empêché les Indiens ruraux de se mobiliser en masse contre l’aggravation de la crise agraire et l’intrusion de mastodontes corporatifs.

La condition sociale précaire des communautés agricoles est une réalité objective, et la terminologie culturelle de l’Hindutva ne pourra pas toujours canaliser les émotions qui en découlent. Lorsque des conflits sociopolitiques tels que la protestation des agriculteurs éclatent, ils révèlent de manière brutale le noyau dur de la politique d’exploitation et d’oppression de l’Hindutva.

Le principal adversaire du BJP, le parti du Congrès, a également renoncé aux politiques agraires favorables aux entreprises. Le parti du Congrès a été l’artisan initial du tournant néolibéral de l’Inde. Dans son manifeste pour les élections de 2019 à la Lok Sabha [chambre basse du Parlement de l’Inde, NdT], le parti anciennement dominant avait déclaré son intention de démanteler la loi sur les comités de marché des produits agricoles [office de commercialisation établi par les gouvernements des États indiens pour garantir que les agriculteurs sont protégés contre l’exploitation, NdT] et la loi de 1955 sur les produits essentiels [Loi prévoyant, dans l’intérêt du grand public, le contrôle de la production, de l’approvisionnement et de la distribution, ainsi que des échanges et du commerce, de certains produits de base, NdT] afin de faciliter la privatisation de l’agriculture et le marché libre..

Toutefois le parti du Congrès a dû revenir sur cet engagement préalable s’il voulait tirer un avantage politique des difficultés de Modi. Le consensus politique néolibéral sur l’agriculture indienne a donc été fortement affaibli.

Pour la gauche indienne, qui a tenté pendant de nombreuses années de construire l’unité des travailleurs et des paysans contre les politiques néolibérales et l’autoritarisme de l’Hindutva, le mouvement des agriculteurs est une victoire importante. Il a légitimé leur position anti-impérialiste à l’encontre des politiques imposées à l’Inde par des organisations comme l’Organisation mondiale du commerce et le Fonds monétaire international, qui ont cherché à démanteler le système de marchés publics, les subventions alimentaires et les cadres réglementaires de l’Inde.

Le gouvernement de Modi a promis que le Parlement abrogerait bientôt les trois lois agricoles de 2020. Cependant, les communautés agricoles ont si peu confiance en sa parole qu’elles ont poursuivi leur lutte pour que l’abrogation soit réellement effective. Les trois lois agricoles n’étaient qu’un tremplin vers une agriculture contractuelle capitaliste et un démantèlement des systèmes de marchés publics et des réseaux de commercialisation agricole. C’est tout ce processus qu’il faut arrêter.

Les agriculteurs ont également exigé une garantie législative du maintien par le gouvernement du prix de soutien minimum pour les céréales et productions agricoles. Ils font pression pour obtenir un salaire minimum, l’abrogation des codes du travail anti-ouvriers et le retrait des poursuites contre les agriculteurs. Ces exigences n’ont pas encore été satisfaites. Mais le recul de Modi et l’union ouvriers-agriculteurs forgée au cours de cette lutte ont déjà des implications profondes et porteuses d’espoir pour l’avenir.

Sur l »auteur

Ashique Ali T est chercheur au Centre d’études politiques de l’Université Jawaharlal Nehru, en Inde.

Source : Jacobin Mag, Ashique Ali T, 28-11-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises