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"L’ignorance des mécanismes financiers à gauche est inquiétante"

économie

Lien publiée le 16 janvier 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Andrés Arauz : « L'ignorance des mécanismes financiers à gauche est inquiétante » (lvsl.fr)

Cryptomonnaies, NFT, tokens… On ne compte plus les innovations financières rendues possibles par la blockchain, dont la popularité a explosé ces derrières années. Cet enthousiasme s’explique par les aspirations libertariennes à une monnaie libérée des États… mais aussi, plus largement, par un rejet des Banques centrales perçues comme des institutions au service des élites financières. Andrés Arauz, ex-directeur de la Banque centrale d’Équateur puis candidat à la présidence du pays, revient sur ces enjeux dans cet entretien-fleuve. Il est mené par Evgeny Morozov, auteur d’ouvrages de référence sur le numérique et fondateur du site The crypto syllabus, avec lequel Le Vent Se Lève a noué un partenariat. Traduction par Florian Bru.

Evgeny Morozov – Les NFT, des tokens et autres DAO [organisation autonome décentralisée] ont le vent en poupe, entre autres innovations liées à la blockchain. Une étrange forme de populisme vaguement de gauche surfe sur cette vague. Pour citer, en substance, un investisseur américain de premier plan : « tout est déjà financiarisé – arrêtons donc de nous plaindre et passons à l’action, nous devrions tous trouver un moyen de faire tourner la financiarisation en cours à notre avantage ». Que pensez-vous de cet enthousiasme à l’égard de ces produits de la blockchain ?

Andrés Arauz : Il est important d’inscrire ces processus dans le contexte de la crise financière de 2008, puisqu’elle n’a pas seulement donné naissance au Bitcoin, mais aussi à l’assouplissement quantitatif et aux politiques monétaires non conventionnelles. La création de monnaie par les Banques centrales paraissait alors infinie – avant que la pandémie ne vienne pousser cela encore bien plus loin.

Toute cette monnaie n’a pas été utilisée pour la satisfaction de besoins concrets ; elle n’a pas été utilisée pour mettre à niveau notre système énergétique. Elle est allée ailleurs. Une partie s’en est allée vers le Dow Jones et les marchés boursiers. Une autre est à destination d’usages complètement neufs dans la cryptosphère, comme les NFT.

« Continuons à injecter de la monnaie là-dedans. Si nous arrêtons de pédaler, le vélo s’effondre. Donc continuons ainsi jusqu’à ce que quelque chose se passe » : il est difficile de combattre la financiarisation quand de telles postures politiques sont aussi répandues. C’est une bulle si grande que nul ne se risquera à la faire éclater, et elle continuera à grossir jusqu’à provoquer un bouleversement. Par conséquent, les vendeurs de NFT et de cryptomonnaies innovantes vont probablement continuer à connaître du succès tant que la politique par défaut est de continuer à alimenter le système en monnaie.

Pour parler plus spécifiquement de la génération Z, je crois percevoir une certaine excitation jusque chez les jeunes d’Amérique latine, qui sortent du lycée ou de l’université mais ne veulent rien savoir du travail réel et productif… Ils ne parlent que d’une chose : comment obtenir leurs propres NFT, ou acheter du Bitcoin pour pouvoir se faire de l’argent sur le court terme. On perd ainsi un immense réservoir de talents, d’êtres humains qui investissent leur intelligence et leurs efforts dans la poursuite de la financiarisation dans sa dimension proprement équatorienne – c’est-à-dire, l’offshorisation.

Evgeny Morozov –Pensez-vous qu’il y a un sens pour les progressistes à tenter de « chevaucher le tigre » ? Des penseurs sérieux à gauche, par exemple Michel Feher en Belgique, affirment que la lutte n’est plus dans l’usine Volkswagen mais dans l’application Robinhood. Pensez-vous que quelque chose de progressiste puisse sortir de telles expériences ?

Andrés Arauz – À ce propos, trois choses. Premièrement, les gens de gauche, comme tous les êtres humains, peuvent jouer au casino et parfois gagner de l’argent. Je ne vois pas de problème au fait d’agir individuellement pour se faire un peu d’argent.

Mais deuxièmement, il faut comprendre les processus en cours plutôt que de les ignorer. Et l’ignorance à gauche sur ces sujets m’inquiète réellement. La gauche se contente de condamner moralement le Bitcoin, les NFT, la finance, les banques… sans chercher à comprendre les mécanismes internes de ce système. Une chose positive qui est advenue avec le monde des cryptos est la popularisation des mécanismes de la finance. Nous devrions utiliser cette popularisation de la bulle spéculative amenée par le monde des cryptos pour tenter de mieux comprendre la financiarisation du monde conventionnel. Cela devrait être une tâche majeure pour la gauche.

Les données financières sont un sujet central ; les gouvernements devraient mobiliser toutes leurs ressources pour fonder sur elles leur souveraineté numérique.

Et puis troisièmement : si nous jouons selon les règles du jeu du capital financier, il n’y aura aucun moyen de gagner cette bataille. Ce que nous devons faire, c’est continuer à se battre pour les institutions régulatrices qui définissent les standards et les règles du jeu.

Il y a des investisseurs institutionnels, mais qui régule les investisseurs institutionnels internationaux ? Nous devons changer les lois, nous devons prendre le contrôle des banques centrales, nous devons nous assurer que les personnes qui travaillent comme régulateurs financiers sont ne sont pas liées aux banques privées… Nous devons commencer à exiger des régulations autour des conflits d’intérêt pour les personnes qui sont en charge de ces institutions.

Evgeny Morozov – Quel est le lien entre la souveraineté monétaire et la souveraineté numérique ? Qu’est-ce que cela signifierait en termes de politiques concrètes pour un pays comme l’Équateur, mais aussi internationalement ? Qu’est-ce que cela signifie pour la propriété de la stack, des données, pour les lois antitrust ? Quelles sont les conséquences en termes de politiques publiques de penser ces deux formes de souveraineté comme étant imbriquées ?

Andrés Arauz – Les données financières – les données de l’argent, comme je les appelle – sont un sujet central ; les gouvernements devraient mobiliser toutes leurs ressources pour fonder sur elles leur souveraineté numérique. Je ne m’attarderai pas sur le cas de l’Équateur, car c’est un trop petit pays pour tenter de faire cela. L’Inde, en revanche, a promulgué des normes nationales autour des données financières. Ils ont dit à Visa que si elle voulait continuer à travailler en Inde, toutes les données sur les transactions financières des citoyens indiens utilisant Visa devraient être stockées en dans le pays. Il faut qu’elles soient physiquement localisés là-bas, avec du personnel indien pour les réguler, de sorte qu’elles soient soumis aux demandes d’information des autorités dans le cadre d’enquêtes judiciaires.

Bien sûr, cela bouleverse le jeu puisque, tout d’un coup, les données deviennent un actif de l’économie intérieure. Si elles sont utilisées à bon escient, avec une anonymisation correcte, une propriété commune et une prise en compte de la vie privée dès la conception, tout cela peut être utilisé pour construire un système très complet de connaissances qui peut servir aux universitaires, à la société civile, aux institutions gouvernementales, au secteur privé, etc. Cela permet de fournir davantage de services à la société, et de meilleure qualité. Et l’on évite ainsi la monopolisation de toutes ces données par des acteurs extérieurs à l’économie intérieure.

Quelque chose de similaire a été ébauché au Brésil, mais sans succès. Évidemment, ce qui a été mis en place en Chine est allé un cran plus loin, pas seulement avec la domiciliation des données mais également leurs propres applications et interfaces. Pour réfléchir au futur de la souveraineté numérique, nous devons penser aux aspects politiques et économiques non seulement des données sur les transactions financières mais aussi aux services de messagerie les plus importants et même aux interfaces utilisateur des applications. C’est quelque chose qui doit être fait par tout pays qui voudrait conserver ne serait-ce qu’un minimum de souveraineté.

Evgeny Morozov – Les succès putatifs de la Chine dans cette sphère ont été très critiqués en Occident. Appuyés sur le très décrié système de crédit social, elle est parvenue à se déconnecter de l’économie mondiale dominée par les États-Unis. Même les entreprises de FinTech l’ont utilisé pour promouvoir l’inclusion financière, qui est l’un des éléments-clés de votre travail. Alors, avons-nous quelque chose à apprendre de la Chine ?

Andrés Arauz – Oui, nous avons à coup sûr à apprendre de la Chine, parce que leur système fonctionne depuis des décennies. Le gouvernement chinois, à son entrée dans l’OMC au début des années 2000, a poussé avec succès pour retarder l’introduction des cartes de crédit étrangères dans ses marchés. C’est pourquoi Union Pay a un monopole en Chine. Les Chinois ont été très intelligents à propos des normes, en particulier dans les systèmes bancaire et marchand, auxquelles ils exigeaient que l’on se conforme.

Ils ont à présent leur propre système de cartes de crédit qui est numériquement souverain et propriété de l’État. Ce système peut se penser hors de Chine. Pourquoi si peu de pays dans le monde refusent-ils d’accepter Visa et MasterCard comme systèmes de paiement ? Comment peut-il n’y avoir aucune alternative à leur monopole ? Bien sûr, il peut y en avoir, mais nous devons les imaginer et les construire de manière intelligente. Évidemment, les gouvernements jouent un grand rôle ici. À rebours d’une démarche de privatisation de la monnaie, ils devraient exercer une politique proactive pour étendre la souveraineté numérique et financière dans la sphère des paiements.

Bien sûr, la même chose est arrivée avec les fournisseurs chinois comme AliPay, ou WeChat. Ils sont à présent supervisés par une chambre de compensation de la Banque centrale, la Banque populaire de Chine. De cette façon, non seulement les données, mais également les politiques qui concernent leur déploiement dans le pays sont surveillés par le gouvernement.

Mon intention ici n’est pas de justifier les aspects totalitaires du Parti communiste chinois ! Simplement, il y a des solutions aux monopoles mondiaux (et majoritairement étasuniens) si on les conçoit de manière appropriée et que l’on utilise des techniques d’anonymisation.

Evgeny Morozov – Comme responsable politique, vous vous êtes montré enthousiaste quant à l’utilisation de technologies numériques à des fins progressistes. Alors que vous étiez en fonction, vous avez introduit une monnaie numérique contrôlée par l’État en Équateur, ce que nous pourrions aujourd’hui appeler une monnaie centrale numérique (Central Bank Digital Currency, CBDC). Pourriez-vous expliquer les raisons derrière l’initiative de cette monnaie numérique ? Quels objectifs progressistes devait-elle servir ?

NDLR : Pour une analyse de l’expérience politique équatorienne menée sous Rafael Correa (2007-2017), lire sur LVSL notre entretien avec Guillaume Long, ex-ministre des Affaires étrangères : « Comment la Révolution citoyenne d’Équateur a été trahie »

Andrés Arauz – Cette aventure a commencé en 2009 alors que la crise financière mondiale faisait rage. Nous nous attendions à ce que l’économie équatorienne coule, avec une crise de la balance des paiements arrivant peu après. En tant que pays dollarisé, nous dépendons des flux de dollars – ils nous sont littéralement livrés en avion depuis le bureau de la Réserve fédérale à Miami. Nous avions peur qu’à cause de la crise, le flux de dollars soit gelé, alors mêmes que nos revenus d’exportation étaient en train de s’effondrer.

Tout d’abord, nous pensions qu’il nous fallait un moyen de paiement national. Et parce que nous étions dollarisés, nous savions qu’abandonner le dollar pour le remplacer par une monnaie nationale ne serait pas possible pour des raisons politiques. Comment faire, donc, pour accéder à des moyens de paiement nationaux sans que le dollar reparte à la hausse ?

De toute évidence, l’alternative était une monnaie électronique. À l’époque, nous l’appelions monnaie mobile, et elle était inspirée des expériences kényane et philippine. Nous avons ensuite décidé que cela ne pourrait pas être seulement un projet mené par les entreprises de télécommunications, et par conséquent, dans sa conception et sa régulation, elle devait faire partie d’un projet monétaire mené par notre Banque centrale.

La deuxième raison avait à voir avec l’économie politique du système de paiement lui-même. Il était clair pour nous que si nous donnions un compte à la Banque centrale à chaque citoyen d’Équateur, nous pourrions briser de nombreux monopoles nationaux du secteur bancaire privé. Cela permettrait aussi une inclusion financière massive à court terme. Ouvrir un compte à chaque citoyen était, d’une certaine manière, un effort pour modifier les relations entre les banques privées et le gouvernement.

La troisième raison avait trait à nos efforts politiques pour transformer et faire de la Banque centrale non plus une institution élitaire mais une institution populaire. Si la Banque centrale, tout d’un coup, commence à ouvrir des comptes pour tous les citoyens d’Équateur, qu’ils soient ruraux ou urbains, pauvres, riches, jeunes ou vieux, hommes ou femmes – l’inclusion financière des femmes est plus difficile – alors cela pourrait aider à démocratiser la Banque centrale. Si les citoyens commençaient à se poser des questions – « Qu’est-ce que c’est que ça, cette Banque centrale qui m’a donné un compte, déjà ? » -, alors ils commenceraient à parler de cette institution au dîner, en déjeunant dans la rue, dans le bus…

Le simple fait d’avoir cette discussion sur ce que la Banque centrale devrait améliorer, quelles régulations sont bonnes et lesquelles ne le sont pas, même les discussions plus critiques sur ce que l’État fait de leur argent et de leurs données – était pour nous un grand succès, car cette discussion mènerait inéluctablement à une nation plus démocratique. Finalement, la Banque centrale pouvait sortir de l’ombre, ne plus être l’institution des élites avec leur savoir exclusif, mais de citoyens normaux, avec leur savoir profane.

Evgeny Morozov – L’Équateur est non seulement le premier pays à avoir développé une monnaie centrale numérique, mais sa Banque centrale a été la première à publier les standards de sa plateforme de monnaie numérique et à développer une interface de programmation [API] pour que les citoyens puissent développer de nouvelles solutions pour l’accessibilité financière dans les zones rurales, le transport, les applications internet, entre autres. Pourriez-vous nous parler de cette expérience et de ce qui l’a motivée ?

Andrés Arauz – C’était, peut-être, l’un des aspects les plus prometteurs du système de monnaie électronique que nous avons conçu en Équateur. Nous étions engagés, même si c’était difficile, à en faire un système ouvert d’innovation où la Banque centrale rendrait son interface de programmation disponible. Nous voulions que des développeurs, issus des universités, des entreprises etc., se connectent pour développer de meilleures innovations et plateformes, pour que la monnaie électronique puisse circuler dans tout le pays. Ce fut un succès. En quarante-huit heures, des équipes venues de tout le pays ont proposé quatorze prototypes, allant d’une monnaie électronique qui pourrait être utilisée par les citoyens avec un protocole de type USSD assez primitif pour transférer de l’argent par SMS à une application, pour payer son ticket de bus quotidien.

Il y avait d’autres exemples d’inclusivité, comme des plateformes pour les personnes handicapées, malvoyantes, qui pouvaient utiliser le système de paiement avec une aide audio. Et de nombreuses autres, y compris des initiatives pour les coopératives, etc. Donc, en quarante-huit heures, nous avons montré que le réservoir de talents disponibles était immense. Tout ce qu’il nous fallait faire était de rendre un bien public largement disponible par un API ouvert.

C’est ce qu’il faut faire si vous voulez avoir de vraies FinTech qui ne soient pas basées sur les privilèges ou dépendant de grandes banques. On ne devrait pas avoir des CBDC avec simplement une Banque centrale qui développe l’application, les protocoles, les systèmes de paiement. Je ne peux pas imaginer une Banque centrale qui aurait un bureau rempli d’agents chargés de clientèle essayant d’installer des services et des systèmes de point de vente sur chaque bus dans chaque pays. Il faut que ce soit un service ouvert de type plateforme, afin que de nombreux innovateurs et entreprises puissent s’y arrimer et profiter d’une plateforme universellement disponible.

Evgeny Morozov – Selon vous, y a-t-il une chose que vous auriez dû faire différemment dans la conception de la monnaie numérique équatorienne ?

Andrés Arauz – Peut-être aurions-nous dû ajouter un aspect de crédit à ce système. C’est-ce qu’on appelle le nano-crédit, qui a une dimension encore plus petite que le micro-crédit ; cela revient concrètement à prêter à un citoyen 30 ou 50 ou 100 dollars, à rembourser à un terme indéfini – ce peut être 10 ans, 30 ans, 50 ans – et d’avoir ce nano-crédit disponible dans la plateforme électronique, de sorte que quand il y a besoin de créer de la monnaie, elle soit créée, et de la monnaie pourrait circuler dans ce système en tant que moyen de paiement. C’est une vraie alternative au système bancaire conventionnel.

La Banque de France (…) se place donc délibérément sous la hiérarchie de JP Morgan

Evgeny Morozov – Vos premiers travaux saisissaient certaines des contre-dynamiques de nombreux processus qui étaient jusqu’alors célébrés de manière acritique. Les institutions en place, en particulier celles du système financier mondial, survivent à de nombreux défis auxquels leur hégémonie fait face. Comment évaluez-vous les premières réponses institutionnelles aux cryptomonnaies et ce qui les motive ?

Andrés Arauz – Tout d’abord, l’avènement du Bitcoin a changé le système de nombreuses manières radicales. Même s’il est rapidement devenu un instrument spéculatif, ses bénéfices considérables en termes de paiement sont toujours présents. Quelqu’un qui achète du Bitcoin en Thaïlande peut l’encaisser en monnaie domestique au Pérou sans toucher les grandes institutions bancaires. C’est un grand changement.

La dimension transfrontalière de ces paiements est la partie la plus critique. Le Bitcoin fait trembler les fondations du système existant au point que SWIFT s’inquiète de perdre son monopole sur les paiements transfrontaliers. SWIFT, bien sûr, est une coopérative possédée par les grandes banques privées. Ce système canalise la plupart des transactions transfrontalières mondiales, effectuées par les grandes banques correspondantes dans le monde, comme JP Morgan ou le Wolfsberg Group, qui est le groupe de treize banques d’envergure mondiale qui font des transactions internationales par le Conseil de stabilité financière.

NDLR : pour une analyse du système SWIFT, lire sur LVSL l’article d’Eugène Favier-Baron, Victor Woillet, Sofiane Devillers Guendouze et Yannick Malot : « SWIFT : une arme géopolitique impérialiste »

Si vous ajoutez à cette analyse une lecture géopolitique, vous constatez que le gouvernement des États-Unis et les régulateurs belges possèdent – pour aller vite – une connaissance totale des transactions transfrontalières. Une fois que vous créez une alternative, comme le Bitcoin ou d’autres cryptomonnaies, qui permettent des paiements internationaux qui ne sont pas enregistrés dans la base de données Swift, alors les pièces centrales du système capitaliste commencent à trembler. C’est la raison pour laquelle des alternatives comme TransferWise ou PayPal ont été créées ; on peut aussi penser aux initiatives philanthropiques comme la Better Than Cash Alliance, qui inclut entre autres Visa et MasterCard et qui vise à diminuer l’usage du liquide.

Les institutions internationales y donnent aussi beaucoup d’importance. La BCE porte l’alternative d’une monnaie numérique de Banque centrale mais JP Morgan avance que, puisqu’ils sont la plus grande banque en termes de transactions internationales, il vaudrait peut-être mieux avoir la JPM Coin (une monnaie privée émise par la banque) pour servir cette fonction. Il y a donc beaucoup d’initiatives en ce moment, mais elles constituent toutes une réponse au Bitcoin.

Evgeny Morozov – Comment voyez-vous l’entrée d’entreprises comme Facebook dans cet espace ? Pensez-vous qu’il y ait toujours un avenir pour le Libra de Facebook – ou le Diem, son nouveau nom ? Ou bien ces efforts sont-ils en train d’échouer ?

Andrés Arauz – Je suis convaincu qu’il existe un avenir pour tout cela. Certains sont optimistes quant à la capacité de la société civile de vaincre Facebook. Ceci, toutefois, passe outre une question plus large : Diem est une tentative géopolitique, au nom des États-Unis, pour préserver l’hégémonie du dollar. Et si Facebook échoue, un autre – PayPal ou Google – le fera.

Les récentes auditions au Congrès montrent que les États-Unis ont besoin de trouver une solution face à la montée en puissance de la Chine. Des systèmes de paiement numériques chinois ont émergé avec succès, d’abord avec le soutien de capitaux privés mais progressivement re-centralisés dans une sphère dirigée par l’État. Cependant, l’internationalisation de ces instruments atteindra bientôt une échelle globale grâce aux FinTechs chinoises comme Alibaba, Baidu et Tencent. Facebook a l’outil pour s’y confronter et étendre l’hégémonie étasunienne : WhatsApp, qui est déjà une sorte de bien mondial, même s’il n’est pas public.

Evgeny Morozov – Quelles autres considérations géopolitiques devrions-nous avoir à l’esprit si nous réfléchissons au futur des systèmes de paiement mondiaux ?

Andrés Arauz – Traditionnellement, la monnaie est organisée de façon hiérarchique, avec des banques qui ont des comptes chez d’autres banques qui ont elles-mêmes des comptes chez d’autres banques, et elles sont organisées hiérarchiquement autour du monde. Par exemple, les transactions entre gouvernements sont menées par les Banques centrales et presque chaque Banque centrale a un compte au Système fédéral de réserve. Donc, pour l’argent public, la banque de la Réserve fédérale de New-York est au plus haut sommet. L’argent privé a de « méga banques » au sommet : JP Morgan, HSBC, Santander, Citibank et d’autres.

Dans la conception originale de la hiérarchie monétaire, les institutions gouvernementales ; comme la Fed ou le FMI, ou bien la BCE, sont toujours au sommet. De nos jours, on voit d’étranges tendances. Par exemple, la Banque de France a récemment mené une expérience avec l’Autorité monétaire de Singapour et, au lieu qu’elles soient au sommet de la hiérarchie de leur transaction, elles ont traité avec du JPM Coin, un passif émis par JP Morgan. Elles se placent donc délibérément sous la hiérarchie de JP Morgan.

Plus haut vous vous situez dans la hiérarchie monétaire, plus vous avez de pouvoir géopolitique ; vous avez également le pouvoir financier de créer de la monnaie et de vous assurer que les gens mènent leurs transactions avec vos billets, passifs, titres ou tokens… La présence de JP Morgan au sommet nous en dit beaucoup à propos de l’équilibre des pouvoirs dans le monde actuel.

Evgeny Morozov – Lors des élections présidentielles équatoriennes de l’année dernière, vous vous êtes opposé à la « Loi de privatisation de la Banque centrale », une réforme qui pourrait laisser le gouvernement sans réels outils pour alléger les dettes de l’économie nationale (principalement celles des ménages et entreprises locales). Cette loi a été promue un an après que l’Équateur a obtenu un accord de 6,5 milliards de dollars avec le FMI en échange de réformes structurelles. Pouvez-vous revenir sur le contexte de la mise en place de cette loi et sa signification ?

Andrés Arauz – Je vais vous répondre en évoquant l’architecture monétaire qui prévaut. Dans toute économie a minima souveraine, une Banque centrale se trouve au sommet ; en dessous, des banques privées, et ensuite des institutions plus modestes, régionales, rurales ou sectorielles. Encore en-dessous : des clients, des citoyens, particuliers ou entreprises qui ont des comptes dans ces institutions. Chacune d’elles, la petite ou la grande banque, a un compte à la Banque centrale, qui a aussi des comptes dans les banques internationales.

Quel est le contenu de cette loi ? Elle pose que l’argent du gouvernement équatorien – par exemple les fonds de la sécurité sociale ou les comptes des entreprises publiques – déposé à la Banque centrale aurait un statut inférieur aux comptes que les banques privées possèdent à la même Banque centrale. Cela voulait également dire que la monnaie que la Banque centrale avait à l’étranger devrait être destinée à l’usage des banques privées. En fait, la loi privatise le système de réserves internationales de l’Équateur, qui appartient à l’État.

La loi force le gouvernement à sacrifier tous ses bénéfices de l’exportation du pétrole, les devises étrangères qui entrent, afin de subventionner la fuite de capitaux du secteur privé. Cela a d’importantes conséquences. Pour l’économie dans son ensemble, le seul moyen d’assumer cette subvention permanente de la fuite des capitaux privés est de continuer à s’endetter. Et c’est pour cela que le prêt du FMI est le corollaire de cette politique de privatisation de la Banque centrale : les fonds du FMI seront utilisés pour payer la fuite des capitaux du secteur privé. Une Banque centrale plus hétérodoxe, alternative ou démocratique, comme celle que nous avions avant cette loi, tenterait de maintenir les liquidités dans l’économie nationale et de les recycler pour le bénéfice du peuple équatorien.

Evgeny Morozov – Pensez-vous que les pays du Sud souhaitant échapper au consensus de Washington peuvent passer outre les CBDC ?

Andrés Arauz – Les CBDC sont un outil nécessaire pour tout pays en développement qui veut établir une forme de contrôle sur son économie. Le débat sur les caractéristiques technologiques des CBDC, bien qu’important, n’est pas le sujet principal.

Ce qui importe bien plus est la gouvernance de l’entité qui va gérer ces CBDC – c’est-à-dire la Banque centrale. La Banque centrale n’est-elle qu’une institution gérée par des banquiers privés ? Alors, laissez-moi vous dire ce qui va se passer : ce sera une plateforme liée aux comptes des grandes banques privées, puisque ce sont celles qui ont les capacités technologiques pour organiser une telle chose. Mais pour des CBDC qui aspirent à une approche alternative, plus hétérodoxe, il vous faut quelque chose de similaire à ce que nous avons fait en Équateur.

Au XXIe siècle, les Banques centrales, en tant qu’institutions publiques, devraient faire l’objet de discussions constantes autour de la manière dont elles rendent des comptes, de leur transparence, de leur architecture institutionnelle

Evgeny Morozov – Que pensez-vous de l’adoption du Bitcoin comme monnaie officielle au Salvador ?

NDLR : Lire sur LVSL l’article de Hilary Goodfriend : « Rien ne va plus au paradis salvadorien du Bitcoin »

Andrés Arauz – Le Bitcoin n’est qu’un vernis superficiel pour éviter de discuter de ce qu’il se passe vraiment là-bas.

Une innovation intéressante a été mise en place par le gouvernement : le portefeuille Chivo. Ce n’est pas qu’un projet libertarien, c’est un portefeuille universel, émis pas l’État, pour chaque citoyen. Il permet des transactions qui ne sont pas uniquement en Bitcoin, mais également en dollars américains, c’est-à-dire qu’il facilite un système d’échanges commerciaux au sein de l’économie nationale. Chivo tente de faire ce que l’on a fait en 2009, contourner le dollar américain pour les paiements intérieurs et le remplacer par des moyens de paiement électroniques nationaux…

Je suis sûr que de nombreux autres pays suivront dans ce sillage, parce que la pandémie en a forcé beaucoup à distribuer de la monnaie gratuite aux individus, comme des chèques aux États-Unis. D’un autre côté, comme la discussion autour d’un revenu de base universel gagne du terrain, beaucoup dépendra de la manière dont le gouvernement interagit financièrement et monétairement avec ses citoyens pour délivrer des subventions. Cela mènera inévitablement sur le chemin des CBDC. Et s’il y a un minimum de décence dans des pays comme l’Espagne, le Mexique ou le Brésil, l’option publique devrait être soulevée.

Evgeny Morozov – Il est rafraîchissant de vous entendre vous concentrer sur le portefeuille Chivo plutôt que sur le Bitcoin en tant que tel dans le système salvadorien. Beaucoup à gauche ignorent complètement le portefeuille et se concentrent sur la critique du Bitcoin…

Andrés Arauz – Nayib Bukele [le président salvadorien NDLR] ne figure pas au nombre de mes alliés politiques. Mais je perçois les mérites de ce portefeuille. Bien qu’il puisse encore avoir des défauts, je comprends ce qu’il souhaite mener à bien. Il fait face à une pénurie d’échanges internationaux et doit être créatif, autrement il ne pourra pas continuer à faire tourner la machine. L’alternative serait de s’agenouiller et de supplier le FMI d’accorder un prêt, mais depuis quand est-ce une solution progressiste ?

Ainsi, je pense qu’il y a du mérite à tenter cette expérimentation : je vois une entreprise étatique qui est une alternative à celle des États-Unis. Le gouvernement Bukele a créé une subvention de 30 dollars pour inciter les citoyens à utiliser le portefeuille Chivo ; ils ont éliminé les frais bancaires et les amendes, placé ces distributeurs de monnaie partout dans le pays. Cela a de toute évidence ouvert la voie à l’innovation dans les pays progressistes, qui pourraient compléter ces expériences avec des interfaces de programmation ouvertes où les gens pourraient développer d’autres types d’initiatives autour de cette interface.

Evgeny Morozov – Revenons à ce que vous disiez autour de la démocratisation des Banques centrales. Le gouvernement auquel vous avez participé en Équateur a hérité de l’ère néolibérale une Banque centrale indépendante. Cependant, votre gouvernement ne concevait pas l’action de la Banque centrale comme neutre, bien au contraire. Vous avez souhaité ouvrir ces enjeux à la discussion et faire délibérer la population à propos de son rôle…

Andrés Arauz – Absolument, nous étions parfaitement conscients que l’indépendance et l’autonomie des Banques centrales était une construction néolibérale, qui en a fait une institution élitaire au service du capital financier – et plus spécifiquement du capital financier international. Nous étions sortis de la crise financière de 1999, dans laquelle un tiers du système bancaire avait coulé ; il était détruit et les banquiers s’enfuyaient avec l’argent des gens qu’ils mettaient sur des comptes offshore à Miami et ailleurs.

Ainsi, la Banque centrale n’était pas l’institution la plus appréciée. Au contraire, elle était vue comme une complice des banquiers corrompus. Nous avons donc fait de notre mieux pour réduire l’indépendance de la Banque centrale et en faire une composante centrale du pouvoir exécutif, en en faisant une institution démocratique, qui rendrait des comptes.

Mais nous voulions aussi en faire une force pour la démocratisation du système financier. Notre initiative pour la monnaie électronique était une tentative de démocratisation du système de paiement national. Quand j’ai travaillé pour la première fois à la Banque centrale, les banques avaient accès à ce système de paiement. Nous l’avons ouvert et rénové pour que près de 400 coopératives, caisses populaires et petites institutions rurales puissent directement avoir un compte à la Banque centrale. Notre pari était qu’à long terme, la Banque centrale deviendrait une force pour réguler le capital et mettre en place un nouvel ensemble d’institutions autour de l’argent public : en d’autres termes, une économie alternative socialiste qui promouvrait la vision du Buen Vivir (bien vivre) qui est inscrite dans notre constitution.

Evgeny Morozov – Vos remarques offrent un contraste intéressant avec la manière dont beaucoup de « crypto-enthousiastes » pensent le rôle des Banques centrales. Il semble qu’ils aient identifié certains des nombreux problèmes du modèle néolibéral. Mais au lieu de le soumettre à une forme de contestation démocratique et de délibération citoyenne, ils portent des solutions individualistes. Les « crypto-enthousiastes » ont certainement permis une forme de délibération autour de ces questions, mais on est bien loin de la contestation politique de la finance que vous esquissiez…

Andrés Arauz – J’ai de la sympathie pour la critique des Banques centrales en général parce que dans le monde, les Banques centrales ont été conçues comme des institutions du néolibéralisme et les gardiennes des privilèges du capital financier et des banquiers privés. Et je suis sympathisant d’une alternative technologique ou technique construite pour les éviter et les contourner entièrement.

Néanmoins, ce que nous savons tous est qu’à la fin, le système de la monnaie fiduciaire sera toujours là. Même la dimension spéculative de la cryptosphère est ancrée au système de la monnaie fiduciaire, par exemple quand vous échangez des cryptomonnaies pour des dollars, des euros ou une autre monnaie locale de votre choix : vous devez interagir avec les banques conventionnelles et le système des Banques centrales.

Au XXIe siècle, les Banques centrales, en tant qu’institutions publiques, devraient faire l’objet de discussions constantes autour de la manière dont elles rendent des comptes, de leur transparence, de leur architecture institutionnelle ; répondent-elles à des intérêts privés ? Qui sont ceux qui y travaillent ? Leurs choix sont-ils au bénéfice de la majorité de la population ? Et ainsi de suite. Les ignorer totalement est un très mauvais pari. Nous devons construire une large alliance de mouvements populaires, alternatifs, partants de la base, autour de la monnaie et de la finance, avec des alternatives technologiques, mais nous ne pouvons pas ignorer l’importance radicale que possèdent les Banques centrales dans toute économie.

Evgeny Morozov – Quelles formes alternatives de Banques centrales peut-on concevoir ?

Andrés Arauz – Nous devons entrer au cœur du système et le combattre. Récemment j’étais à un séminaire, invité par l’Assemblée constituante du Chili, pour discuter de ce qu’ils devraient faire à propos de la Banque centrale. C’est une discussion tabou : il s’agissait presque d’une réunion secrète, parce que les militants craignent de parler de changer la Banque centrale, comme s’il s’agissait d’une institution de l’ombre dont personne ne pourrait discuter.

Pourquoi s’en tenir au récit majoritaire selon lequel c’est uniquement par les experts que ses paramètres et ses normes devraient être établis, à Bâle ou à Washington ?

Je pense que l’on peut démocratiser la Banque centrale sans affecter la stabilité macroéconomique ou la valeur de la monnaie. Et le faire libérera des leviers, pour permettre aux gens ordinaires de vivre décemment.