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Comment le capitalisme colonise nos esprits

Lien publiée le 19 janvier 2022

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Comment le capitalisme colonise nos esprits – CONTRETEMPS

Extrait de : David Muhlmann, Capitalisme et colonisation mentale, Paris, Puf, 2021.

 

Un nouveau circuit pulsionnel

Le capitalisme avancé est un phénomène dual, une réalité à la fois tangible et subjective. Il est constitué, d’une part, par les mutations du travail, l’extension de la sphère de la consommation et des technologies connectées, qui colonisent l’espace de la vie quotidienne. D’autre part, cette dynamique objective se caractérise par un nouveau moment de mobilisation mentale dans le secteur de la production et l’intensification de l’impératif de consommation, qui constituent le cœur de la performance de son nouveau mode de fonctionnement.

Freud avançait le concept de réalité psychique pour pointer le caractère réel (non illusoire) des phénomènes subjectifs, en homologie avec la réalité matérielle[1]. Cette indissociabilité est devenue la nôtre, ce qui donne une pertinence particulière au concept d’économie subjective doté de cette signification double : à la fois l’appréhension de l’extension du paradigme économique et de sa logique jusque dans la subjectivité, et la référence psychanalytique au champ de l’énergie pulsionnelle mobilisée.

En principe, l’adhésion de sujets aux principes de l’ordre social peut s’envisager en dehors de toute considération psychologique. La peur du chômage, du déclassement, le besoin de gagner sa vie, sont des vérités fondamentales pour tout un chacun, qui obligent de fait et constituent des forces opérantes sans qu’il ne soit besoin de faire référence à une quelconque violence symbolique aliénante qui pèserait sur les sujets. Ces derniers ont de bonnes raisons d’agir et de se conformer[2], d’autant qu’il n’existe plus de perspective d’organisation économique et sociale alternative crédible après la banqueroute de l’expérience du « socialisme réel » au xxe siècle, si bien que les valeurs du capitalisme et de son mode de vie sont reconnues comme universelles et s’imposent telle une évidence : l’individu, sa liberté, le bien-être matériel, le goût pour les loisirs, l’innovation technologique sont des valeurs devenues incontestables au regard de l’austérité socialiste et bureaucratique qui a prévalu aux marges de nos sociétés occidentales.

Les explications par le besoin matériel et l’adhésion idéologique sont cependant insuffisantes à l’heure où les modes de fonctionnement de la vie économique et sociale relèvent moins d’une logique d’adhésion que d’une interpellation, c’est-à-dire d’un travail de mobilisation et d’engagement subjectifs qui doit être mené par les sujets eux-mêmes, nous obligeant à envisager les forces profondes qui gouvernent le rapport du sujet à la société et la manière dont les processus sociaux s’entrelacent avec les émotions et le désir.

La mutation la plus fondamentale, corrélative du développement de la société de consommation à la fin des années 1960, est l’émergence d’un nouveau modèle productif, qui transite d’un mode de commandement autoritaire, patriarcal et vertical, à un capitalisme de séduction. Dans le premier cas, les affects primaires activés sont essentiellement la peur et l’obéissance au pouvoir (contrôle hiérarchique) et à la norme, tandis que le second s’adresse au désir, au plaisir et à la reconnaissance. Dans le champ de la production, l’injonction managériale est désormais celle de l’autonomie et de la responsabilité, au service du bien-être et de la réalisation de soi, dans la perspective d’une gratification subjective. Dans le champ de la consommation, nous sommes bercés par le flux toujours renouvelé d’objets à conquérir, vecteurs d’une promesse de satisfaction narcissique et différenciante, en compensation de l’effort et du labeur.

Cette dynamique nouvelle ne signifie pas la migration de l’archétype paternel vers celui du maternage. Le travail reste le lieu de l’effort, d’une tension permanente pour gagner la reconnaissance de l’organisation ; le management par objectifs et plus largement les mécanismes d’endogénéisation subjective des contraintes de performance de l’organisation (par les biais des key performance indicators individuels) nourrissent la psychopathologie du travail, le stress et les burn-out. Quant à la consommation, elle est l’objet et le support d’une course concurrentielle, au sein de laquelle il faut toujours supplanter l’Autre, avoir plus, mieux et du nouveau[3].

Le concept de « surmoi maternel » introduit par Melanie Klein[4] est sans doute le mieux approprié pour dépeindre ce monde où la jouissance est un impératif, où l’on cherche tantôt à combler les attentes insatiables de l’organisation, tantôt celle d’un désir sans fond de consommation. Le style de commandement dans l’entreprise, et les modes de gouvernance en général affichent davantage de bienveillance, de neutralité douce et de bonne volonté gestionnaire, mais le capitalisme conserve le trait inhérent à l’individualisme concurrentiel, et qui s’exacerbe : la lutte hobbesienne de tous contre tous.

Ce qui change à travers la société du capitalisme avancé est la manière de configurer les équilibres internes à la subjectivité. L’ancien modèle calqué sur le modèle paternel (auquel Freud, à la différence de Melanie Klein, réservait la fonction de surmoi), était monolithique, systématique, constitutif d’une homogénéité entre le niveau social et le niveau subjectif : verticalité du commandement, autorité du patron sur l’outil de production, légitimité de l’ordre. Le nouveau modèle est plus composite, moins cohérent à la fois sur le plan de l’organisation sociale et sur celui de la subjectivité : multiplication et internationalisation des champs sociaux, concurrence tous azimuts, contradiction logée au cœur d’une subjectivité sommée d’être à la fois disruptive et subordonnée.

Cette complexification ne signifie pas que le nouveau modèle soit moins intégrateur, mais au contraire que plusieurs registres de la subjectivité sont mobilisés, de manière plus extensive et totale, et que le sujet est saisi par un jeu permanent de structuration et de déstructuration, fabricant ainsi son quotidien[5].

L’entreprise est le lieu d’un champ de tension qui « prend la tête », c’est-à-dire dont le sujet peut difficilement se dégager. La proactivité, l’entrepreneurship, l’empowerment et le buzz d’initiatives qui foisonnent de toutes parts se heurtent au fait que les grandes décisions stratégiques et d’organisation échappent au contrôle des sujets investis à fond dans « leur » travail. L’enrichissement des tâches et l’intellectualisation des métiers vont de pair avec une ultra-spécialisation fonctionnelle dans la division du travail, faisant apparaître l’entreprise telle une vaste machinerie anonyme, où l’on ne sait plus qui gouverne. Quant à la concurrence grandissante entre collègues, elle est censée s’accorder avec le fonctionnement d’équipe et la logique par projets d’une transversalité valorisée.

En dehors de leur travail, la majorité des consommateurs disposent d’un niveau de pouvoir d’achat qui comble les besoins de base, mais elle est poussée en avant par un manque organisé qui s’adresse au désir. L’acquisition procure temporairement une suppléance subjective, une stabilisation qui capitonne le manque-à-être, le vide et l’absence de sens, mais l’acte d’achat est sans cesse relancé, et finalement l’objet nous échappe toujours. Le flux de consommation rassure, déleste l’angoisse, mais il tend aussi car le désir n’a pas de fin : il faut continuellement se réengager, se battre pour acquérir du nouveau. La consommation est un style de vie qui fait tomber la frontière que Freud avait érigée entre le narcissisme du moi et le narcissisme d’objet[6]  ; je me reconnais de manière spéculaire dans la marchandise que je consomme (a fortiori lorsqu’elle est une technologie malléable, une app customisable à mon image), donc j’existe dans un Empire du rien, qui n’a pas d’autre stabilité ni consistance que son renouvellement constant.

Le capitalisme se branche sur les mécanismes inconscients selon une double modalité. L’organisation du travail polarise le désir d’appartenance et de reconnaissance au groupe et à l’institution ; l’entreprise est inclusive, un lieu où chacun doit pouvoir réaliser ses potentialités à condition de jouer le jeu d’équipe. En dehors de l’organisation règne la concurrence acharnée de la guerre économique, qui nécessite en interne la puissance d’un chef charismatique, stratège et visionnaire, pour guider les hommes face à l’adversité. D’un côté, la promesse de fusion dans le groupe, de l’autre, l’organisation de la horde face à l’étranger.

Nous retrouvons ici l’axe vertical et l’axe horizontal de Freud dans sa psychologie des foules[7], mais sous les habits neufs du management moderne. L’importance du chef (axe vertical) reste fonctionnelle pour les sujets, mais celui-ci prend une apparence plus humaine que jadis, moins un général qu’un capitaine de bateau qui sait donner le cap. C’est l’axe horizontal qui prédomine désormais, celui de l’équipe sportive ou « tribu » mobilisée contre les adversaires. Le sentiment primaire auquel il est fait appel transparaît moins comme celui de la castration, au sens de la dialectique entre l’obéissance et la sanction, que le fantasme de régression subjective dans une totalité organique. La logique prévalente dans les organisations avancées fonctionne ainsi sur le versant maternel plus que paternel, qui s’étaye sur le désir primordial de régression intra-utérine[8].

La frustration est une catégorie essentielle de l’action ; cette réalité pulsionnelle, méprisée par la psychanalyse classique au profit de la castration symbolique[9], prend toute son importance dans le capitalisme avancé. La régression subjective, au sens d’une visée d’indissociabilité entre soi et l’organisation, est un fantasme irréalisable, et qui entre en contradiction avec l’injonction à la différenciation individuelle, la proactivité, le fait de devoir apporter une valeur ajoutée au collectif. Le désir frustré fonctionne comme un moteur, qui relance sans fin le cycle d’affects et d’émotions constituant notre quotidien : attente d’une reconnaissance au travail, frustration, recherche de gratification (rétribution), consommation, satisfaction momentanée.

On distingue mieux le « destin » de la pulsion d’agression, pour parler comme Freud[10], par la manière donc celle-ci se loge au cœur de la logique du désir. Dans la dynamique sociale actuelle, en comparaison du temps de Freud, le masochisme par retournement de l’agressivité sur soi est sans doute moins prégnant, car une certaine dose de décontraction est permise au travail, en contrepoint de la maîtrise professionnelle. L’agressivité orientée vers les autres et autorisée par l’individualisme concurrentiel, se nourrit de la frustration d’une quête impossible de satisfaction, tant dans le travail que dans la consommation.

Cette réalité interroge la division métapsychologique de la psychanalyse classique entre Éros et Thanatos[11], et permet de circonscrire le circuit pulsionnel du capitalisme avancé.

Il nous faut d’abord faire le détour technique du questionnement des notions de pulsion de vie et de pulsion de mort et d’agression, et de leur signification dans le corpus psychanalytique. La pulsion de vie s’entend au sens d’une poussée sexuelle dont le terme « sexuel » est élargi, qui ne se réduit pas à la seule génitalité mais constitue une énergie (libido) à la frontière du psychique et du somatique[12]. Quant à la pulsion de mort et d’agression, elle fut avancée de manière tardive par Freud[13], à la suite d’une conjoncture historique et personnelle qui a conduit ses plus proches collaborateurs à la dénoncer comme une hypothèse hasardeuse reflétant la situation momentanée de son inventeur[14]. Elle désigne, dans la métapsychologie freudienne, une tendance fondamentale du vivant à retourner à un état inorganique.

Sur l’articulation entre Éros et Thanatos en psychanalyse, trois positions théoriques et cliniques peuvent être différenciées[15].

La première est celle que Freud a lui-même présentée dans son dernier ouvrage, Abrégé de psychanalyse[16], où il défend l’idée du dualisme pulsionnel tout en précisant leur intrication : l’agression et la mort relèvent d’une pulsion autonome, mais qui s’étaye sur la libido, comme nous l’observons par exemple chez l’adulte dans la logique de l’orgasme (d’abord tension vers la jouissance, puis détumescence autrement appelée « petite mort ») et plus généralement dans le développement de l’enfant (emprise agressive sur le monde à mesure de la maturation). La deuxième position, symétrique à celle de Freud, est celle du psychanalyste Wilhelm Reich qui, au tournant des années 1920, nie en bloc l’idée de pulsion de mort et d’agression, dans laquelle il cerne un tournant pessimiste et conservateur de Freud, justifiant la répression sexuelle dans la civilisation patriarcale et capitaliste[17]. La troisième position a été inaugurée par Otto Rank et Sándor Ferenczi, et poursuivie par l’école hongroise de psychanalyse[18]. Elle reconnaît le phénomène pointé par Freud, mais le conçoit comme enchâssé à l’intérieur de la pulsion de vie, sous l’angle d’un monisme pulsionnel[19].

Nos précédentes recherches ont souligné la pertinence de cette dernière approche, que nous avons par ailleurs prolongée sur le plan clinique et théorique[20]. Des cas de patients font apparaître la véracité de cette thèse d’une prédominance de la problématique maternelle, c’est-à-dire du désir subjectif inconscient de ré-immersion et d’auto-néantisation dans la cavité maternelle, afin d’en finir avec la séparation individuée. Cette analyse permet d’expliquer un certain nombre de fantasmes et de pathologies, ce qui par ailleurs oblige à revisiter la tradition psychanalytique dont une bonne part mésestime l’importance de la mère au profit d’une polarisation sur le père supposé instance et dépositaire exclusif de la loi œdipienne. Au niveau théorique et conceptuel, il s’agit de réhabiliter l’importance ontogénétique de l’expérience archaïque du nouveau-né, en particulier la séparation d’avec la mère et la frustration consécutive, aux dépens du phénomène sans doute secondaire qu’est la castration symbolique.

Dans l’économie subjective constituée par l’entre-deux des processus psychiques inconscients et la réalité socioéconomique capitaliste, cela signifie qu’un circuit pulsionnel unique intègre l’agression, qui n’est pas un bouclage autonome d’énergie mais l’élément continu d’un flux général d’excitation et de dépense de la libido, circulant dans le champ social. Pris dans une demande d’amour déçue dans la réalité, car ratée du point de vue de l’attente régressive inconsciente impossible, le sujet frustré nourrit une agressivité qu’il investit d’un côté dans la compétition interne, de l’autre dans la lutte pour la consommation.

Le schéma suivant établit la représentation synthétique de la dynamique pulsionnelle du capitalisme avancé. Le sujet, investi dans une quête de reconnaissance managériale dans le champ du travail, fait dériver une part de sa frustration par l’acquisition dans le champ de la consommation ; la satisfaction obtenue n’est que temporaire, ce qui relance sans fin le cycle de la production et de la consommation.

Le sujet du capitalisme avancé est un être en tension, balloté de façon systémique entre ses attentes profondes et la réalité sociale, partagé entre des moments de tension et de stress intense, et la décompensation dépressive, une « fatigue d’être soi[21] ». La sollicitation croissante et continue de l’individu par un travail engageant, l’hédonisme dominant et plus généralement le pousse-à-jouir de la consommation ont sans doute enclenché une mutation anthropologique au sens d’un relâchement des contraintes collectives, tel qu’avait su déjà en son temps le déceler Émile Durkheim à travers son concept d’anomie, qui désigne la diminution des moyens traditionnels de contrôle social avec pour conséquence le dérèglement subjectif[22]. On peut regretter l’émergence de cet « homme sans gravité », et vouloir réinjecter de la « fonction symbolique » dans le champ social et subjectif, mais cette nostalgie est stérile à l’âge de la défaite des grands récits collectifs[23].

Le travail civilisationnel de sublimation, qui selon Freud permet la transformation fructueuse des forces pulsionnelles en élaborations culturelles, s’abaisse. La paresse culturelle s’installe. Nos élites économiques et politiques n’ont jamais été aussi peu cultivées, comparativement à l’époque de la bourgeoisie émergente, déjà parce qu’elles ne disposent plus de temps pour exercer une curiosité. Il y a toujours un call à prendre, un second meeting qui suit le premier, un taxi à attraper pour se rendre à l’aéroport. Il y a quelques dizaines d’années encore, comme l’avait pointé Pierre Bourdieu, un manque de culture générale aurait entraîné des effets de honte et de dissimulation, voire une délégitimation de la position dominante[24] ; ce n’est plus le cas à l’heure de la « relaxitude » généralisée, lorsque la décontraction affichée fait partie des attributs et des obligations de la fonction dominante.

Il serait cependant erroné de conclure à une désublimation massive, au sens d’un renouveau du déchaînement pulsionnel[25]. Le circuit pulsionnel du capitalisme avancé est un champ de forces dont certains éléments, l’attente d’amour déçue et la quête consécutive de reconnaissance sociale, réclament une fonction d’ordre. Le rapport à l’autorité et le type d’autorité légitime ont changé, non son principe. La statue du Commandeur, qui comme chez Mozart dans la scène finale de Don Giovanni incarne l’archétype implacable du surmoi paternel, n’est plus à la mode ; elle est même objet de risée de par sa raideur, et les sujets rechignent à obéir aveuglement à l’autorité légale, du fait d’un rapport distancié à la Loi. Et pourtant, l’excitation pulsionnelle ainsi que les besoins émotionnels profonds appellent des formes de soutien, l’accalmie, un tampon. Le malaise dans la civilisation[26] persiste mais il a évolué. L’archétype nouveau qui est sollicité, celui du manager, répond à la quête sans cesse renouvelée d’un soulagement.

Le manager du capitalisme avancé n’est plus le petit chef hiérarchique qui passait son temps à contrôler l’exécution des tâches et la bonne tenue du rôle. Désormais, l’essentiel se joue dans le travail de motivation et d’émulation des individus et des équipes. L’affaissement de la logique du « command and control » dans les secteurs les plus avancés de l’économie (high tech, consulting, start-ups…), qui accompagne l’aplatissement de la ligne hiérarchique au profit de modes de fonctionnement plus souples et agiles, en mode projets et transverses, vise à ce que chacun donne le meilleur de lui-même. Certes, le manager reste surplombant, mais il gère des ressources humaines plus qu’il ne dirige du personnel : ce qui l’intéresse est moins le travailleur que le sujet au travail, ses ressorts profonds, son ambition et ses envies. Des techniques et dispositifs sont mis en place comme le team building, le coaching, l’expression libre de la parole en entreprise et le « lâcher-prise », en complément de la posture managériale de bienveillance au service du bien-être, afin de gagner en efficacité.

C’est au moment où la hiérarchie formelle est en passe d’être dépassée au nom d’un humanisme orienté par le développement personnel, que le sujet se trouve en définitive interpellé plus en profondeur par le travail du management. Il y trouve une réponse, certes précaire, à ses angoisses, à sa peur et au besoin de reconnaissance. Le manager n’est vraiment efficace que lorsqu’il est appréhendé par le sujet au travail comme un « objet bon[27] », à l’écoute des problèmes, dispensateur de réassurance, de gratification, voire de réparation narcissique. Il n’offre pas seulement des conseils professionnels, mais une vision sur l’épanouissement au travail, la gestion de soi et des autres, qui font l’essentiel des évaluations sur les compétences comportementales. Mais la demande d’amour n’est jamais comblée et le sujet s’en va reproduire sa quête à l’intérieur du circuit pulsionnel élargi, rejouant le jeu du travail aliéné, érigeant le manager tel un « surmoi maternel » (comme nous l’avons qualifié en étayage de la clinique psychanalytique) dans son ambiguïté : une figure d’autorité nécessaire. La servitude volontaire[28] a de beaux jours devant elle.

*

Illustration : Natalia Goncharova, Прачки (Blanchisseuses), 1911, Musée Russe (Saint-Pétersbourg). 

Notes

[1] LAPLANCHE (Jean), PONTALIS (Jean-Bertrand), Vocabulaire de la psychanalyse (1967), voir « Réalité psychique », Paris, Puf, 1981, p. 391-392 ; ROUDINESCO (Élisabeth), PLON (Michel), Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, voir « Réalité psychique », 1997, p. 880.

[2] BOUDON (Raymond), La Logique du social, Paris, Hachette, 1979.

[3] Jacques Lacan parlait à ce propos du « plus-de-jouir », comme pendant subjectif du « pousse à la consommation » capitaliste. LACAN (Jacques), D’un autre à l’Autre (1968-1969), Séminaire XVI, Paris, Éditions du Seuil, 2006.

[4] Pour Melanie Klein, le concept de surmoi désigne une instance d’autorité que le sujet intériorise à travers des normes sociales, morales et culturelles contraignantes. Pour une analyse de la fonction de surmoi opérée par la mère en rapport avec le nourrisson, voir KLEIN (Melanie), Envie et gratitude et autres essais (1957), Paris, Gallimard, 1968 ; LAPLANCHE (Jean), PONTALIS (Jean-Bertrand), Vocabulaire de la psychanalyse(1967), « Surmoi », op. cit., p. 471-474.

[5] La psychanalyste Nathalie Zaltman évoque une « pulsion anarchiste » afin de localiser cette dimension déstructurante, mais sans l’articuler avec l’évolution sociale contemporaine. ZALTMAN (Nathalie) et al., Psyché anarchiste. Débattre avec Nathalie Zaltman, Paris, Puf, 2011.

[6] FREUD (Sigmund), Pour introduire le narcissisme (1914), Paris, Payot, 2012. Selon Freud, l’énergie psychique s’investit, soit vers le monde extérieur, soit se retourne sur le sujet lui-même. Plus l’une absorbe, plus l’autre s’appauvrit. LAPLANCHE (Jean), PONTALIS (Jean-Bertrand), Vocabulaire de la psychanalyse (1967), « Narcissisme », op. cit., p. 261-263 ; MUHLMANN (David), Les Étapes de la pensée psychanalytique, Paris, Desclée de Brouwer, 2007.

[7] FREUD (Sigmund), « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921), in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 117-217, op. cit., p. 25.

[8] MUHLMANN (David), Retour à l’origine. Le désir de régression intra-utérine, Paris, Desclée de Brouwer, 2017, op. cit., p. 15.

[9] LACAN (Jacques), La Relation d’objet (1956-1957), Séminaire IV, Paris, Éditions du Seuil, 1994.

[10] FREUD (Sigmund), Pulsions et destins des pulsions (1915), Paris, Payot, 2018.

[11] Dans la mythologie grecque, Éros est le dieu primordial de l’Amour et de la puissance créatrice, Thanatos la personnification de la Mort. À la différence du mot « Éros », Freud n’utilise pas celui de « Thanatos », mais évoque une pulsion de mort et d’agression.

[12] LAPLANCHE (Jean), Sexual. La sexualité élargie au sens freudien, Paris, Puf, 2007.

[13] FREUD (Sigmund), « Le Moi et le Ça » (1923), in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 219-275.

[14] SCHUR (Max), La Mort dans la vie de Freud (1972), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1982. Freud fut fortement marqué par la Première Guerre mondiale, en particulier par la perte de son ami et mécène Anton von Freund, et sa fille préférée Sophie, emportée par la grippe espagnole en 1920 alors qu’elle était enceinte de son troisième enfant. En 1919, Freud, grand fumeur, découvre son cancer de la mâchoire, dont il mourra en 1939 après environ 25 opérations chirurgicales. MUHLMANN (David), Les Étapes de la pensée psychanalytique, Paris, Desclée de Brouwer, 2007, op. cit., p. 68.

[15] Id.

[16] L’Abrégé de psychanalyse est un ouvrage posthume et inachevé de Sigmund Freud, rédigé en 1938 et publié en allemand en 1940 et en anglais la même année. Freud en commença la rédaction à Vienne avant son exil à Londres et fut interrompu dans sa rédaction par son décès en 1939. Il présente une synthèse, destinée au grand public, des axes de sa pensée : l’appareil psychique, la théorie des pulsions, la sexualité, l’inconscient, l’interprétation des rêves, la technique psychanalytique. FREUD (Sigmund), Abrégé de psychanalyse (1940), Paris, Puf, 1949.

[17] REICH (Wilhelm), L’Analyse caractérielle (1933), Paris, Payot, 2006 ; Reich parle de Freud (1967), Paris, Payot, 1998.

[18] RANK (Otto), Le Traumatisme de la naissance. Influence de la vie prénatale sur l’évolution de la vie psychique individuelle et collective (1924), Paris, Payot, 2002 ; FERENCZI (Sándor), Thalassa. Psychanalyse des origines de la vie sexuelle (1924), Paris, Payot, 2018 ; BALINT (Michael), Le Défaut fondamental. Aspects thérapeutiques de la régression (1968), Paris, Payot, 2006.

[19] MUHLMANN (David), « Le Naturel freudien », in Cahiers d’études lévinassiennes, n° 12« La Nature », Paris, 2013, p. 108-121.

[20] MUHLMANN (David), Retour à l’origine. Le désir de régression intra-utérine, Paris, Desclée de Brouwer, 2017op. cit., p. 15.

[21] EHRENBERG (Alain), La Fatigue d’être soiop. cit., p. 14.

[22] DURKHEIM (Émile), De la division du travail social (1893), Paris, Puf, 2013 ; Le Suicide (1897), Paris, Puf, 2013.

[23] MELMAN (Charles), L’Homme sans gravité. Jouir à tout prixEntretiens avec Jean-Pierre Lebrun, Paris, Denoël, 2002, op. cit., p. 36 ; SCIARA (Louis), Banlieues, pointe avancée de la clinique contemporaine, Érès, 2011.

[24] BOURDIEU (Pierre), La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, op. cit., p. 13. Pierre Bourdieu avait jugé pertinent de distinguer le capital économique et le capital culturel, assignant même au second une fonction décisive de légitimation de la classe dirigeante. Il prétendait par-là dépasser le marxisme, réduit à une théorie valorisant l’importance du seul capital économique et de l’argent.

[25] MARCUSE (Herbert), Éros et Civilisation. Contribution à Freud (1955), Paris, Les Éditions de Minuit, 1963.

[26] FREUD (Sigmund), Malaise dans la civilisation (1930), Paris, Puf, 1989.

[27] KLEIN (Melanie), RIVIERE (Joan), L’Amour et la Haine. Le besoin de réparation (1937), Paris, Payot, 2001, p. 66.

[28] LA BOÉTIE (Étienne DE), Discours de la servitude volontaireop. cit., p. 20.