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Isaac N. Steinberg, Quand j’étais commissaire du peuple !

Lien publiée le 29 janvier 2022

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https://dissidences.hypotheses.org/14750

Isaac N. Steinberg, Quand j’étais commissaire du peuple ! Un témoignage privilégié et inquiet de l’édification de l’État bolchevik (Als ich volkskommisar war. Episoden aus der Russischer Oktoberrevolution), Paris, Les Nuits rouges, 2016 (édition originale en 1929, première traduction française en 1930), 196 pages, 13,50 €.

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Les éditions des Nuits rouges ont eu l’excellente idée, en 2016, de republier un témoignage précieux mais jamais réédité depuis sa sortie dans l’entre-deux-guerres, celui du socialiste-révolutionnaire (SR) de gauche, Isaac Steinberg (1888-1957), commissaire du peuple à la justice dans le gouvernement de coalition avec les bolcheviques de décembre 1917 à mars 1918. La traduction a été entièrement révisée, une iconographie riche et généralement pertinente ajoutée (il y manque seulement les dates systématiques) ; quant au sous-titre, il est de la plume de l’éditeur, et s’inscrit dans une lecture plutôt libertaire, critique du bolchevisme – alors que le Parti socialiste-révolutionnaire n’était en aucun cas libertaire –, ce qui explique également la republication, il y a quelques années, de l’étude de référence de Leonard Schapiro, Les Bolcheviques et l’opposition.

Les souvenirs qu’Isaac Steinberg raconte croisent la grande histoire, mais ont l’immense avantage de nous faire pénétrer dans les coulisses des événements, les cénacles du nouveau pouvoir en construction. On y sent toujours un goût de l’authentique, du détail et un accent mis sur un quotidien marqué par l’urgence et l’activisme. Une longue partie de l’ouvrage est consacrée à la question de la Constituante. Isaac Steinberg, au-delà du récit détaillé de la première et dernière journée de réunion de cette assemblée, insiste sur les divergences existant à son égard entre SR de gauche et bolcheviques. Là où les seconds souhaitaient rapidement y mettre fin, y compris par l’arrestation de ses députés, les premiers tenaient à ce que le peuple voit en actes la position de la Constituante face au nouveau pouvoir des soviets, synthétisé dans la « Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité » (issue ainsi qu’il l’explique d’un vrai travail en commun des SR de gauche et des bolcheviques). Isaac Steinberg insiste beaucoup sur le caractère dépassé de celle-ci, et sur les tentatives de son parti afin de pousser les SR majoritaires à accepter la nouvelle légitimité politique, allant jusqu’à rêver d’un système – provisoire – combinant soviets et Constituante.

De manière plus générale, l’auteur insiste beaucoup sur la divergence à ses yeux majeure entre SR de gauche et bolcheviques, la question de la répression. Isaac Steinberg et ses camarades tiennent en effet au respect des règles de droit, là où Lénine et les siens s’en affranchissent plus aisément. Bien sûr, écrit une dizaine d’années après les faits qu’il évoque, ce témoignage est sans doute en partie influencé par l’évolution ultérieure du régime et du pays, que Steinberg a quitté en 1923, au risque d’accentuer cette tendance à l’autoritarisme répressif chez les bolcheviques1. Il n’empêche, les exemples pris par l’auteur sont souvent fort intéressants. Il en est ainsi de la politique conduite en Ukraine par Antonov-Ovseïenko, jugée trop sévère, ou de ses conflits avec la Tcheka, dont il aurait souhaité voir remis en cause l’autonomie. Dans cette concurrence entre commissariat à la justice et Tcheka, Steinberg insiste en particulier sur l’action modératrice des SR de gauche intégrés à l’institution ; il est toutefois dommage qu’il n’évoque pas tous les SR de gauche qui demeurèrent au sein de la Tcheka, même après la fin de la coalition et la répression à l’égard du parti, en juillet 1918. L’assassinat de deux anciens ministres Cadets (KD), à l’initiative de matelots révolutionnaires, révèle qu’en dépit de la volonté initiale conjointe des bolcheviques et des SR de gauche de faire justice, le risque de devoir affronter l’ensemble des matelots, solidaires, dans une situation déjà dangereuse sur le plan militaire, les fit reculer. Isaac Steinberg évoque également une affaire touchant à la possible corruption des dirigeants bolcheviques de la commission des enquêtes, près le tribunal révolutionnaire de Petrograd. Cette affaire demeure incertaine, mais révélerait chez les bolcheviques, selon Steinberg, la persistance d’un esprit de fraction, typique de l’émigration.

Les descriptions détaillées de la situation, au sein du gouvernement et des organes dirigeants des deux partis, précédant et suivant la paix de Brest-Litovsk, sont parmi les plus intenses et les plus dramatiques. Les SR de gauche préconisaient en effet, non une poursuite de la guerre, mais une insurrection populaire optant pour une retraite vers l’est, face à l’offensive allemande2, sans exclure la possibilité de combats menés par des partisans. Ce qu’ils refusaient par-dessus-tout, c’était le moindre accord avec l’impérialisme, quel qu’il soit, et l’abandon aux militaires allemands du « foyer révolutionnaire » (la Finlande ou l’Ukraine en particulier). Dans cet enchaînement qui conduisit finalement à la rupture entre commissaires SR et bolcheviques, l’auteur insiste sur la surestimation par Lénine de la faiblesse de l’armée russe, ce que l’on peut, avec le recul, largement discuter. Les portraits de ses camarades, comme celui de Prochian, commissaire à la Poste et aux télégraphes, sont malheureusement trop rares, et il est dommage que ce témoignage ne se prolonge pas au moins jusqu’en juillet 1918. Il n’empêche, en l’état, il est une pièce d’importance à l’analyse des premiers mois d’une révolution d’octobre qu’Isaac Steinberg distingue absolument de l’État bolchevique en construction.

1Un élément contextuel, la paix de Brest-Litovsk, est à cet égard particulièrement utile : « Ils [lesbolcheviques] étaient bouleversés, cherchant à compenser la honte d’avoir à se soumettre à la contre-révolution impérialiste en écrasant leurs ennemis à l’intérieur du pays. » (p. 83).

2« Nos steppes et nos fleuves étoufferont le Napoléon antisocial comme ils ont autrefois étouffé le Napoléon antinational. », dixit Steinberg, p. 179.