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Sotiris: Marxisme, stratégie et art de la guerre
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Marxisme, stratégie et art de la guerre (revolutionpermanente.fr)
Dans cet article, initialement paru dans Historical Materialism, Panagiotis Sotiris revient sur sa lecture du livre de Emilio Albamonte et Matias Maiello,Estrategia socialista y arte militar (Buenos Aires, 2017), récemment publié en français sous le titre Marxisme, stratégie et art militaire. Sotiris met en lumière ce qu’il considère être les principaux mérites de l’ouvrage et dresse également certaines critiques pour ouvrir le débat.
Panagiotis Sotiris est philosophe, membre du comité de rédaction de Historical Materialism et militant de l’organisation anticapitaliste grecque ARAN. Il a publié plusieurs ouvrages dont A Philosophy for Communism – Rethinking Althusser en 2020.
Nous publions une version raccourcie de l’article de Panagiotis Sotiris qui prend en compte les spécificités de l’édition française de l’ouvrage et du fait que les chapitres 5 à 8 de l’édition originale n’ont pas été traduits. Les lecteurs peuvent se rapporter à la version intégrale disponible sur le site de Historical Materialism. Traduction réalisée par Igor Krasno.
Introduction
Au sein du marxisme, il existe une longue tradition de débats sur la stratégie dans des termes proches de la discussion sur « l’art de la guerre » [1] . Cela peut s’expliquer, à la fois par le fait que les révolutions peuvent être considérées comme des formes de guerre, mais aussi parce que, depuis Clausewitz, la guerre est analysée en relation avec la politique. C’est la raison pour laquelle le livre d’Emilio Albamonte et Matías Maiello, Marxisme, stratégie et art militaire, est une contribution importante qui revisite ces débats.
Le point de départ du livre est que Lénine et d’autres marxistes ont lu Clausewitz et les classiques de la pensée militaire, et qu’ils ont entretenu un vif intérêt pour les questions militaires [2]. Selon les auteurs : « La grande innovation de Lénine, à partir notamment de ses cahiers de 1915, réside en ce qu’il propose une appropriation critique de Clausewitz qui éclaire d’un jour nouveau les relations entre guerre et politique pour la stratégie révolutionnaire. […] Lénine fut en fait le premier à proposer une interprétation politique de De la guerre. » (p. 32 [3]) En parallèle, les auteurs critiquent Foucault et Agamben qui tendent à considérer la politique comme une continuation de la guerre [4] et non l’inverse, une position qu’ils considèrent comme une négation de la stratégie. Cette discussion est liée aux questions stratégiques contemporaines et, en particulier, à la question d’une stratégie efficace pour la révolution aujourd’hui. Pour les auteurs, le problème est qu’une grande partie de la gauche ne pense pas en termes de stratégie et ne tente pas de mobiliser au mieux les forces disponibles pour le combat.
Présentation du livre
Le livre commence par une partie très intéressante et instructive sur le débat et la polémique allemande autour de la « stratégie d’usure » par opposition à la « stratégie d’anéantissement » [5]. Les auteurs le situent dans le contexte des contradictions stratégiques qui se développent alors au sein du SPD. Ils présentent les positions de Kautsky, en soulignant que ce dernier n’a pas compris qu’il ne s’agissait pas de deux stratégies mais plutôt de deux pôles de « l’art de la stratégie », et, pour ce faire, ils reviennent à Clausewitz et à l’approche plus dialectique qu’ils estiment pouvoir y trouver, tout en critiquant la lecture de ces débats faite par Lars Lih. Ils offrent de ce point de vue une critique convaincante des positions de Kautsky.
Les auteurs passent ensuite en revue les interventions de Luxemburg dans ces débats. Ils utilisent des références à Clausewitz pour souligner la dynamique de la situation et l’importance de ses interventions, bien qu’ils soulignent également les limites de sa pensée sur l’insurrection. Leur analyse du débat est soignée et bien documentée, et les questions ouvertes, comme celle des « réserves stratégiques » et des « alliances », sont bien mises en évidence.
A propos de Lénine, les auteurs situent ses interventions au débat dans le contexte de la social-démocratie internationale mais également dans celui plus spécifique de la Russie. Ils proposent une lecture très intéressante de Lénine en utilisant des termes clausewitziens tels que la « vertu guerrière ». Ils soulignent que Lénine avait une conception plus complexe de la relation entre la « paix » (situation non-révolutionnaire) et la « guerre » (situation révolutionnaire). Là aussi, ils se livrent à une critique de la lecture proposée par Lih. Ils trouvent également chez Lénine les qualités attribuées par Clausewitz à ce que ce dernier définissait comme le « génie militaire ». Leur critique de la polémique de Lih contre la « thèse du réarmement » concernant le travail de Lénine après 1914 est particulièrement intéressante [6]. A ce propos, ils mettent en lumière l’importance de la lecture de Clausewitz par Lénine dans ces années. Selon les auteurs :
Lénine va utiliser la formule de Clausewitz pour définir ce cadre stratégique et en tirer des enseignements sur l’attitude des révolutionnaires face à la guerre. Il en tire deux définitions fondamentales. D’une part, si la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, alors la position des révolutionnaires ne peut être déterminée par le fait de savoir si tel État est à l’offensive et tel autre à la défensive. Il s’agit plutôt de déterminer quelles politiques les États perpétuent au travers de la guerre. D’autre part, la continuité de la politique révolutionnaire dans le cadre de la guerre passe nécessairement par la continuité de la lutte des classes « par d’autres moyens » – c’est-à-dire par le développement de la guerre civile. (p. 172)
Sur la base de ce bilan, ils insistent sur la pertinence de la « thèse du réarmement » au regard des recherches et réflexions théoriques et stratégiques menées par Lénine après 1914.
La deuxième partie est consacrée à la réflexion stratégique de Trotsky. Les auteurs commencent par rappeler les recommandations de Trotsky concernant l’art de l’insurrection et la notion de guerre civile et ses « trois chapitres ou étapes : la préparation de l’insurrection, l’insurrection elle-même et la consolidation de la victoire » (p. 187). Pour eux, l’une des principales contributions théoriques de Trotsky réside dans son élucidation de la relation entre les soviets, en tant qu’organes d’auto-organisation, et le parti révolutionnaire pour la stratégie insurrectionnelle. Toujours selon eux : « Ces articulations – à la fois entre un parti révolutionnaire et l’auto-organisation des masses, et entre les organes d’auto-organisation et la force armée de la révolution – représentent une formidable innovation de la pensée stratégique militaire du marxisme. » (p. 191). Les auteurs soulignent également l’importance de la tactique de Trotsky et des bolchéviks contre l’armée bourgeoise en 1917, lorsqu’ils ont utilisé non seulement la confrontation militaire directe, mais aussi une politique spécifique visant à diviser l’armée bourgeoise, pour en gagner une partie à la révolution et neutraliser le reste. Ils soulignent, enfin, l’importance de la milice ouvrière par opposition à la tradition de la milice citoyenne.
Pour les auteurs, Trotsky est un penseur très important sur ces questions de stratégie militaire, notamment en ce qui concrne la stratégie insurrectionnelle et la guerre civile, soulignant que « l’exécution tactique de l’insurrection urbaine (semblable à celle que Clausewitz suppose pour la bataille en montagne) est aux antipodes d’une rencontre frontale entre deux armées formées pour une bataille en terrain découvert durant laquelle chaque mouvement, tout au long de la bataille, peut être conduit de manière centralisée ». (p. 210).
Cependant, cette approche amène les auteurs à poser la question des différences entre « Orient » et « Occident ». Ils insistent sur le fait que Trotsky n’aurait pas généralisé à outrance la situation russe, mais il en « en déduit la nécessité d’une combinaison plus sophistiquée entre la défense et l’attaque, entre les éléments offensifs de la défense et vice-versa ; entre "position" et "manœuvre", afin de s’adapter à la plus grande complexité des structures sociopolitiques occidentales ». (p. 220).
La troisième partie du livre s’intéresse au passage de la défense à l’offensive. Les auteurs débattent notamment l’idée répandue selon les conceptions de Trotsky ne seraient pas applicables dans un contexte « occidental » mais qu’il faudrait plutôt chercher des réponses du côté de Gramsci. Ils reviennent sur les observations de Trotsky concernant la révolution allemande, le front unique et la tactique du « gouvernement ouvrier ». Les auteurs sont très critiques des marxistes qui, comme Christine Buci-Glucksmann [7], ont critiqué Trotsky et sa prétendue sous-estimation du rôle des superstructures politiques. Au contraire, à ce propos les auteurs estiment que Trotsky,
en se basant sur le rapport à établir entre défense et attaque, position et mouvement, poussée des masses et préparation consciente, le fondateur de l’Armée rouge combattait tout fatalisme. Il se refusait à ériger en modèle les conditions d’armement et de développement des soviets qui avaient prévalu en Russie. Dans un texte de septembre 1923, déjà cité dans le cadre de la partie précédente19, il signale d’ailleurs que les conditions pour l’insurrection pouvaient être réunies bien que les organismes d’auto-organisation étaient encore embryonnaires. Leur développement devait faire partie du « calendrier » pré-insurrectionnel. Et il en va de même concernant l’armement. (p. 250)
C’est la raison pour laquelle ils se lancent dans une lecture comparative et critique des positions de Trotsky et de Gramsci. Ils critiquent la manière dont Gramsci, dans les années 1920, lisait la conjoncture en Occident :
Pour Gramsci, qui ne s’était pas engagé dans ce bilan, la conclusion revêtait un caractère plus « général » dans lequel l’existence de superstructures plus solides en Occident rendait « l’action des masses plus lente et plus prudente ». Cette conclusion sera à la base de certains développements ultérieurs dans ses Cahiers de prison. (p. 258)
Leur principale critique que les auteurs formulent à l’égard de Gramsci est que ce dernier a fait de la formule du front unique une notion stratégique généralement applicable et une fin en soi. Par contraste, ils montrent que
Pour Trotsky, le front unique défensif n’est donc pas une fin en soi, mais une condition pour pouvoir passer à l’offensive dans la perspective de la prise du pouvoir. À un stade déterminé du rapport des forces, le front unique pour la défense doit devenir offensif, c’est-à-dire aller au-delà des limites du régime bourgeois et viser à sa destruction. (p. 264)
Par ailleurs, ils soulignent l’originalité de Trotsky dont ils estiment qu’il était un stratège qui, tout en rejetant toute passivité et tout fatalisme, a toujours cherché à placer tactiquement les forces révolutionnaires sur la défensive, témoignant ainsi d’une conception plus dialectique des rapports entre « position » et « manœuvre ». En parallèle, les auteurs attirent l’attention sur les points de convergence entre Trotsky et Gramsci :
Sur ce dernier point, Trotsky et Gramsci coïncident à plusieurs niveaux. D’une part, tous deux estiment que le haut niveau de développement de la « société civile » – en termes gramsciens – en Occident créait toute une série de « tranchées » que le prolétariat devait utiliser dans sa lutte, tout particulièrement face à l’avancée du fascisme. (p. 274)
Sur la base de cette lecture, les auteurs insistent sur le fait que Trotsky serait le plus « clausewitzien » des marxistes, dans le sens où il savait combiner « position » et « manœuvre », « défense » et « offensive », « stratégie » et « tactique ». Par ailleurs, ils utilisent cette discussion pour débattre des positions prises par divers groupes trotskystes dans des conjonctures particulières.
La quatrième partie revient sur la notion de défense telle que définie par Clausewitz. Dans ces chapitres, les auteurs insistent sur le fait que « multipliant les "coups habiles", qui sont les moyens offensifs de la défense, l’action des bolchéviks en 1917 a constitué une véritable école de la façon de lutter en position défensive (en étant minoritaire) » (p. 304). Ils revisitent les « Thèses de Lyon » de Gramsci et soulignent ses affinités avec la pensée de Trotsky à la même époque, notamment en ce qui concerne la question de la démocratie. Ils insistent sur le fait que « l’apport novateur de Trotsky est l’articulation de cette même thématique sous forme de mots d’ordre démocratiques-radicaux au sein d’un programme transitoire de lutte (sous la démocratie bourgeoise) pour un gouvernement ouvrier (dictature du prolétariat). » (p. 310).
Néanmoins, ils soulignent également les limites de la pensée de Gramsci, notamment en ce qui concerne la question de l’Assemblée constituante9. Leur objectif principal est de souligner que la démocratie bourgeoise et la démocratie des soviets sont des formes politiques antagonistes. A ce propos, ils débattent avec la théorie des « appareils hégémoniques » de Peter Thomas, qu’ils considèrent comme « évolutionnaire ». En outre, ils soulignent les différentes manières dont Trotsky et Gramsci ont abordé la grève générale en Angleterre de 1926 et ses suites, comme une illustration de la supériorité de la pensée de Trotsky qui a le mieux compris la nécessité d’une rupture avec la bureaucratie. Cependant, en même temps, ils insistent sur le fait que « il est clair que pour Gramsci, comme le montrent ses Cahiers (notamment leurs analyses sur le "troisième moment" des rapports de forces militaires), de même que le rapport d’Athos Lisa sur ses interrogations, pendant son emprisonnement, autour des aspects militaires de l’insurrection, la possibilité de "neutraliser" l’appareil d’État bourgeois sans révolution, telle que la suggère Thomas, se situait clairement en dehors de ses perspectives ». (p. 339). Pour étayer ces propos, ils proposent une lecture très attentive des textes de Trotsky des années 1920 et 1930. Ils défendent également la caractérisation faite par Trotsky de la situation en France en 1936 comme révolutionnaire, contrairement à la caractérisation qu’en fera, à la suite, Ernest Mandel.
À propos de la notion d’hégémonie, ils engagent un dialogue critique avec Peter Thomas, auquel ils reprochent de dissocier la conquête de l’hégémonie de la révolution. Les auteurs estiment que c’est le problème des versions contemporaines du trotskisme et des positions politiques telles que celles adoptées par le courant Anticapitalistas dans l’État espagnol. Pour les auteurs, le problème est que « l’héritage politique de Gramsci, à la différence de celui de Trotsky, a souvent servi des interprétations réformistes qui ont cherché à le séparer de l’environnement révolutionnaire de la Troisième Internationale dans lequel Gramsci a pourtant élaboré » (p. 366). Ils critiquent également la lecture que fait Peter Thomas de la NEP11 (nouvelle politique économique) en tant que toile de fond de l’émergence d’une certaine conceptualisation de la notion d’hégémonie.
La dernière partie de l’ouvrage revient sur la stratégie de la révolution permanente. Dans cette partie, les deux auteurs soulignent l’importance de l’élargissement de l’État, de sa tendance à incorporer les organisations des classes subalternes et des processus de bureaucratisation qui se sont renforcés. Ils posent notamment la question de savoir si les organisations ouvrières (les syndicats, par exemple) font partie de l’État. Sur ce point, les auteurs expliquent que
l’« élargissement » de l’État n’élimine pas la possibilité de syndicats non étatisés (et n’implique pas nécessairement qu’ils soient tous de simples « appareils » d’État) à condition qu’ils soient récupérés des mains de la bureaucratie. Ce qui disparaît, en revanche, c’est la possibilité qu’ils se maintiennent « neutres » (ni étatisés ni révolutionnaires) dans le temps, précisément parce que l’État et la bourgeoisie agissent en leur sein. (p. 382)
En ce sens, ils s’opposent à l’idée selon laquelle l’État serait la condensation d’un « rapport de forces », comme le théorise Poulantzas [8], en insistant sur le fait que cela peut conduire à abandonner la stratégie insurrectionnelle au profit d’une stratégie réformiste.
Selon les auteurs, la restauration capitaliste et l’expansion sans précédent des relations d’exploitation capitaliste des dernières décennies ont entraîné une grande fragmentation de la classe ouvrière. Ils reviennent également sur l’ampleur des processus de bureaucratisation des organisations ouvrière mais, également, des « nouveaux mouvements sociaux ».
La forme que revêt l’État intégral sous la restauration bourgeoise entraîne ainsi le développement et/ou le renforcement des bureaucraties propres à chacun de ces mouvements, aboutissant à leur étatisation progressive. Cette dernière s’opère soit par le biais des liens entre l’État et les ONG (véritables « ordres mendiants de l’empire » selon Toni Negri), soit directement au travers de « départements » spécifiques de l’État (ministères, secrétariats, agences, etc.) qui s’acquittent des tâches de cooptation et d’enrégimentement à l’intérieur des « mouvements ». (p. 395)
Les auteurs insistent sur le fait que la crise mondiale qui a débuté en 2008 marque un tournant, où la crise capitaliste est venu redoubler le long processus de déclin de l’hégémonie américaine et l’émergence parallèle de nouvelles formations d’extrême droite mais aussi de partis néoréformistes tels que Syriza et Podemos. Ils formulent ainsi leur critique des positions néoréformistes :
Aujourd’hui, dans le contexte de « crise organique » que traversent nombre d’États comme conséquence de la crise capitaliste, le néoréformisme est l’expression politique des tentatives de canaliser la capacité de manœuvre des classes subalternes qui s’adapte le mieux aux formes de la structure sociopolitique de l’État intégral. Ce néoréformisme est complémentaire de la fragmentation matérielle de la classe ouvrière et de la séparation d’avec ses alliés. Il s’agit d’un réformisme petit-bourgeois qui ne recoupe pas le noyau de la bureaucratie syndicale puisque, à la différence du réformisme classique, il ne cherche pas à organiser les gros bataillons de la classe ouvrière mais à influencer principalement des secteurs tels que les universitaires (« surdiplômés » selon les normes capitalistes et sous-employés), la jeunesse précarisée et, parfois, les salariés de la fonction publique. (p. 401)
Contre le néoréformisme, les auteurs suggèrent la nécessité d’une version renouvelée du front unique :
De ce point de vue, la conclusion logique du front unique est la tactique du « gouvernement ouvrier » dans son sens anticapitaliste et révolutionnaire, avec l’exigence adressée aux directions réformistes et/ou « centristes » qu’elles arment le prolétariat face aux forces bourgeoises contre-révolutionnaires, qu’elles instaurent le contrôle ouvrier généralisé de la production et qu’elles fassent retomber sur les capitalistes le poids de la crise. (p. 409)
Ils tentent d’intégrer une telle conception dans la théorie de la révolution permanente et de la lier à la discussion sur les formes de désintégration des formes contemporaines d’hégémonie, une conception qui permet d’éviter de poser le problème dans les termes d’un « effondrement » de l’hégémonie ou d’un « vide » d’hégémonie. Dans ce contexte :
La révolution permanente est ce que nous appelons une « théorie-programme ». En tant que théorie, elle pose une série de lois tendancielles à propos des forces motrices et de la mécanique de la révolution à l’époque impérialiste – rapport entre les objectifs démocratiques et socialistes, entre la révolution nationale et internationale, ainsi que ce qui concerne la révolution socialiste en tant que telle. Elle ne se limite cependant pas à décrire ces tendances, mais renferme elle-même un type d’articulation programmatique spécifique. (p. 418)
Appréciation critique
Le livre d’Emilio Albamonte et Matias Maiello, d’une portée impressionnante, vise à discuter des questions de stratégie militaire et politique et à revisiter certains des débats stratégiques les plus importants du mouvement ouvrier, pour soutenir une approche stratégique révolutionnaire basée sur Lénine, Trotsky et un certain dialogue avec Gramsci. Parmi les nombreux mérites de ce livre, je voudrais souligner les suivants :
Premièrement, il est très important d’avoir des livres qui reviennent sur les grands débats stratégiques de l’histoire du marxisme et du mouvement ouvrier. Dans une période marquée par le pragmatisme électoral (voire l’opportunisme) ou le dogmatisme sectaire, le fait de revisiter les débats et les arguments articulés dans leur contexte est plus que bienvenu.
Deuxièmement, le choix même de revisiter les théories marxistes de la guerre, en commençant par la lecture de Clausewitz par Lénine, représente non seulement un ajout important à la littérature, mais aussi un rappel utile d’un aspect de la tradition marxiste qui tend à être négligé.
Troisièmement, il est important que ce soit un livre qui cherche à revisiter les notions stratégiques et à voir leur pertinence potentielle pour la conjoncture contemporaine et les défis qui sont posés, du front unique à la révolution permanente, en présentant la richesse de la discussion, ainsi que les ressources textuelles nécessaires. La tentative d’un certain dialogue stratégique entre les positions respectives de Trotsky et Gramsci est particulièrement importante.
En même temps, on pourrait formuler quelques critiques à l’égard de ce livre. Il y a une tendance à présenter Lénine et Trotsky d’une manière presque hagiographique, dans le sens où l’on suggère la justesse de toutes leurs positions. Il serait bien mieux de souligner les contradictions, les oscillations et les questions ouvertes, ainsi que la manière dont leurs positions ont évolué précisément à travers les problématiques auxquelles ils ont été confrontés. De même, d’autres positions sont présentées de manière polémique, comme si leur caractère erroné allait de soi. Je pense par exemple que certains débats, comme ceux des années 1970 autour de la stratégie et du rôle de l’État, auraient nécessité une lecture plus attentive, malgré leurs contradictions et leurs lacunes. En outre, à certains moments, les débats et les tensions au sein du courant plus large de la Quatrième Internationale ou des événements contemporains se voient accorder une importance qui peut sembler disproportionnée. Je pense également que l’importance de Clausewitz semble, dans certains cas, être surestimée, et il en va de même pour la façon dont l’influence de Clausewitz sur Lénine est présentée. Bien que cet aspect soit important, il est évident qu’il y a aussi des limites à la conception de Clausewitz, et l’approche marxiste de la guerre est beaucoup plus complexe, précisément parce que le marxisme a une approche beaucoup plus complexe de la politique dans son articulation avec les luttes de classes et les modes de production spécifiques historiquement déterminés.
Mais ces observations critiques ne doivent pas nous conduire à sous-estimer l’importance de ce livre, sa portée et l’importance des questions stratégiques qu’il soulève et la manière dont il représente une contribution importante à des questions à la fois ouvertes et urgentes. Le fait qu’il sera bientôt disponible dans une traduction anglaise rendra cette recherche accessible à un public plus large.