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Jacques Chastaing: Un étonnant 27 janvier et ses suites

Lien publiée le 31 janvier 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Un étonnant 27 janvier et ses suites – Anti-K

Le 30 01 2022

UN ETONNANT 27 JANVIER 2022 ET SES SUITES

UN PROCESSUS QUI RESSEMBLE AUX EVENEMENTS DE 1967 QUI ONT CONDUIT A MAI 68

La grève interprofessionnelle du 27 janvier n’a pas connu un grand succès, en tous cas bien en deçà du climat actuel de grèves et de luttes.

Il y avait, selon la CGT, le même niveau de participation aux manifestations du 27 janvier 2022 que du 5 octobre 2021. On recensait 160 000 manifestants en octobre alors que la mobilisation sociale était bien plus faible qu’aujourd’hui et « plus de 150 000 » le 27 janvier alors que la colère est partout, santé, enseignants, agents territoriaux, travail social, animation, chauffeurs de bus… qu’il y a de fortes mobilisations sur les salaires dans le privé, des succès importants sur les salaires dans de nombreuses grèves, un certain succès des grèves « corporatistes » à la SNCF , qu’il y a une grève générale aux Antilles, une agitation anti pass et Gilets Jaunes qui perdure et qu’enfin au milieu de cette agitation sociale, le gouvernement montre des signes d’inquiétude à l’approche des élections présidentielles.

Il faut se pencher sur cette étonnante journée du 27 janvier et surtout ses suites parce qu’elles nous donnent des indices importants sur ce qui remue en profondeur et nous avisent ce qui pourrait bien se passer dans les semaines et mois à venir.

LE 27, UNE DEFAITE DE LA POLITIQUE DES DIRECTIONS SYNDICALES MAIS AUSSI AUTRE CHOSE

On pourrait se dire rapidement que les direction syndicales paient le prix de leur politique qui ne consiste qu’à appeler à des journées d’action nationale isolées, sans plan, sans objectifs réels face au plan de destruction général des acquis sociaux par le gouvernement et qui dilapident ainsi au niveau national la mobilisation qu’on voit partout au niveau local. C’est vrai, mais ce n’est qu’une partie de la vérité ; on pourrait dire la partie coutumière, intemporelle parce que vue du dessus, et donc apolitique et soumise parce qu’elle n’est pas vue par en bas. Il y a donc bien plus aujourd’hui dans ce 27 janvier.

Pour avoir une idée de ce qui se passe, il nous faudra faire un petit retour par les années 1963-1967 qui ont préparé la grève générale de mai 1968.

Mais d’abord, il faut bien avoir en tête que par delà les revendications immédiates et les luttes partielles, le mécontentement général actuel qui existe depuis 2016 au moins, intègre pour beaucoup le constat d’une contre révolution sociale et politique en cours, la destruction des protections sociales, des services publics, des droits démocratiques, du code du travail, de l’emploi, des conditions de travail, des salaires, pensions et revenus, des organes syndicaux de base, CHSCT, DP…, ce qui nécessiterait de donner la perspective d’une riposte générale et les étapes de sa construction, un plan de bataille et de mobilisation. Mais à l’encontre de ce sentiment, les directions syndicales et politiques de gauche qui en auraient les moyens, n’appellent pas à une riposte à ce niveau. En conséquence, les classes populaires se battent là où elles peuvent, comme elles peuvent, au niveau local pour des revendications partielles, par défaut de la riposte générale nécessaire qu’elles ont pourtant à l’esprit.

Ainsi, la faible participation à la journée nationale syndicale du 27, pendant que les luttes continuent à avancer tout autour, n’est pas une défaite ouvrière mais un désaveu de la tactique des directions syndicales. C’est un désaveu non pas des militants syndicaux de base que les salariés suivent dans les combats quotidiens mais de la politique des directions syndicales nationales.

Mais il n’y a pas que ça.

On a effet souvent l’impression que les défaites depuis des années sont des défaites des salariés. Il n’en est rien. Ce sont avant tout des défaites de la tactique des directions syndicales. Les salariés, eux, à chaque étape, apprennent, marquent des points, sont plus forts et plus conscients d’eux-mêmes avançant toujours un peu plus loin. Les Gilets Jaunes comme le mouvement anti pass ou les vendredis de la santé et encore un certain nombre de mobilisations autour par exemple du travail social ou des intermittents du spectacle, sont des expressions de cette prise de conscience et des premiers pas dans la lutte par eux-mêmes, en la pensant par eux-mêmes.

Dans cette période, chaque événement est bien sûr éprouvé pour ce qu’il est pris dans son isolement – le 27 janvier avec donc son lot de déceptions-, mais en même temps si le 27 était un échec au niveau de l’importance de la mobilisation nationale, ce qu’on a pu constater dans de nombreux endroits, il a été un succès pour aider tout un tas d’entreprises à entrer en lutte pour les salaires. C’est-à-dire que le 27 a été intégré dans le mouvement général pour les salaire en train de se construire, parce que dans les luttes locales, les salariés ont plus le contrôle de leur mouvement qu’au niveau national. Le local des travailleurs en lutte déterminée a mis la main sur le national des directions syndicales du « dialogue social » avec le camp bourgeois.

De la même manière que les élections ne sont plus le débouché politique des mouvements sociaux, les journées d’action nationale syndicale ne sont plus le débouché des luttes dispersées. C’est l’inverse qui se met en place. Le mouvement global en train de naître intègre élections et journées syndicales nationales à son propre mouvement. Le sentiment d’échec que certains militants ont pu éprouver le 27 janvier est tout de suite corrigé par le contexte. Le 27 est pris et ressenti dans le maelström général des mouvements qui ne cessent pas, sont en progression, comme si la signification de cette journée était surtout donnée au fond par ce que veulent les travailleurs, une aide à la construction d’un mouvement général, une aide aux luttes qui continuent de plus belle autour. Ainsi, la conscience des travailleurs se construit, parce qu’elle a bien compris qu’il ne faut plus séparer le local du général, le mouvement de ses objectifs, la tactique de la stratégie, l’économique du politique, le défensif de l’offensif, bref que la construction de ce mouvement général est l’objectif du jour en utilisant tous les événements, politiques ou syndicaux, pour ça.

Tout le monde a bien vu que rien du mouvement général en cours ne s’est arrêté après le 27 comme cela aurait pu se faire auparavant où une telle désaffection aurait démoralisé. Aujourd’hui, non. Et cela, parce que ce n’est pas le mouvement qui a été battu le 27, mais la politique de dispersion des directions syndicales dans le cadre d’une montée générale des luttes et de leur prise en main progressive par en bas.

Le fait que les directions syndicales envisagent – on verra si c’est confirmé – une nouvelle journée d’action nationale pour l’augmentation des salaires à la mi mars, témoigne alors de cette victoire du mouvement. Les directions syndicales ne veulent pas de la construction d’un rapport de force national, c’est-à-dire de proposer un plan de bataille pour le construire avec un calendrier, un plan de route, des objectifs d’étapes avec au final, clairement déclaré, l’objectif de construire un mouvement général pour faire reculer le gouvernement. Mais les directions syndicales ont entendu l’avertissement du 27 couplé aux luttes qui continuent autour et s’alignent sur la volonté populaire de durcir le ton.

Une nouvelle journée à la mi mars, ce n’est pas encore un plan de bataille, mais c’est déjà une accélération du rythme de la lutte. Et surtout une journée générale de grève pour les salaires à moins d’un mois des élections présidentielles, c’est mettre ces mêmes élections sous la pression de la rue et des revendications populaires. Or, oser cela de la part des directions syndicales, c’est le témoignage de leur quasi panique face à la force du mouvement qu’elles ont peur de voir émerger sans elles. On verra si elles iront jusqu’au bout. Mais seulement de l’avoir envisagé témoigne déjà de l’ébranlement auquel est soumis le système par le mouvement en cours. Les candidats de la bourgeoisie sont obligés de parler d’augmentation de salaires dans leurs programmes et les directions syndicales envisagent de placer une journée de grève générale pour les salaires à trois semaines du premier tour du scrutin. Le mouvement impose son programme et son agenda.

On ne mesure jamais assez, qu’en bas, la société craque de toutes parts… Le bombardement incessant de pessimisme par les médias de milliardaires et leur dissimulation constante des luttes, font que beaucoup se laissent influencer. Les travailleurs seraient des « moutons », ils ne se battraient pas. C’est tout le contraire. Les luttes ne cessent pas…

Des Gilets Jaunes aux anti pass, de la grève générale aux Antilles, en Polynésie, en Guyane, à Wallis et Futuna à la vague de grèves pour les salaires, des agents hospitaliers aux travailleurs sociaux en passant par les enseignants, les salariés du commerce, les chauffeurs de bus, les éboueurs, les sages femmes, les agents territoriaux et tellement d’autres, de la défense du service public de l’énergie à celui des transports, de la lutte contre des lois liberticides à la défense du climat, les matériaux pour l’explosion sociale s’accumulent depuis 2016. Le 27 ( et le peut-être 15 mars) avec la montée sociale qui l’entoure, n’était pas que la défaite de la tactique syndicale mai sle succès de tout ce mouvement qui cherche encore son expression unifiée et à qui la principale tâche militante aujourd’hui est de donner conscience de son existence et de sa force…

1967 ET 2022

Il y a eu une ambiance de ce type de 1963 à 1967 jusqu’à mai 1968.

Il y avait un jour beaucoup de monde aux journées de mobilisations syndicales nationales parce que la colère est générale et qu’on avait envie de la faire entendre, puis une fois suivante très peu de participants, sans que rien ne l’annonce, parce qu’on avait envie de faire savoir aux directions syndicales qu’on n’était pas d’accord avec leur politique de division.

Avec la guerre d’Algérie qui commence en 1954 puis l’installation par un coup d’État militaire du « pouvoir fort » du gaullisme en 1958, la conflictualité sociale est au plus bas. La fin de la guerre d’Algérie réveille le mouvement social en 1963 en même temps que De Gaulle multiplie les contre-réformes du type de ce qu’on connaît depuis une dizaine d’années aujourd’hui : lois anti-grève de juillet 1963 qui vont permettre de « criminaliser » (déjà) les gréves, grévistes et syndicalistes, création de l’ANPE pour accroître la mobilité de la main-d’œuvre, ordonnances sur l’emploi et l’intéressement pour faire participer les travailleurs à l’expansion des entreprises par leur propre surexploitation, allègements fiscaux pour les entreprises qui se modernisent, réorganisation de l’armée conçue dés lors comme force de défense opérationnelle du territoire (DOT) en vue du quadrillage policier du pays, renforcement de l’appareil policier, CRS, polices urbaines, gardes mobiles, réorganisation du ministère de l’Intérieur, quasi-suppression de toute garantie d’indépendance pour les juges du parquet, réforme de la procédure de l’instruction, ou allongement du délai de garde à vue, réforme administrative, institution du service de défense, élargissement du réseau des organismes du plan, comité d’étude des coûts et des revenus, lois sur la formation professionnelle, sur la réforme des comités d’entreprise, sur la réforme de l’enseignement (plan Fouchet)… On parle alors souvent de « dictature » pour ne pas parler de « roi » et de sa cour, comme le fait chaque semaine le Canard Enchaîné.

Face à tel déluge d’attaques, l’état d’esprit des travailleurs va peu à peu s’orienter vers la conscience lente mais progressive de la nécessité d’une lutte « tous ensemble ». Mais les directions syndicales ne veulent pas de ce « tous ensemble » et multiplient tour à tour la tactique désastreuse des grèves tournantes et des grèves nationales d’un jour sans suite et sans plan. Dés lors, on va assister de 1964 à 1967 à une succession de gréves nationales pas du tout suivies ou au contraire très suivies.

Cela va dépendre en fait dans chaque cas de la perception qu’ont les travailleurs de ces journées, si ils ont le sentiment que ce sont d’abord une concession au « tous ensemble » comme ça l’a été parfois ou au contraire surtout une manière de dévoyer ce « tous ensemble » comme ça l’a été souvent. Ce jeu va durer jusqu’en 1967, où là, pour la première fois les grèves et une journée de grève nationale viennent perturber les élections, ce qui va changer la situation et conduire à mai 68.

LES GREVES ET LES ELECTIONS DU PRINTEMPS 1967

Sous la pression constante des travailleurs et de leur envie du « tous ensemble », les directions syndicales appellent à une nouvelle « grève d’ampleur nationale” le 1er février 1967, toujours bien suivie. Mais ils n’envisagent aucune suite avant le 5 mars… pour ne pas perturber les élections législatives du moment, qui commencent ce jour-là. Et là, tout va basculer, car les mouvements sociaux encouragés par ce 1er février vont continuer et troubler la période électorale en ne respectant pas la « trêve électorale » et le jeu traditionnel du débouché politique électoral aux luttes sociales. Ce qui fait penser à ce qui est peut-être en train de s’amorcer aujourd’hui.

La paix électorale est d’abord remise en cause par les travailleurs des usines Dassault de Bordeaux autour d’une exigence d’augmentation de salaires (un peu comme aujourd’hui avec la grève pour les salaires des ouvriers de Dassault qui dure depuis décembre 2021). Au fur et à mesure que la grève continue et que la campagne électorale avance, la direction de Dassault fait des concessions pour tenter de ne pas perturber les élections, jusqu’à ce que le 28 février, 5 jours avant le premier tour des élections, elle cède.

A la Rhodiaceta (Rhône Poulenc) de Besançon, les ouvriers entrent en grève aussi en février 1967 et occupent leur usine, ce qui est nouveau. Les étudiants soutiennent. Ceux de Rhodiaceta Lyon-Vaise partent le 28 février puis suivent les filiales. Après vingt-trois jours de grève, les travailleurs de Rhodiaceta reprennent le travail avec 3,80% d’augmentation, ce qui est perçu comme un succès. Plus tard, la grève sera emblématique de la période ouvrant à mai 68.

Puis ce sont les travailleurs de Berliet qui entrent en grève, puis encore les mensuels des chantiers de Saint-Nazaire où la solidarité des métallurgistes et de la population va plus loin qu’elle n’a jamais été, et puis également les mineurs de l’Est qui occupent le carreau des mines.

Les gaullistes gagnent les élections mais d’extrême justesse et cette victoire apparaît à beaucoup « volée » et finalement comme une défaite. Du coup, face à ce mouvement social qui ne cesse pas, De Gaulle se fait voter les « pleins pouvoirs » afin de pourvoir légiférer à sa guise par ordonnances et faire avancer le plus vite possible ses « contre réformes ». La société en paraît d’autant plus confisquée, bloquée.

Tous ces conflits sociaux en période électorale, parfois avec succès et souvent sans, et leur délégitimation du processus électoral, préparent de fait le terrain pour la grève générale. La détermination, le radicalisme des ouvriers et la solidarité de la population caractérisent ces luttes, en même temps que leur émiettement et la tactique syndicale qui ne fait rien pour briser leur isolement, fonctionnent pour tous comme un miroir de l’évolution générale des esprits dans le pays et de ce qu’il faudrait faire pour gagner. « A bientôt j’espère » se dit-on au plus profond de soi… Dés lors, les luttes iront en s’amplifiant jusqu’en mai 68 tandis que de son côté De Gaulle pour tenter de s’imposer dans ce climat social gouverne par ordonnances, contre les chômeurs, contre la Sécurité Sociale, facilite les licenciement ce qui rajoute aux tensions politico-sociales.

La revendication politique du « 11 ans c’est trop » à l’encontre de De Gaulle qui marque les manifestations politico-sociales de mai 68 est né là, dans cette envie de « tous ensemble », ce non respect de la période électorale par les grèves, la délégitimation des élections par les grèves, l’occupation du terrain politique par le mouvement social, cette victoire volée des législatives de 1967. Si Macron gagnait les élections présidentielles, il lui faudrait se souvenir de cette période.

La grève générale de mai-juin 1968 n’a pas éclaté comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle vient de loin. Elle a mis cinq ans à se construire avec une accélération quand elle a empiété au printemps 1967 sur le terrain politique.

En avril 1968, Edmond Maire, dirigeant de la CFDT, écrivait que « la grève générale était un mythe ». Il n’était pas aveugle. En fait il combattait la grève générale qui venait, comme d’autres aujourd’hui.

Le 27 janvier 2022 n’aura donc pas joué le rôle d’un 13 mai 1968, cette journée d’action syndicale nationale conçue comme un contre-feu à la montée sociale, mais qui sera par son immense succès – 1 million de manifestants à Paris – le déclencheur involontaire de la grève générale qui mûrissait depuis longtemps. Mais pourquoi pas celle de la mi-mars 2022, si elle a lieu ? Nul ne peut le prédire, on verra, mais quoi qu’il en soit, la grève générale est dans l’air du temps et à mettre à l’ordre du jour.

Jacques Chastaing 30 janvier 2022.