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Aurélien Bernier : "Relocaliser est le moyen de placer la production sous contrôle démocratique"

Lien publiée le 8 février 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Aurélien Bernier : "Relocaliser est le moyen de placer la production sous contrôle démocratique" (marianne.net)

« Ni libre-échange, ni nationalisme économique », c'est le mot d'ordre de l'essayiste Aurélien Bernier qui a publié récemment « L'urgence de relocaliser » (Utopia), un ouvrage dans lequel il réfléchit concrètement à cette question qui apparaît aujourd'hui comme fondamentale.

Marianne : En quoi relocaliser est si important ?

Aurélien Bernier : Il y a plusieurs raisons. Tout d’abord pour créer des emplois dans l’industrie, mais aussi dans l’agriculture et les services. Ensuite, il y a des aspects stratégiques. La délocalisation de la production de médicaments, par exemple, provoque des ruptures d’approvisionnement depuis des années, bien avant la pandémie de Covid-19.

Déjà, en posant ces enjeux, nous rencontrons un problème : toutes les formes de relocalisation ne permettent pas d’y répondre. Les rares exemples de retour d’activités en France se font toutes choses égales par ailleurs en matière de concurrence internationale. Pour rester compétitives, les entreprises qui relocalisent misent d’abord sur l’automation et créent très peu d’emplois.

« Le protectionnisme est indispensable pour éviter la concurrence entre normes sociales et environnementales inéquitables. »

Par ailleurs, il faudrait débattre pour définir quelles sont les productions stratégiques à réimplanter sur notre territoire. Or, ce ne sont pas nécessairement des productions qui intéressent les actionnaires, à forte valeur ajoutée. Les molécules actives pharmaceutiques les plus utiles ne sont pas les plus rentables. Il y a donc une question à poser en parallèle : qui décide ce que nous devons produire localement ? Je pense que c’est à l’État et aux citoyens de le faire.

Mais la principale raison pour laquelle nous devons relocaliser est qu’on ne peut pas sérieusement contrôler et réguler des filières délocalisées. Le libre-échange et la division internationale du travail nous en empêchent.

Relocaliser ne garantit pourtant pas un changement social ou du mode de production…

Non, pas du tout. Les libéraux disent même que, pour relocaliser, les travailleurs français doivent gagner en compétitivité, ce qui justifierait toutes les régressions sociales comme la réforme des retraites, l’allongement du temps de travail hebdomadaire ou l’austérité salariale.

Le scénario sur lequel j’ai travaillé pour ce livre n’est pas compatible avec un État libéral. Il s’inscrit dans un projet politique de transformation écologique et sociale. Et là, relocaliser est déterminant, car c’est le moyen de placer la production sous contrôle démocratique. Les entreprises qui produisent sur le sol français doivent respecter la loi française, et cette législation devra être durcie. Il faudra changer les règles, imposer des normes écologiques, donner de nouveaux droits aux salariés, renforcer l’inspection du travail et la police de l’environnement…

Mais cela suppose d’empêcher le patronat de faire son habituel chantage à l’emploi et à la compétitivité. Il faut l’empêcher de délocaliser à nouveau, de mettre en concurrence les sous-traitants français avec ceux des pays à bas coûts.

Pourquoi le protectionnisme est-il nécessaire mais aussi insuffisant ?

Le protectionnisme est indispensable pour éviter la concurrence entre normes sociales et environnementales inéquitables et donc pour éviter les délocalisations. Mais il faut faire attention à ne pas tomber dans la pensée magique. Aujourd’hui, le protectionnisme (« vert », « altruiste », « intelligent »…) figure dans presque tous les programmes politiques comme s’il permettait à lui seul de relocaliser et de régler les problèmes économiques du pays.

Seulement, pour faire du protectionnisme, il faut avoir quelque chose à protéger. À quoi cela servirait-il de taxer aux frontières les panneaux photovoltaïques ou des médicaments de base alors que les filières n’existent plus en France ? À rien, sauf à augmenter leurs prix.

Relocaliser commence par reconstruire des filières. Il faudra évidemment les protéger des productions à bas coût, mais nous devons d’abord savoir ce qu’il faut produire en France et comment nous en donner les moyens. Or, on ne peut pas compter sur les actionnaires et les directions d’entreprises privées pour le faire. Il faut une planification publique réalisée avec les citoyens.

« On doit aussi arrêter de laisser les banques choisir à qui prêter sur la base de critères purement financiers. »

Le protectionnisme que je défends n’a pas du tout vocation à rétablir la compétitivité de la France dans une concurrence internationale inchangée, en laissant les commandes de l’économie aux grands groupes. Il ne s’agit pas de sanctionner d’autres États, comme Trump a voulu le faire avec la Chine, mais d’empêcher les multinationales d’augmenter leurs profits en délocalisant dans des pays à bas coûts. Et aussi de permettre aux pays pauvres de lutter contre la prédation des grandes firmes. Je considère que le protectionnisme doit devenir, à terme, un droit fondamental des peuples, partie intégrante du droit international.

Selon vous la priorité est de relocaliser les capitaux. Pourquoi ?

Il est évident que cette relocalisation d’activités productives nécessite d’investir en France en fonction de critères qui ne sont pas ceux des actionnaires et des directions des multinationales. Donc, l’État doit réguler les mouvements de capitaux, les orienter vers le territoire national et vers les productions utiles.

Actuellement, les riches investisseurs français peuvent faire fructifier leur épargne dans le monde entier : en achetant des actions Amazon ou Tesla, en devenant propriétaires d’immeubles en Croatie ou Grèce, en achetant des obligations étrangères à fort rendement… Symétriquement, des fonds d’investissement peuvent se payer des entreprises françaises, y compris lorsqu’elles sont stratégiques. Pour couronner le tout, la libre circulation des capitaux interdit de trop les taxer puisqu’ils peuvent se réfugier dans des pays complaisants, voire des paradis fiscaux.

Il faut stopper cela. D’abord pour financer les dépenses de l’État et la redistribution des richesses grâce à l’impôt. Ensuite, pour canaliser l’épargne vers les activités à relocaliser ou à développer. Avant la dérégulation européenne des mouvements de capitaux des années 1980, il existait de nombreux outils, qui pourraient très bien être restaurés : des autorisations administratives sur les entrées et les sorties de capitaux, sur l’émission d’actions et d’obligations, des dépôts de garanties pour les investisseurs étrangers. On doit aussi arrêter de laisser les banques choisir à qui prêter sur la base de critères purement financiers. On connaît le livret A, qui collecte l’épargne des ménages et l’oriente vers le logement social. On peut parfaitement créer d’autres livrets réglementés pour financer, avec nos économies, d’autres activités utiles.

Vous évoquez aussi trois secteurs clés à relocaliser : la santé, l’alimentaire et l’énergie. Pourquoi ceux-là ?

Je ne fais pas que les évoquer : je leur consacre un chapitre chacun. J’ai voulu faire un livre qui ne soit pas que théorique, en montrant ce que pourraient être des stratégies concrètes de relocalisation dans plusieurs filières. J’ai analysé l’existant, les enjeux, et j’ai décrit comment nous pourrions nous y prendre. J’ai choisi ces trois secteurs parce qu’ils sont stratégiques mais aussi parce qu’ils présentent des caractéristiques très différentes et réclament des approches différentes.

Dans le domaine du médicament, l’objectif n’est pas seulement de relocaliser, mais de passer progressivement la production dans le domaine public afin de mettre un terme aux abus des groupes privés. Je pense qu’en nationalisant un ou deux laboratoires français et en lançant une production à prix coûtant de molécules courantes, une industrie publique pourrait concurrencer le privé… et le battre à son propre jeu. De proche en proche, nous pourrions ensuite étendre l’activité de notre entreprise publique, jusqu’à couvrir l’essentiel des besoins en produits de base.

« Cette mutation industrielle ne se fera pas naturellement, nous devons l’organiser politiquement. »

Pour l’alimentation, il s’agit avant tout de réorienter les politiques agricoles et de protéger les productions nationales des importations intensives et à bas coût. Car contrairement à ce que l’on peut croire, les importations de fruits et légumes ne cessent de gagner du terrain en dépit des discours sur l’importance des « circuits courts ». Mais il n’est pas non plus question de défendre à tout prix l’agriculture française telle qu’elle est, car le local n’est pas synonyme de qualité. Il faut la désintensifier.

Pour l’énergie, ce ne sont pas les moyens de production qui ont été délocalisés, mais les investissements, afin de générer davantage de profits. Or, nous avons besoin de capitaux pour rénover les réseaux en France et pour accélérer la transition. D’où l’importance de les contrôler. Et bien sûr de stopper la privatisation en cours.

Vous souhaitez également relocaliser la production automobile. Ce secteur n’est pas particulièrement écologique…

C’est vrai. Mais le but de cette relocalisation est justement de réduire la production de voitures pour développer la production de matériels ferroviaire et de transport en commun. Nous devons faire décroître la filière automobile mais nous avons besoin de remettre des trains sur les rails pour les déplacements du quotidien. Cette mutation industrielle ne se fera pas naturellement, nous devons l’organiser politiquement, et c’est ce que je propose dans ce livre.

*Aurélien Bernier, L'urgence de relocaliser. Pour sortir du libre-échange et du nationalisme économiqueUtopia, 224 p., 12 euros