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Ce que Marx pensait des inégalités de revenu dans le système capitaliste

Lien publiée le 21 février 2022

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Ce que Marx pensait des inégalités de revenu dans le système capitaliste - Annotations (free.fr)

Branko Milanovic

« Ceux qui ont lu Marx savent que Marx était assez indifférent à la question des inégalités dans le cadre du capitalisme. Pour ceux qui ne l’ont pas lu, mais qui connaissent les conceptions de gauche de la social-démocratie et supposent que les idées de Marx doivent être assez similaires à celle-ci (mais simplement plus radicales), ce n’est pas quelque chose de clair, tout comme les idées sous-jacentes à une telle attitude.

En plusieurs occurrences, Marx traite des inégalités telles que nous les concevons actuellement (à savoir les inégalités de revenu ou de patrimoine entre les individus) comme relativement sans conséquence.

La première idée a à voir avec la contradiction principale (et non celle dérivée) dans le capitalisme : celle entre les propriétaires du capital et ceux qui n’ont rien d’autre que leur force de travail. Comme chez Ricardo, la classe détermine chez Marx la position de chacun dans la répartition des revenus. La classe est donc antérieure à la répartition des revenus. C’est l’abolition des classes qui importe. Selon Engels (qui avait certainement sur cette question la même opinion que Marx), "l'expression 'destruction de toute inégalité sociale et politique’" (comme elle était formulée dans le programme social-démocrate qu’il critiquait) "plutôt que ‘l’abolition de toutes les différences de classes’ est (…) très suspecte. D'un pays à l'autre, d'une province à l'autre, voire d'un endroit à l'autre, il y aura toujours une certaine inégalité dans les conditions d'existence, une inégalité que l'on pourra bien réduire au minimum, mais jamais éliminer complètement" (Lettre à August Babel). Donc, "réclamer… une rémunération plus égale sur la base du système salarial, c’est comme réclamer la liberté sur la base de l’esclavage" (Marx, Salaire, Prix et Profit).

Une fois les classes abolies, les "institutions de fond" sont justes et il est enfin possible de parler sérieusement de ce qu’est une répartition juste. Marx a écrit relativement tard dans sa vie à propos de ce sujet, dans la Critique du programme de Gotha en 1875. Il y introduisit la fameuse distinction entre la répartition du revenu sous le socialisme ("à chacun selon son travail") et sous le communisme ("à chacun selon ses besoins").

Sous le socialisme, comme l’écrit Marx, l’égalité de traitement présuppose une inégalité originelle parce que les gens de conceptions physiques ou mentales inégales vont être inégalement récompensés : "Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal".

Sous le communisme, cependant, dans une Utopie d’abondance, l’égalité réelle peut impliquer dans les faits une inégalité de consommation, comme certaines personnes dont les "besoins" sont plus importants décident de consommer plus que les autres, ceux dont les "besoins" sont moindres. Si dans une hypothétique société communiste nous observons un coefficient de Gini de 0,4 comme dans les Etats-Unis d’aujourd’hui, cela ne nous dira rien à propos des inégalités dans ces sociétés et certainement pas qu'elles présentent le même niveau d’inégalité. Dans l’une des deux (la société communiste), c’est une inégalité volontaire et, dans l’autre, une inégalité involontaire.

L’une d’entre elles, bien sûr, nous rappelle l’approche des "capabilités" d’Amartya Sen : atteindre l’égalité peut nécessiter de traiter inégalement des individus inégaux.

La deuxième idée derrière la relative négligence de Marx vis-à-vis des inégalités de revenu tient à son idée selon laquelle la production et la répartition sont "unifiées" : le mode de production capitaliste, avec une propriété privée des moyens de production et un travail embauché, se traduit par une certaine répartition du revenu. Cela ne fait pas sens de se focaliser sur le changement dans la répartition aussi longtemps que les dotations sont distribuées de façon inégale et que certains personnes, en raison de cette répartition inégale des dotations, ont la possibilité de collecter du revenu tout en embauchant d’autres personnes pour travailler. Marx se montre ici explicitement en désaccord avec J. S. Stuart qui pensait que les lois de la production étaient "physiques" ou "mécaniques" et les lois de la répartition historiques. Pour Marx, les deux étaient historiques.

"Toute répartition des objets de consommation n'est que la conséquence de la manière dont sont distribuées les conditions de la production elles-mêmes. Mais cette seconde distribution est une caractéristique du mode de production lui-même. Le mode de production capitaliste, par exemple, consiste à ce que les conditions matérielles de production soient attribuées aux non-travailleurs sous la forme de la propriété du capital et de la propriété des terres, tandis que la masse ne possède que les conditions personnelles de production : la force de travail. Si les éléments de la production sont distribués de la sorte, alors la répartition actuelle des objets de consommation s'ensuit d'elle-même" (Critique du programme de Gotha)

Et chose assez importante : "Le socialisme vulgaire (…) a hérité des économistes bourgeois leur façon de considérer et de traiter la répartition comme une chose indépendante du mode de production et de représenter pour cette raison le socialisme comme tournant essentiellement autour de la répartition" (Critique du programme de Gotha)

On peut critiquer ce point de vue en soulignant le rôle redistributif de l’Etat. A l’époque de Marx, ce rôle était minimal, si bien que la répartition du revenu reflétait de façon parfaite la répartition des dotations. Mais si le lien entre les deux répartitions était rompu ou modifié par l’intermédiaire de l’Etat, le mode de production ne détermine plus à lui seul la répartition des "objets de consommation".

Une troisième raison à la négligence de Marx vis-à-vis des inégalités de revenu est davantage philosophique. Le travail embauché implique l’aliénation du travail, son abandon de la signification et du produit de son travail. Si le problème fondamental est l’aliénation, il ne peut être résolu par de simples améliorations dans la répartition du revenu. Un salarié d’Amazon est autant dépossédé de son travail si son salaire s’élève à 50 dollars de l’heure plutôt qu’à 10 dollars. Pour transcender l’aliénation, ce sont la propriété privée et la division du travail qui doivent être abolies.

Toutes ces idées amènent à rejeter la saillance des inégalités en tant que telles sous le capitalisme. Comment se peut-il alors que l’activité syndicale, ou l’activisme social en général, soit justifié si les améliorations dans les conditions matérielles des travailleurs ne peuvent être l’objectif ultime d’un mouvement inspiré par le marxisme opérant dans des conditions capitalistes ? Ici, Marx adopte une position très différente de celle de la social-démocratie. La lutte pour obtenir des hausses de salaires, la réduction de la semaine de travail, la moindre intensité du travail, etc., sont toutes valables parce qu’elles mettent en lumière la nature antagoniste des relations capitalistes et surtout parce que le travail en commun et l’unité de vue implicite dans l’activisme sociale créent des liens qui présagent la future société de collaboration et même d’altruisme

Pour toutes ces raisons, un étudiant qui se pencherait sur la répartition du revenu, dans le sens actuel du terme, ou un activiste social qui proposerait une quelconque mesure corrective, se trouverait impliqué dans quelque chose qui, du point de vue de Marx (tout n’étant pas inutile, puisqu’il rend encore plus manifeste la contradiction sous-jacente entre les intérêts de classes), ne pousse fondamentalement pas la réalité de la vie sous le capitalisme vers la création d’"institutions de base" qui soient justes. »

Branko Milanovic, « Marx on income inequality under capitalism », in globalinequality (blog), 13 février 2022. Traduit par Martin Anota