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Les Russes veulent-ils la guerre ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
En l’absence de données sociologiques fiables, il est difficile de savoir ce que les Russes ordinaires pensent de la guerre que leur gouvernement a engagé contre l’Ukraine. Dans les médias pro-Kremlin, il ne s’agit pas d’une guerre mais d’une « opération spéciale », relevant de « la défense du Donbass ». Les images qui accompagnent les articles reflètent ce discours. Vous ne verrez pas, par exemple, d’images de civils ukrainien.nes se blottissant dans le métro de Kiev, de logements publics détruits, de souffrance et de détresse.
Pourtant, nous savons que quelques heures après le franchissement des frontières ukrainiennes par l’armée russe, des milliers de Russes ont manifesté dans une soixantaine de villes du pays. Plus de 1.800 arrestations ont eu lieu le premier jour de l’invasion, un nombre bien supérieur à celui des arrestations liées aux manifestations anti-guerre qui ont suivi l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 ou à celles dénonçant le soutien militaire russe aux rebelles anti-Maidan à Donbass et à Louhansk.
Une table ronde qui s’est tenue le 24 février a appelé la gauche démocratique russe à se mobiliser contre la guerre. LeftEast salue leurs efforts et leur courage et espère qu’en dépit du niveau toujours plus élevé de répression étatique, le nombre de manifestant.es continuera d’augmenter. Mais qu’en est-il de la grande majorité des Russes, qui ne fait pas partie de ce mouvement anti-guerre ? Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions, mais les différentes scènes sur l’opinion publique moscovite rapportées par Alexey Sakhnin il y a quelques jours suggèrent qu’il n’existe pas le même niveau de consensus que celui qui avait entouré l’intervention en Crimée en 2014
(Note de la rédaction de Lefteast).
*
Contrairement aux habitant.es de Donetsk, de Kharkiv et d’Odessa, les Moscovites n’ont pas entendu d’explosions dans leur ville le 24 février. C’est par le journal télévisé que les citoyen.nes ont appris le déclenchement de la guerre, décrite par le porte-parole du ministère des Affaires étrangères russe comme « une tentative d’empêcher une guerre mondiale ».
Le porte-parole de la présidence, Dmitri Peskov, s’est montré confiant :
« Les Russes soutiendront l’opération en Ukraine tout comme ils ont soutenu la reconnaissance de la république populaire de Donetsk (RPD) et de la république populaire de Lougansk (RPL). »
Mais, le soir du premier jour de la guerre, plusieurs milliers de Moscovites se sont rassemblés dans la rue Tverskaya pour exprimer leur désaccord. La police a bloqué la place Pouchkine ; pourtant, une foule assez dense s’est agglutiné le long des boulevards, de Tverskaya et des ruelles environnantes. Les jeunes prédominaient.
Ces mêmes jeunes prédominaient également il y a dix ans sur la place Bolotnaya et l’avenue Sakharov, lors des manifestations anti-Poutine de 2011-12. L’atmosphère a cependant radicalement changé au fil des années. En 2012, les « citoyen.nes en colère » étaient fier.e.s de leur élan de « créativité » et des centaines de slogans, de banderoles et de chants pleins de finesse et d’esprit. Le 24 février, la foule se déplaçait principalement en sience, ou au son d’un unique slogan : « Non à la guerre ! » Au moins 955 personnes ont été arrêtées dans la soirée.
Il n’y avait pas autant de manifestants que lors des plus grands rassemblements de ces dernières années, mais tout de même plus que ce à quoi on aurait pu s’attendre pour un jeudi soir, et pour le tout premier jour de la guerre, alors que la confusion et le désespoir règnent. Si ce n’étaient des manifestant.es endurci.es, la plupart des personnes présentes étaient affiliée, d’une manière ou d’une autre, aux milieux d’opposition. Comme on pouvait s’y attendre, la classe moyenne politisée est particulièrement mécontente des mesures radicales prises par les dirigeants du pays.
Ce que disent les gens
– Bien sûr que je suis contre la guerre, – dit une mère qui se promène avec ses enfants dans le parc Tagansky. – Qui a besoin de la guerre ? Je suis vraiment désolée pour la population. J’ai pleuré toute la journée d’aujourd’hui. J’ai peur pour mes enfants. Que va-t-il leur arriver ?
Ses deux enfants, qui semblent avoir environ six et huit ans, courent joyeusement autour de nous. Mais à un moment, le garçon s’arrête, se blottit contre sa mère et lui demande :
« Maman, est-ce que Snoop peut devenir un chien-guide pour qu’il puisse nous protéger ?«
Je marche de la place Taganskaya jusqu’au monastère Pokrovsky, près d’Abelmanovskaya Zastava. J’aborde toutes sortes de personnes : des jeunes filles, des mamies vendant des fleurs, des travailleur.euse.s en gilet jaune municipal, et des pèlerins allant vénérer Sainte Matrona de Moscou. Je pose quelques questions simples. Presque tout le monde s’empresse de me répondre. Certain.es viennent même à moi. Beaucoup parlent à la hâte, comme s’ielles rompaient enfin un vœu de silence.
– Tout cela est très mauvais ! -disent deux jeunes filles d’environ dix-huit ans. – Très mauvais !
L’enthousiasme et le soutien que Dmitri Peskov espérait semblent absents. Sur les 30-40 personnes interrogées, une seule – un jeune homme en âge d’être conscrit – parle de soutien patriotique aux actions des autorités russes :
– C’est notre terre. Elle doit être protégée. S’ils m’envoient, alors j’irai là où on me dit d’aller.
Mais lorsque je lui demande ce qui nous attend dans un avenir proche, il répond sans pathos, ni rhétorique patriotique :
– Je pense que certains réseaux sociaux étrangers seront interdits. Et pour le reste… Le pain à 500 roubles, un euro pour 500 roubles … Notre gouvernement a fait beaucoup d’erreurs. Mais maintenant que nous avons commencé, nous devons aller jusqu’au bout.
Toutes les autres personnes accostées évoquent des sentiments allant de la peur au ressentiment. Personne ne semble psychologiquement préparé à recevoir des nouvelles inquiétantes du front. Personne n’est en mesure d’expliquer pourquoi les troupes russes sont entrées sur le territoire ukrainien. On ne leur a donné aucune réponse convaincante. Les personnes un peu plus âgées évoquent les manifestations du printemps 2014 en Crimée :
– C’était en quelque sorte plus facile à l’époque – a déclaré un homme d’une quarantaine d’années que j’ai interpellé devant une agence de la Sberbank. – Il y avait un sentiment d’unité, une certaine forme de justice, ou quelque chose de cet ordre-là. À l’époque, notre peuple avait été dégradé – et nous l’avons défendu. Nous avons pris ce qui nous revenait. Mais maintenant, je ne comprends pas. Pourquoi avons-nous envahi ?
« Les sociologues affirment que l’action militaire en Ukraine, qui a débuté aujourd’hui, a surpris la société russe, produisant une situation de choc de masse. Les analystes soulignent que les gens se sont avérés peu préparés à une confrontation militaire », admet la chaîne Telegram pro-Kremlin Nezigar.
Personne n’a rien demandé à personne
Deux types sortent d’un café. Je me tourne vers eux et leur pose quelques questions sur la guerre, le taux de change, les conséquences de la situation actuelle. Comme tout le monde, ils ne comprennent pas cette guerre. Mais l’un d’entre deux dit :
– On ne veut pas y penser. Nous n’y pensons pas. C’est pourquoi nous ne pouvons rien dire d’intelligible.
L’autre ajoute :
– C’est comme quelque chose de divin… Quelque chose de cosmique. Que peut-on y faire ? C’est présenté comme une évidence, comme l’amour du Christ. On n’a rien d’autre à faire que de partir d’ici. D’aller à la campagne, dans les bois. On devrait allumer des feux. Et ne pas trop réfléchir.
Cette réponse est revenue souvent dans mon expérience sociologique. Les gens sont confrontés à quelque chose qui dépasse leur capacité d’entendement. La guerre. Quelque chose qui ne correspond pas à leur agencement moral. Ce n’est pas une guerre défensive. C’est une guerre sans raison particulière. Alors ils mettent de côté cette nouvelle, sur laquelle ils n’ont aucune capacité d’action.
– J’ai interdit à ma mère de regarder les informations, dit une femme d’âge moyen. – Je lui ai dit de regarder My Fair Nanny. C’est un bon film ! Mais de ne lire pas les nouvelles ! C’est mauvais !
Un couple d’étudiant.es de première année m’explique que leurs camarades de classe ne veulent pas ou bien ont peur de discuter de politique. « On a l’impression qu’ils ne refusent de s’y intéresser. Ils font tout pour ne rien remarquer. » Beaucoup de gens partage même impression.
– Je suis étonné de voir que tout le monde se taise, comme si c’était normal – dit un ouvrier moustachu de l’entreprise municipale d’énergie, indigné. – Les gens sont rivés à leur téléphone portable, c’est tout !
Mais ce sentiment d’indifférence générale peut être trompeur. Presque tou.tes mes interlocuteur.rices m’ont dit qu’ielles avaient discuté de cette situation si choquante d’une manière ou d’une autre. Beaucoup ont admis y avoir consacré « toute la journée ». Seulement, les conversations animées avec les proches contrastent avec une ville qui continue (pour l’instant) à vaquer à ses occupations quotidiennes. Et, alors que parmi les usager.eres presque tous.tes ressentent anxiété, impuissance et solitude, au même moment et pour la même raison, beaucoup ont l’impression d’être les seul.es à éprouver ces sentiments.
Personne n’a demandé à ces hommes et ces femmes – ni à personne d’autre dans le pays – ce qu’ielles pensent. Pensent-ielles qu’il faut envoyer des chars et des avions russes dans l’ancienne république fraternelle ? Sont-ielles prêt.es à faire des sacrifices au nom de la « dénazification de l’Ukraine » ? Croient-ielles que la sécurité du pays nécessite des mesures extrêmes ? La guerre n’a commencé que depuis un jour, mais beaucoup ressentent déjà le besoin d’en parler, d’exprimer leur opinion. Ou a minima, simplement pour être entendu.es.
– Vous allez vraiment écrire que je suis contre la guerre ? – m’a demandé naïvement une vieille femme devant une épicerie.
Le problème principal
– C’est comme s’il n’y avait pas rien d’autre que [l’État] puisse faire ! – me dit à voix basse la vieille marchande de fleurs. – Hier, le fils de mon voisin a eu un grave accident parce que la route s’est effondrée sous ses pieds. Eh bien vraiment, est-il si nécessaire qu’ils déclenchent une guerre quelque part ? Ne serait-il pas mieux de mieux poser l’asphalte ? Et moi, une vieille femme, je suis là à vendre des fleurs. Ma pension n’est pas suffisante. Mais au moins, avant, je vivais tant bien que mal. Et maintenant ? C’est comme sous les Allemands, c’est encore la guerre ?
Six femmes d’une cinquantaine d’années se tiennent en cercle près de la station de métro « Marxistskaya » avec leurs sacs.
– Oui, c’est alarmant, bien sûr. – dit la plus bavarde d’entre elles. – Et j’ai très peur. Pour nos maris, pour nos enfants. Ils peuvent être mobilisés. Mais nous espérons que tout cela va bientôt prendre fin. Que notre peuple rétablira rapidement l’ordre là-bas. Mais il y a une guerre, les gars… C’est le XXIe siècle, et nous sommes en guerre. Si c’est aussi grave dès le début, ça finira par affecter tout le monde.
– Donc, nous n’allons pas nous envoler pour l’Égypte de sitôt ? – Je demande à la femme qui vient de me parler d’un récent voyage.
– Bien sûr que si, si Dieu le veut, répond-elle. – Tout ira bien. Tout ira bien ! Je pense que nous avons une armée forte, et que la situation ne nous affectera pas, nous les civils, de sitôt. Nous avons un grand président. Donc cette situation n’est pas notre principal problème…
La femme se met à bégayer. Son flot d’optimisme ne trouve pas écho parmi ses amies, qui secouent la tête :
– Non, Lena. C’est vraiment la m***. Et c’est vraiment notre principal problème !
***
Publié initialement dans la revue LeftEast. Traduction par Contretemps.