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La mort d’Arnaud Spire
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La mort d'Arnaud Spire | L'Humanité (humanite.fr)
Le journaliste et philosophe s'est éteint à l'âge de 82 ans. Journaliste et membre de la rédaction en chef de l'Humanité, après avoir écrit pour Alger républicain, ce qui lui vaudra arrestation et torture, Arnaud Spire fut un pilier du service idées et tribunes. Nous republions, en premier hommage, l'un de ses textes, intitulé "Pour un communisme nomade", initialement paru dans un numéro spécial Le Manifeste 150 ans après, en Mai 1998. Retrouvez dans notre édition du 26 janvier l'hommage de l'Humanité.
Le 9 juin 1847, à l'issue du premier congrès de la Ligue des communistes réunie à Londres - anciennement Ligue des Justes - paraissait une «profession de foi» signée Heide (Wilhelm Wolf) et Carl Schill (Karl Schapper). En octobre de la même année, Moses Hess est mandaté pour mettre au point un nouveau document. Ce dernier est présenté sous le titre de «Catéchisme communiste». Engels n'en est pas très satisfait et écrit à Marx le 24 novembre 1847: «Réfléchis donc un peu à la profession de foi. Je crois qu'il est préférable d'abandonner la forme du catéchisme et d'intituler cette brochure «Manifeste communiste (1).» Un deuxième congrès de la Ligue des communistes a lieu à Londres du 29 novembre au 8 décembre 1847. Cette fois-ci Marx est présent. Il est décidé de publier un «Manifeste communiste» dont la rédaction lui est confiée.
L'idée essentielle, déjà exprimée par Marx et Engels dans «l'Idéologie allemande», c'est que «le communisme n'est (pour eux) ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. (Ils appellent) communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel» (2). L'idée se trouvait déjà exprimée en 1843 dans une lettre de Marx à Arnold Ruge: «Nous ne nous présentons pas en doctrinaires avec un principe nouveau: voici la vérité, à genoux devant elle! Nous apportons au monde les principes que le monde a lui-même développés en son sein (3).» L'idée principielle qui est le fil conducteur du «Manifeste» est que le communisme se situe DANS le mouvement réel de l'histoire. Et que cette façon de voir conduit à l'action. Marx et Engels sont donc amenés à faire un travail de clarification à un moment où tout se mêle dans la pensée des progressistes de l'époque. Cet effort va naturellement de pair avec un travail de réorganisation du mouvement. Sans doute est-ce là, en plus de l'urgence de la commande, l'origine de la réponse que constitue le «Manifeste du parti communiste» à la demande d'un «Manifeste communiste».
Le «Manifeste du parti communiste» a connu de nombreuses éditions, en diverses langues. La plupart sont précédées d'une préface rédigée d'abord par Marx et Engels, puis à partir de 1883 - année de la mort de Marx - par Engels tout seul. Dans celle du 24 juin 1872 pour une réédition en allemand, les auteurs effectuent une modification très importante tirant enseignement de la Commune de Paris. Il y est écrit: «Ainsi que le «Manifeste» l'explique lui-même, l'application des principes dépendra partout et toujours de circonstances historiques données, et c'est pourquoi on n'insiste pas particulièrement sur les mesures révolutionnaires énumérées à la fin du chapitre II. Ce passage serait, à bien des égards, rédigé tout autrement aujourd'hui (4).» Suit cette remarque: «Etant donné les progrès immenses de la grande industrie dans les vingt-cinq dernières années et les progrès parallèles de l'organisation de la classe ouvrière en partis, étant donné les expériences concrètes, d'abord de la Révolution de février, et bien plus encore de la Commune de Paris qui, pendant deux mois, mit pour la première fois aux mains du prolétariat le pouvoir politique, ce programme est aujourd'hui périmé sur certains points. La Commune, notamment, a démontré que la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte (5).» A la fin de cette préface, Marx et Engels considèrent que «le «Manifeste» est un document historique et (qu'ils) ne se reconnaissent pas le droit d'y apporter des modifications (6).»
La trajectoire du «Manifeste» devrait nous faire réfléchir aux rapports spécifiques qu'y entretiennent la théorie et la politique. Il importe de distinguer deux points de vue, dans l'esprit même du «Manifeste»: celui de la rétrospective historique et celui de la prospective politique. Je me place maintenant du second point de vue.
Le «Manifeste» de 1848 est d'abord, à mon sens, un texte à déconstruire au sens que prend le concept de déconstruction chez le philosophe Jacques Derrida. Non seulement le contenu propositionnel du «Manifeste» doit être repensé en fonction du changement d'époque, des oscillations successives du rapport de forces, et des mutations survenues depuis. Mais pour conserver l'esprit des rapports établis dans le «Manifeste» entre la théorie et la politique, ne peut-on pas considérer, au second degré, que la theorie du mouvement historique qui en decoule n'a plus grand-chose a dire au monde mais que, par contre, le monde et son evolution ont beaucoup a dire a cette theorie, et même qu'un certain retard a été pris compte tenu de la sacralisation du texte par de nombreux adeptes de Marx. L'assertion qui précède constitue pour moi le fil conducteur d'une relecture contemporaine du «Manifeste».
On peut certes se contenter de chercher dans le «Manifeste» de 1848 ce qui préfigure certaines lignes de force de l'évolution du communisme à notre époque. Mais chercher dans le texte du «Manifeste» ce qui serait valable encore aujourd'hui ou même ce qui serait tendanciellement annonciateur de notre époque, serait contrevenir à l'esprit même du «Manifeste» qui suggère avec suffisamment de clarté que le communisme ne se déduit pas de principes pré-existants, mais qu'il est porté par le mouvement même de la réalité des sociétés. Il en découle une conception spécifique du rapport entre l'«ancien» et le «nouveau». Le point de vue communiste sur cette question ne consiste pas à chercher dans l'«ancien» ce qui peut être conservé à l'intérieur de la nouveauté, mais à repérer ce qui dans le vieux monde a tendanciellement préfiguré l'invention du nouveau.
Chercher dans le «Manifeste» ce qui doit être conservé conduirait en outre à refuser de prendre dans toute sa dimension l'idée formulée à la fin du chapitre II, souvent lue à l'inverse de ce qu'elle signifie: «A la place de l'ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous (7).» Du point de vue de l'avenir du communisme, il importe de comprendre que là aussi l'histoire ne «repasse pas les plats» et que tout n'est donc pas prévisible.
C'est pourquoi je ne partirai pas de l'idée formulée dans le «Manifeste» selon laquelle «les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur prendre ce qu'ils n'ont pas. Comme le prolétaire doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe nationale, il est encore par là national, quoique nullement au sens où l'entend la bourgeoisie (8).» J'avancerai, au contraire, comme hypothèse première que tout dans la situation actuelle, après le récent échec des constructions communistes en Europe, nous invite à désédentariser les conceptions du communisme et à envisager un communisme nomade.
Le communisme, en tant que visée identitaire, a, selon moi, fini d'aliéner son universalité dans la nation, voire dans l'Europe, sous peine d'etre condamne a une existence spectrale. L'essence du communisme n'a pas sa racine dans une relation d'application de principes à des particularités nationales. En se prononçant pour le choix prioritaire du développement de la personne humaine, le communisme d'aujourd'hui ne s'affirme-t-il pas comme devant avoir une existence dé-territorialisée? Certes, les cadres nationaux n'ont pas fait leur temps. Mais l'échec des expériences communistes européennes montre que l'essentiel réside aujourd'hui dans l'élaboration d'une conception inédite de la pratique communiste du pouvoir. Il ne s'agit pas, pour les communistes, de prendre le pouvoir, ou de participer à une prise de pouvoir, mais de parvenir à rendre le pouvoir à ceux qui en ont été privés. Telle doit être à mon sens la tendance fondamentale du communisme. Cela implique davantage une désaliénation des rapports sociaux entre les hommes plutôt qu'un transfert de propriété, du privé au collectif. C'est l'amorce du renversement de la tendance millénaire des hommes à déléguer leur pouvoir.
C'est en ceci que le communisme est un humanisme et que les moyens employés par ceux qui s'en réclament ne peuvent entrer en contradiction avec la fin. C'est en ceci que le communisme réintègre la dimension éthique à l'intérieur du processus social (la gratuité, le partage, la solidarité, la fraternité). C'est en ce sens qu'il est difficile d'affirmer que le communisme soit globalement «déjà là». Dans le processus social, il a nécessairement un long avenir de virtualité devant lui.
Je partage à cet égard la réflexion qui est celle du philosophe Daniel Bensaïd dans «le Pari mélancolique». S'il est également possible que quelque chose soit ou ne soit pas - qu'il s'agisse de Dieu, de la révolte ou du communisme -, croire, refuser, militer, ne peuvent plus relever que d'un «pari» sur l'avenir ou d'une espérance rebelle à la répétition des échecs: «La lucidité prophétique du «Manifeste» apporte une «révélation non pas au sens d'une apocalypse ou d'une promesse de millenium», mais la révélation réfléchie de la lutte à l'issue incertaine (9).» Il n'y a là ni retour à la foi, ni retour à l'éternelle opposition du «général» au «particulier» dans l'application. C'est parce que «la politique est toujours affaire de lieu et de date», que le social doit être déterritorialisé et le national relativisé. L'impact de la mondialisation sur l'idée communiste «ne réalise pas l'idéal d'universalité cosmopolite rêvé par les Lumières» (10).
C'est dans ce sens que je me prononce - tout en évitant que le communisme redevienne un concept globalisant - pour qu'on ne parie plus «sur l'éternelle impossibilité de la révolution» (Gilles Deleuze), mais sur l'idée qu'un nouveau type de révolution est possible. Comme l'écrit Gilles Deleuze, «la question de l'avenir de la révolution est une mauvaise question parce que, tant qu'on la pose, il y a autant de gens qui ne deviennent pas révolutionnaires, et qu'elle est précisément faite pour cela, empêcher la question du devenir révolutionnaire des gens, à tout niveau, à chaque endroit» (11).
Le nomadisme que je propose en matière de communisme n'est au fond qu'une invitation à repenser la politique. Il s'agit de produire dans l'oeuvre qu'est devenue la pensée de Marx un mouvement. Si l'on envisage l'état de la pensée communiste aujourd'hui, le nomadisme s'impose à mon sens comme forme de pensée indispensable à la conception même du devenir. «Contrairement à l'histoire, le devenir ne se pense pas en termes de passé et d'avenir. Un devenir-révolutionnaire reste indifférent aux questions d'un avenir et d'un passé de la révolution. Il passe entre les deux (12).»
(1) Lettre de F. Engels à K. Marx, 23-24 novembre 1847. «Correspondance» I, pages 507-508. ES 1971.
(2) «L'Idéologie allemande», ES 1971, page 75.
(3) Lettre de Marx à Arnold Ruge. Septembre 1843. «Correspondance» I, page 299. ES 1971.
(4) à (8) «Manifeste du parti communiste et préfaces du Manifeste», avec, en annexes «les Principes du communisme» d'Engels, et le «Projet de profession de foi communiste». Edition bilingue, ES, 1972. Pages 125, 127, 89, 81.
(9) «Le Pari mélancolique», par Daniel Bensaïd. Fayard 1997. Page 24.
(10) Idem. Pages 52-53.
(11) «Gilles Deleuze. Dialogues avec Claire Parnet». Flammarion, 1996. Page 176.
(12) «Capitalisme et schizophrénie» tome II: «Mille plateaux», par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Editions de Minuit 1994. Page 358.